Meurtres en majuscules (27 page)

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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

BOOK: Meurtres en majuscules
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La cuvette et le broc bleus

Quelques personnes ne purent réprimer un cri d’horreur, et je crois bien que j’en fis partie. Travaillant pour Scotland Yard, j’étais souvent amené à voir des cadavres, et il m’était arrivé d’en être perturbé, mais l’idée d’une femme morte calée dans un fauteuil comme pour prendre le thé entre amis était révoltante autant que monstrueuse.

Je vis à ses lèvres tremblantes que le pauvre Rafal Bobak accusait le coup, lui qui avait approché sans le savoir cette monstruosité.

— Voici pourquoi la collation devait être servie dans la chambre d’Ida Gransbury, poursuivit Poirot. Logiquement, la 238, celle de Richard Negus, aurait été le lieu de rendez-vous le plus commode pour les trois victimes, puisqu’elle se trouvait à l’étage intermédiaire. Les frais de cette collation auraient été portés sur la note de M. Negus sans qu’il ait eu besoin de le préciser. Mais il n’en était pas question, car pour que nos trois victimes y soient vues en vie par Rafal Bobak à 19 h 15, il aurait fallu transporter le corps d’Ida Gransbury de sa chambre, à savoir la 317, où elle avait été tuée quelques heures plus tôt, par les
couloirs de l’hôtel, jusqu’à la chambre de Richard Negus. Le risque eût été trop grand.

En voyant la stupeur et l’horreur dans les yeux de tous ceux qui assistaient à cette séance, je me demandai si Luca Lazzari ne devrait pas bientôt renouveler son personnel. Quant à moi, une fois que cette sinistre affaire serait bouclée, j’étais bien décidé à ne jamais revenir à l’hôtel Bloxham, et j’imaginais que beaucoup dans la salle partageaient la même conviction.

Poirot poursuivit ses explications :

— Songez un peu, mesdames et messieurs, à la largesse dont a fait preuve M. Richard Negus. Ah, comme ce fut généreux de sa part d’insister pour régler le coût de la collation, ainsi que celui des trajets en voiture depuis la gare pour Harriet et Ida. Au fait, pourquoi ne sont-elles pas venues ensemble en train pour ensuite prendre la même voiture ? Et pourquoi Richard Negus tenait-il tant à ce que ces frais lui soient imputés, alors qu’il se savait, ainsi qu’Harriet Sippel et Ida Gransbury, sur le point de mourir ?

C’était une très bonne question. Tous les points soulevés par Poirot étaient très pertinents, et j’aurais dû y penser moi-même. Mais je n’avais pas remarqué que tant d’aspects de l’histoire de Jennie Hobbs ne collaient pas avec les faits. Comment des incohérences aussi flagrantes avaient-elles pu m’échapper ?

— L’homme qui a usurpé l’identité de Richard Negus à 19 h 15 pour tromper Rafal Bobak, et a réitéré à 19 h 30 pour abuser cette fois M. Thomas Brignell, se fichait bien des notes à payer ! Il savait pertinemment que ni lui ni ses complices n’auraient à les régler. Entretemps, il était sorti pour se débarrasser de la nourriture. Comment l’avait-il transportée ? Dans une valise, pardi ! Catchpool, vous rappelez-vous ce vagabond que vous avez repéré près de l’hôtel, durant notre trajet en bus ? Un clochard, qui puisait
sa nourriture dans une valise. Ne m’avez-vous pas dit qu’il avait la bouche pleine de crème ?

— Bonté divine, mais oui ! Il mangeait… un gâteau fourré à la crème.

— Qu’il avait trouvé dans une valise déposée non loin de l’hôtel Bloxham, bourrée d’une collation prévue pour trois personnes ! Voici une autre occasion de tester votre mémoire, mon ami : lors de ma première visite au Bloxham, vous m’avez dit qu’Ida Gransbury avait apporté toute une garde-robe, vous rappelez-vous ? Pourtant elle n’avait qu’une valise dans sa chambre, tout comme Richard Negus et Harriet Sippel, qui avaient emporté beaucoup moins d’affaires qu’elle. Cet après-midi, je vous ai demandé d’emballer les affaires de Mlle Gransbury dans sa valise, et qu’avez-vous découvert ?

— Que la valise ne suffisait pas à les contenir, répondis-je, me sentant benêt au possible.

Décidément, cette histoire de valise me tapait sur les nerfs.

— Vous vous en êtes voulu, dit Poirot. C’est dans votre caractère de réagir ainsi, mais en réalité, il était impossible d’y ranger toutes les affaires, car elles avaient été apportées à l’hôtel dans deux valises. Hercule Poirot lui-même n’y serait pas parvenu !

Il s’adressa ensuite à l’ensemble du personnel :

— C’est en revenant, après avoir déposé la valise pleine de nourriture dans une rue, que notre usurpateur rencontra Thomas Brignell, assistant de la réception, près de la porte de cette salle où nous sommes tous réunis. Pourquoi a-t-il parlé à Brignell de cette histoire de note ? Pour une seule et unique raison : afin d’imprimer dans l’esprit de Thomas Brignell que Richard Negus était encore en vie à 19 h 30. En jouant le rôle de M. Negus, il a commis une erreur. Il a dit que Negus pouvait se permettre de régler les frais, alors que Harriet Sippel et Ida Gransbury n’en avaient
pas les moyens. Or ce n’est pas vrai ! Henry Negus, le frère de Richard, peut confirmer que Richard n’avait pas de revenus et qu’il lui restait très peu d’argent de côté. Mais l’homme qui s’est fait passer pour lui l’ignorait, et il a supposé que Richard Negus étant autrefois un homme de loi, il devait être très à l’aise.

» Quand Henry Negus s’est entretenu avec nous pour la première fois, il nous a confié que depuis qu’il s’était installé dans le Devon, son frère Richard était d’humeur morose. Il vivait en reclus et avait perdu le goût de vivre. Est-ce vrai, monsieur Negus ?

— Hélas oui, répondit Henry Negus.

— En reclus ! Je vous demande un peu : est-ce le même homme qui s’offre un verre de sherry, puis des gâteaux, et échange des commérages avec deux femmes dans un grand hôtel de Londres ? Que nenni ! Celui qui a reçu Rafal Bobak quand ce dernier a apporté le thé et la collation, celui pour qui Thomas Brignell est allé chercher un verre de sherry, n’était pas Richard Negus. Cet homme-là a complimenté M. Brignell sur son efficacité, