— Oui. D’ailleurs, j’ai trouvé cette attitude assez arrogante, rétorquai-je.
J’aurais aimé développer mon point de vue, mais nous étions arrivés à l’hôtel Bloxham.
Et de quatre
Dans le hall du Bloxham, nous tombâmes nez à nez avec Henry Negus, le frère de Richard. Il portait une petite mallette ainsi qu’une valise très volumineuse, qu’il posa à terre.
— Ce n’est plus de mon âge, nous dit-il, tout essoufflé. Et cette enquête, progresse-t-elle ?
À son expression et au ton de sa voix, je devinai qu’il ignorait encore qu’un quatrième meurtre avait eu lieu. Je ne répondis pas, curieux de voir ce que Poirot choisirait ou non de dire.
— Elle est en bonne voie, confirma-t-il en restant délibérément dans le vague. Vous avez passé la nuit ici, monsieur ?
— Oh, c’est cette valise qui vous l’a fait croire. Non, j’ai séjourné au Langham. Franchement, je n’aurais pu supporter de dormir dans cet hôtel, même si M. Lazzari a été assez bon pour me le proposer. Je ne suis venu que pour récupérer les affaires de Richard, expliqua Henry Negus en faisant un signe de tête vers la valise sans pour autant la regarder, comme si sa vue lui était pénible, et de là où j’étais, je pus lire
M. R. Negus
sur l’étiquette attachée à la poignée.
Eh bien, je ferais mieux de me dépêcher, conclut-il. Tenez-moi informé, s’il vous plaît.
— Comptez sur nous, dis-je. Au revoir, monsieur Negus. Et encore toutes mes condoléances pour votre frère.
— Merci, monsieur Catchpool. Monsieur Poirot.
En nous saluant, Negus eut l’air gêné, un peu irrité même, et je compris ma maladresse : face à la tragédie, il ne souhaitait pas qu’on lui rappelle son chagrin alors qu’il s’efforçait justement d’être efficace, pragmatique, en se concentrant sur les détails pratiques à régler.
Au moment où il sortait de l’hôtel, Luca Lazzari se précipitait sur nous en s’arrachant presque les cheveux.
— Ah, monsieur Poirot, monsieur Catchpool ! Enfin ! Vous avez appris la nouvelle ? Quel malheur, quels sombres jours pour l’hôtel Bloxham !
Était-ce mon imagination, ou avait-il ciré sa moustache pour qu’elle ressemble à celle de Poirot ? Dans ce cas, c’était une bien pâle imitation. Mais pourquoi ce quatrième meurtre l’atteignait-il à ce point ? Quand trois de ses clients avaient été tués jeudi dernier, il avait conservé toute sa jovialité. Et si cette fois la victime était l’un des employés de l’hôtel, et non un client ? me dis-je.
— Et qui est la malheureuse victime ? lui demandai-je.
— Je l’ignore, figurez-vous, et j’ignore même où elle se trouve, répondit Lazzari, ce qui ne manqua pas de nous intriguer. Suivez-moi. Vous verrez par vous-même.
Tandis que nous le suivions jusqu’à l’ascenseur, nous vîmes Rafal Bobak nous saluer en avançant vers nous. Il poussait un grand chariot à roulettes rempli d’un amas de draps sans doute destinés à la lingerie.
— Monsieur Poirot, dit-il en s’arrêtant. Depuis l’autre jour, j’ai eu beau repasser la scène dans mon esprit pour tenter de me rappeler tout ce qui s’était dit dans la chambre 317 le soir des meurtres…
— Oui ? s’enquit Poirot avec espoir.
— Rien d’autre ne m’est revenu, monsieur. Je regrette.
— Tant pis. Merci de vos efforts, monsieur Bobak.
— Regardez, dit Lazzari. Voici l’ascenseur et j’ai peur d’y monter ! Dans mon propre hôtel ! Je frémis au moindre bruit et je crains à chaque instant de découvrir quelque horreur ! Au tournant d’un couloir, avant d’ouvrir une porte…
Une fois dans l’ascenseur, Poirot essaya en vain d’extraire des propos décousus du gérant quelque information un tant soit peu sensée.
— C’est une certaine Jennie Hobbs qui a réservé la chambre… Quoi ? Oui, elle était blonde… mais où est-elle passée ?… Oui, elle portait un chapeau marron… Elle a disparu ! Non, elle n’avait pas de bagages… Je l’ai vue en personne, oui… Je suis monté trop tard à la chambre ! Quoi ? Oui, un manteau. Marron clair…
Arrivés au quatrième étage, nous suivîmes un Lazzari très perturbé dans le couloir. J’en profitai pour glisser quelques mots à Poirot :
— Harriet Sippel était au premier étage, Richard Negus au deuxième, Ida Gransbury au troisième, et nous voici au quatrième. Je me demande si cela signifie quelque chose.
Quand nous rattrapâmes Lazzari, il avait déverrouillé la serrure de la chambre 402 avec son passe.
— Messieurs, préparez-vous à découvrir une vision d’horreur qui jure de la plus terrible façon avec la beauté de notre établissement, nous déclara-t-il.
Après cette mise en garde, il ouvrit en grand la porte, qui alla claquer contre le mur. Dans un premier temps, je ressentis un immense soulagement, car
aucun cadavre ne gisait là, étendu sur le sol, mains à plat, telle une dépouille mortuaire.
— Où est donc passé le corps ? m’étonnai-je.
— Nul ne le sait, Catchpool, déclara Poirot avec un calme apparent, mais je décelai dans sa voix une sorte d’étrange ressentiment.
Je découvris alors une mare de sang par terre, entre un fauteuil et une petite table d’appoint. Elle se trouvait à l’endroit précis où les cadavres avaient été découverts dans les chambres 121, 238 et 317. Une longue traînée de sang s’étirait d’un côté. Le meurtrier avait-il tiré le corps de Jennie Hobbs par un bras ? C’était plausible, car il y avait aussi de petites lignes transversales dans la traînée rouge, évoquant des traces de doigts… Comme je me détournais, écœuré par cette vision, j’aperçus dans un coin de la pièce un chapeau marron foncé, retourné. Il y avait quelque chose à l’intérieur, un petit objet métallique. Se pourrait-il que… ?
— Poirot, regardez.
— Le chapeau de Jennie. Ce que je craignais a fini par arriver, Catchpool, dit Poirot d’une voix qui tremblait un peu, puis il s’approcha très lentement du chapeau. Oui, c’est bien un bouton de manchette. Le quatrième, gravé des initiales PIJ, nous confirma-t-il. Mais quel idiot je suis ! s’exclama-t-il, furieux contre lui-même, et je ne pus qu’imaginer les grimaces que nous dissimulaient ses moustaches frémissantes.
— Poirot, vous ne pouvez être tenu pour responsable…, commençai-je, mais il m’interrompit avec véhémence :
— Non ! n’essayez pas de me réconforter ! Vous cherchez toujours à fuir la peine et la souffrance, mais je ne suis pas comme vous, Catchpool ! C’est une forme de lâcheté à laquelle je ne saurais souscrire ! Je veux regretter ce qui est regrettable, sans que vous tentiez de m’en empêcher. C’est un mal nécessaire !
J’en restai comme pétrifié. S’il avait voulu me réduire au silence, c’était réussi.
— Catchpool, me lança-t-il alors avec brusquerie, comme pour me ramener à la réalité. Regardez ces traces de sang. Le corps a été traîné à travers la pièce… Que voyez-vous ? Et qu’en déduisez-vous ?
— Eh bien…
— Regardez le sens du mouvement : il ne va pas vers la fenêtre, mais s’en éloigne au contraire.
— Ce qui signifie ?
— Le corps de Jennie a été enlevé de la chambre. Or la traînée de sang va vers le couloir, et donc…
— Donc…, répétai-je timidement, le tueur a traîné le cadavre de Jennie Hobbs de la mare de sang vers la porte…
— Non. Regardez la largeur de la porte, Catchpool. Qu’en concluez-vous ?
— Pas grand-chose, hélas, dis-je en songeant que le mieux, c’était encore de faire le candide. Un meurtrier qui souhaite se débarrasser d’un cadavre n’a que faire de ce genre de détail, il me semble.
Poirot secoua la tête d’un air chagrin en marmonnant entre ses dents et se tourna vers Lazzari.
— Signor, veuillez me dire tout ce que vous savez, en commençant par le commencement.
— Certainement, répondit Lazzari, puis il se racla la gorge et commença son rapport. Une chambre a été réservée par une certaine Jennie Hobbs. Elle s’est précipitée en catastrophe dans le hall de l’hôtel comme poursuivie par un démon, monsieur Poirot, et elle a demandé une chambre en jetant de l’argent sur le comptoir de la réception. Je l’ai moi-même accompagnée jusqu’à la chambre, je l’y ai laissée, puis j’ai hésité. Que devais-je faire ? Informer la police qu’une dénommée Jennie était arrivée à l’hôtel ? C’est vrai, vous m’aviez questionné en invoquant ce prénom, monsieur Poirot, mais des Jennie, ce n’est pas ça qui
manque, à Londres, et la détresse d’une femme n’est pas forcément liée à une affaire de meurtre. Comment savoir…
— De grâce, signor, venez-en au fait, dit Poirot en interrompant ce flot de paroles. Ensuite ?
— J’ai attendu environ une demi-heure, puis je suis remonté au quatrième étage et j’ai frappé à la porte. Pas de réponse ! Alors je suis redescendu aussitôt chercher un passe.
Tandis que Lazzari faisait son rapport, je m’étais approché de la fenêtre. Tout était préférable à la vue de cette mare de sang et du chapeau contenant le bouton de manchette. Comme la chambre de Richard Negus au deuxième étage, la chambre 402 donnait sur les jardins de l’hôtel. Je contemplai les tilleuls taillés avec art, mais bientôt, la vue de ces arbres qui se fondaient les uns dans les autres comme s’ils se tenaient les mains depuis trop longtemps me fit une sinistre impression. J’allais m’écarter de la fenêtre quand je repérai un couple, dans le jardin en dessous, non loin d’une brouette. Ils étaient enlacés amoureusement. La femme marchait d’un pas hésitant, la tête inclinée, en s’appuyant contre son compagnon, et je le vis qui resserrait son étreinte. Je reculai d’un pas, mais je ne fus pas assez rapide ; levant les yeux, l’homme m’aperçut. C’était Thomas Brignell, le jeune assistant de la réception. Aussitôt, il devint écarlate. Pauvre Brignell, pensai-je. Un gars timide comme lui qui déteste prendre la parole en public doit être atrocement gêné qu’on l’ait surpris en plein flirt.
Mais Lazzari continuait son rapport :
— Quand je suis revenu avec un passe, j’ai frappé encore, pour ne pas m’immiscer dans l’intimité de cette jeune femme contre sa volonté, mais la porte restant close, je l’ai ouverte avec mon passe et… et voici ce que j’ai trouvé !
— Jennie Hobbs avait-elle demandé tout spécialement une chambre au quatrième étage ? demandai-je.
— Non. C’est moi qui la lui ai attribuée, car mon réceptionniste en chef, ce cher et dévoué John Goode, était occupé par ailleurs. « Donnez-moi une chambre, n’importe laquelle ! Faites vite, je vous en supplie », m’avait dit Mlle Hobbs.
— A-t-on trouvé un mot déposé sur le comptoir de la réception pour annoncer le quatrième meurtre ? demanda Poirot.
— Non. Cette fois, il n’y a pas eu de mot.
— Et y a-t-il eu de la nourriture ou des boissons commandées ou servies à la chambre ?
— Non. Aucune commande.
— L’avez-vous vérifié auprès de tous les employés de l’hôtel ?
— Oui, tous sans exception. Monsieur Poirot, nous avons cherché partout et…
— Signor, il y a un instant, vous avez décrit Jennie Hobbs comme une jeune femme. Quel âge lui donneriez-vous ?
— Oh… mille excuses. Non, elle n’était pas jeune, mais pas vieille non plus.
— La trentaine ? demanda Poirot.
— Plutôt la quarantaine, mais l’âge d’une femme est difficile à estimer.
Poirot hocha la tête.
— Un chapeau marron foncé, un manteau marron clair. Des cheveux blonds. La quarantaine. En état de panique et de détresse… La Jennie Hobbs que vous décrivez ressemble beaucoup à celle que j’ai rencontrée au Pleasant’s Coffee House jeudi dernier. Mais pouvons-nous tenir pour certain que c’était elle ?
Soudain, il se tut, tout en continuant à remuer les lèvres.
— Poirot ? dis-je, mais je vis alors ses yeux s’allumer d’un vert intense et se braquer sur Lazzari.
— Signor, il me faut m’entretenir à nouveau avec Rafal Bobak, votre employé dont j’ai pu apprécier le grand sens de l’observation, ordonna-t-il. Ainsi qu’avec Thomas Brignell et John Goode. En fait, je devrai dès que possible parler avec tous les membres de votre personnel, pour leur demander à chacun combien de fois ils ont vu Harriet Sippel, Richard Negus et Ida Gransbury, vivants ou morts.
Manifestement, il venait de comprendre quelque chose d’important, et c’est alors qu’un déclic se fit aussi dans mon esprit.
— Poirot, murmurai-je, la gorge nouée.
Je m’aperçus alors que j’avais les plus grandes difficultés à parler.
— Quoi donc, mon ami ? J’ai enfin compris une chose qui m’avait échappé jusque-là. Auriez-vous comme moi rassemblé quelques morceaux du puzzle ? Mais il en reste d’autres, qui ne peuvent trouver leur place dans l’ensemble, hein ?
— Je… Je viens juste de voir une femme dans les jardins de l’hôtel, dis-je péniblement.
Pourtant je ne pus me résoudre sur l’instant à préciser qu’elle était dans les bras de Thomas Brignell, ni à décrire sa posture, affalée, la tête penchée d’un côté. C’était tout simplement trop… insolite. Et le sombre soupçon qui m’était venu me mettait si mal à l’aise que je ne parvenais pas à l’exprimer tout haut.
Fort heureusement, je réussis à divulguer un détail important.
— Elle portait un chapeau marron clair.
Un mensonge pour un autre
Lorsque Poirot rentra de l’hôtel à la pension quelques heures plus tard, il me trouva absorbé dans mes mots croisés.
— Catchpool, me tança-t-il. Pourquoi restez-vous plongé dans une quasi-obscurité ? Vous n’y voyez sûrement pas assez pour écrire.
— La lumière diffusée par le feu me suffit. D’ailleurs, je n’écris pas, pour le moment, je réfléchis. Ça n’avance pas vite. J’ignore comment s’y prennent ceux qui conçoivent les mots croisés pour les journaux. Cela fait des mois que je travaille sur celui-ci, et je n’arrive pas à donner de cohérence à l’ensemble. Tenez, si vous m’aidiez. Trouvez-moi donc un mot en cinq lettres synonyme de mort ?
— Catchpool, maugréa Poirot d’un air de reproche.
— Hmmm ?
— Vous me prenez pour un idiot, ou bien est-ce vous l’idiot ? Un mot en cinq lettres synonyme de mort, c’est crime.
— Oui, ça tombe sous le sens, et ce fut ma première idée. L’ennui, c’est que ce mot doit commencer par un D pour s’insérer dans le reste…
— Oubliez les mots croisés. Nous avons bien d’autres choses à discuter.
— Je me refuse à croire que Thomas Brignell ait tué Jennie Hobbs, déclarai-je avec fermeté.
— Vous avez de la sympathie pour lui.
— En effet, et je parierais jusqu’à mon dernier sou qu’il n’est pas un meurtrier. Qui nous dit qu’il n’a pas une petite amie en manteau marron ? C’est une couleur très courante, pour les manteaux, non ?
— Il est à la réception, dit Poirot. Que faisait-il donc dans les jardins, juste à côté d’une brouette ?
— Peut-être que la brouette se trouvait là, tout simplement !
— Et M. Brignell serait resté planté tout contre la brouette, avec sa petite amie dans les bras ?
— Eh bien, pourquoi pas ? dis-je, exaspéré. N’est-ce pas plus plausible que l’idée selon laquelle Brignell aurait sorti le corps inerte de Jennie Hobbs dans les jardins dans l’intention de le transporter ailleurs en brouette, puis qu’il aurait fait mine de l’embrasser quand il m’a vu le regarder par la fenêtre ? À ce compte-là, on pourrait tout aussi bien prétendre que… Bonté divine, c’est ce que vous vous apprêtez à faire, n’est-ce pas ?
— Quoi donc, mon ami ? Qu’allais-je donc prétendre, d’après vous ?
— Rafal Bobak est serveur, alors pourquoi poussait-il un chariot de blanchisserie ?
— Exactement. Pourquoi poussait-il un chariot de linge sale dans le hall ultra chic de l’hôtel en direction des portes d’entrée ? Le linge n’est-il pas blanchi et repassé dans l’enceinte de l’hôtel ? Le signor Lazzari l’aurait sûrement remarqué s’il n’avait été si perturbé par le cadavre disparu de la dernière victime. Certes, il n’aurait pas pour autant soupçonné M. Bobak d’une mauvaise intention. À ses yeux, tout son personnel est irréprochable.
— Attendez un peu, dis-je en mettant de côté mes mots croisés. C’est ce que vous vouliez souligner au sujet de la largeur de la porte, n’est-ce pas ? Puisque ce chariot pouvait facilement être poussé dans la chambre 402, pourquoi ne pas l’avoir roulé à l’intérieur, au lieu de traîner péniblement le corps à travers la pièce, ce qui demandait plus d’effort ?
— En effet, mon ami, confirma Poirot en hochant la tête avec satisfaction. Ces questions, j’espérais bien que vous vous les poseriez.
— Mais… croyez-vous sincèrement que Rafal Bobak aurait pu tuer Jennie Hobbs, jeter son cadavre dans le tas de linge sale, et pousser le tout jusque dans la rue, tout cela sous notre nez ? Quand nous l’avons croisé, il s’est même arrêté pour nous parler !
— Justement, alors qu’il n’avait rien à dire. Quoi ? Vous me trouvez peu charitable de suspecter des employés qui se sont montrés si obligeants envers nous ?
— Eh bien…
— Accorder à chacun le bénéfice du doute, c’est certainement louable, mon ami, mais ce n’est pas ainsi qu’on confond un meurtrier. Tant qu’à faire, je vais rajouter encore de quoi nourrir vos griefs à mon égard. M. Henry Negus. La valise qu’il transportait était très volumineuse, n’est-ce pas ? Assez large pour contenir le corps d’une femme mince, et il ahanait sous l’effort.
— C’en est trop, répliquai-je en me couvrant le visage de mes mains. Henry Negus ? Non. Désolé, mais non. Il se trouvait dans le Devon le soir des meurtres. Et il m’a semblé on ne peut plus digne de confiance.
— Dites plutôt que sa femme et lui affirment qu’il se trouvait dans le Devon, me corrigea vivement Poirot. Mais revenons-en à la traînée de sang suggérant que le corps a été tiré sur le sol… Une valise vide peut aisément être transportée au milieu d’une pièce
jusqu’à un cadavre qui attend d’être emporté. Alors, la même question se pose à nous : pourquoi tirer le corps de Jennie Hobbs en direction de la porte ?
— De grâce, Poirot. Si nous sommes obligés d’avoir cette conversation, que ce soit à un autre moment. Pas maintenant.
— Fort bien, dit-il d’un ton sec, visiblement contrarié. Puisque vous n’êtes pas d’humeur à envisager des hypothèses, laissez-moi vous raconter ce qui s’est passé ici à Londres tandis que vous étiez à Great Holling. Peut-être vous sentirez-vous plus à l’aise face à des faits.
— Nettement plus à l’aise, confirmai-je.
Après avoir un peu tortillé ses moustaches, Poirot s’assit dans un fauteuil et se lança dans un compte rendu des conversations qu’il avait eues avec Rafal Bobak, Samuel Kidd, Nancy Ducane et Louisa Wallace durant mon séjour à Great Holling. Quand il eut fini, j’avoue que la tête me tournait un peu. Je pris pourtant le risque de le pousser encore à développer son discours.
— N’avez-vous pas omis quelques détails importants ?
— Tels que ?
— Eh bien, cette Dorcas, la soubrette maladroite de Louisa Wallace. Vous avez fait allusion à une idée qui vous était venue subitement, une illumination, presque, alors que vous vous trouviez avec elle sur le palier du premier étage, mais vous n’avez pas précisé ce que c’était.
— C’est vrai.
— Quant à ce mystérieux motif que vous avez dessiné et fait porter à Scotland Yard, que représentait-il ? Et Stanley Beer, qu’était-il censé en faire ?
— Cela non plus, je ne vous l’ai pas révélé, convint Poirot en faisant mine de s’en excuser, comme s’il ne l’avait pas fait exprès.
Je poursuivis obstinément :
— Pourquoi teniez-vous tant à savoir combien de fois chacun des employés du Bloxham avait vu Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus mort ou vif ? Cela non plus, vous ne l’avez pas expliqué.
— Hé oui, Poirot laisse des trous partout !
— Sans oublier vos omissions précédentes. Par exemple, quels sont les étranges points communs aux meurtres du Bloxham et à l’apparition de Jennie Hobbs au Pleasant’s ? Vous en avez évoqué deux, sans les préciser.
— Ne le prenez pas mal, mon ami. Si je ne vous révèle pas toutes ces choses, c’est parce que je compte faire de vous un bon détective et un inspecteur hors pair.
— Eh bien c’est mal parti. Je me sens dans la peau d’un pauvre diable, incapable de faire la moindre lumière sur cette affaire ni d’être utile à quiconque, avouai-je, en laissant pour une fois mes vrais sentiments sortir au grand jour.
À cet instant, j’entendis un bruit, peut-être un coup frappé discrètement à la porte du salon.
— Il y a quelqu’un ? lançai-je.
— Oui, répondit du couloir la voix de Blanche Unsworth. Je regrette de vous déranger à cette heure tardive, messieurs, mais il y a là une dame qui veut absolument voir M. Poirot. Elle dit que ça ne peut pas attendre.
— Faites-la entrer, madame.
Peu après, je me retrouvai face à l’artiste Nancy Ducane, stupéfié par sa beauté qui devait couper le souffle à bien d’autres que moi. Elle avait beaucoup d’allure dans un manteau vert foncé d’une coupe très élégante. À ses paupières gonflées, je devinai qu’elle avait dû longuement pleurer.
Poirot fit les présentations avec une exquise courtoisie.
— Merci de me recevoir, dit Nancy Ducane. Je m’en veux de faire ainsi irruption chez vous. Veuillez pardonner cette intrusion. J’ai essayé de résister au besoin impérieux que j’avais de vous voir, mais… comme vous le voyez, j’ai échoué.
— Veuillez vous asseoir, madame Ducane, dit Poirot. Comment nous avez-vous trouvés ?
— Avec l’aide de Scotland Yard, comme tout détective qui se respecte, répondit-elle avec l’ombre d’un sourire.
— Ah ! voilà que grâce à la police, les gens se bousculent à ma porte ! Dire que je croyais avoir trouvé un refuge inaccessible en plein Londres ! Qu’importe, madame. Je suis ravi de vous voir, quoiqu’un peu surpris.
— J’aimerais vous raconter ce qui est arrivé à Great Holling il y a seize ans, dit Nancy. J’aurais dû le faire l’autre jour, mais vous m’avez causé un tel choc, quand vous avez mentionné tous ces noms que j’espérais ne plus jamais entendre.
Quand elle eut ôté son manteau, je l’invitai à s’asseoir dans un fauteuil.
— C’est une bien triste histoire, commença-t-elle.
Nancy Ducane parla d’une voix posée, mais son regard trahissait combien elle restait hantée par cette période de sa vie. Son histoire rejoignait en tous points celle de Margaret Ernst sur la cruauté dont les habitants de Great Holling avaient fait preuve à l’égard du révérend Patrick Ive. Quand elle parla de Jennie Hobbs, sa voix se mit à trembler.
— Elle était amoureuse de Patrick, vous comprenez. Oh, je ne puis le prouver, mais c’est ma profonde conviction. Et c’est par jalousie qu’elle en vint à raconter ce mensonge ignominieux. Il était amoureux de moi, et donc elle a voulu le blesser, le punir. Ensuite, quand Harriet s’est emparée de son
mensonge et que Jennie a vu le mal qu’elle avait provoqué, elle en a été malade. Oui, je crois qu’elle en a eu honte et qu’elle a dû se détester, mais elle n’a pas cherché à réparer sa faute et elle n’a rien fait pour y remédier, rien ! Elle s’est retirée dans l’ombre en espérant qu’on l’oublierait. Alors qu’elle aurait dû se dresser pour proclamer publiquement que c’était de la pure calomnie et qu’elle regrettait d’en être à l’origine, malgré toute la crainte que lui inspirait Harriet.
— Pardon, madame, mais d’où vous vient cette intime conviction que Jennie nourrissait pour Patrick Ive des sentiments amoureux ? Il paraît impensable que l’aimant, elle ait pu propager une rumeur si dévastatrice.
— Dans mon esprit, cela ne fait aucun doute. Jennie était amoureuse de Patrick. Quand elle a quitté Cambridge pour suivre les Ive à Great Holling, elle a laissé tomber son petit ami. Le saviez-vous ? Je crois même que la date de leur mariage était fixée, poursuivit Nancy Ducane quand nous eûmes avoué notre ignorance. Jennie n’a pas supporté de laisser partir Patrick, elle a annulé son mariage et l’a accompagné.
— Et Frances Ive ? N’était-ce pas à elle que Jennie s’était attachée ? demanda Poirot. C’est peut-être par loyauté qu’elle a suivi les Ive.
— Croyez-vous que beaucoup de femmes feraient passer leur loyauté envers leurs patrons avant leurs projets matrimoniaux ? demanda Nancy.
— Non, en effet, madame. Il n’en reste pas moins que ce que vous me racontez manque encore de cohérence. Si Jennie était jalouse, pourquoi a-t-elle attendu que Patrick Ive tombe amoureux de vous pour répandre ce terrible mensonge ? Son union avec Frances Ive aurait dû bien avant provoquer sa rancœur, non ?
— Et qui vous dit que ce ne fut pas le cas ? Patrick vivait à Cambridge, quand Frances et lui se sont ren
contrés et se sont mariés. Jennie Hobbs était alors la domestique de Patrick. Peut-être a-t-elle déjà à cette époque cherché à répandre des calomnies, qui seront tombées dans l’oreille d’un sourd, ou de quelqu’un de moins vicieux qu’Harriet Sippel.
— Oui, c’est bien possible, admit Poirot.
— Fort heureusement, les gens évitent en général de répandre des médisances, remarqua Nancy. Peut-être qu’à Cambridge, Jennie n’aura trouvé personne d’aussi malveillant qu’Harriet Sippel, ou d’aussi prompt à mener une croisade au nom de la vertu qu’Ida Gransbury.
— J’observe que vous n’avez pas mentionné Richard Negus.
Cette remarque parut jeter le trouble dans l’esprit de Nancy.
— Richard était quelqu’un de bien, reprit-elle après avoir marqué une pause. Il a fini par regretter d’avoir participé à toute cette horrible affaire. Oui, dès qu’il a compris que Jennie avait menti, et qu’il a vu combien Ida manquait de compassion, il s’en est voulu. Il y a deux ou trois ans, il m’a écrit du Devon, pour m’avouer que cette sombre histoire le rongeait depuis toutes ces années. Certes, Patrick et moi avions eu tort de nous conduire ainsi, disait-il, car pour lui, les liens du mariage étaient sacrés, mais il en était venu à penser que face au péché, il existait d’autres voies que la condamnation et le châtiment.
— C’est ce qu’il vous a écrit ? s’étonna Poirot.
— Oui… J’espère que vous ne partagez pas son point de vue.
— Ces affaires sont complexes, madame.
— Et si, en punissant quelqu’un pour un péché d’amour, on engendre un mal bien plus terrible ? Cette intransigeance, cette malveillance ont entraîné deux morts, dont celle d’une personne innocente. N’est-ce pas là un bien plus grand péché ?
— Si. C’est justement le genre de dilemme que génèrent ces situations.
— Dans la lettre qu’il m’a adressée, Richard écrivait que, tout chrétien qu’il fût, il ne pouvait se résoudre à croire que Dieu aurait souhaité qu’il persécute un homme comme Patrick, tout de douceur et de bonté.
— Punir ou persécuter sont deux choses bien différentes, dit Poirot. Reste la question de la loi et des règles de vie. Certes, on ne peut s’empêcher d’éprouver certains sentiments, mais on peut choisir de les réfréner ou non. Lorsqu’un crime a été commis, on doit faire en sorte que le criminel rende compte à la justice de ses actes, sans y mêler toutefois aucun dépit ou rancune personnelle, sans l’esprit de revanche qui contamine tout, et est en vérité un mal absolu.
— L’esprit de revanche, répéta Nancy Ducane avec un frisson. Oui, c’est exactement ça. Harriet Sippel en était remplie. C’était écœurant.
— Pourtant, en racontant l’histoire, vous n’avez pas une seule fois dit du mal d’Harriet Sippel, remarquai-je. Et quand vous qualifiez son comportement d’écœurant, on dirait que cela vous attriste. Vous ne semblez pas lui en vouloir autant qu’à Jennie Hobbs.
— Oui, ce que vous dites est vrai, soupira Nancy. Quand mon mari William et moi sommes venus vivre à Great Holling, Harriet et George Sippel étaient nos meilleurs amis. Puis George est mort, et Harriet est devenue un monstre. Mais lorsqu’on a beaucoup aimé quelqu’un, il est difficile de le condamner, vous ne trouvez pas ?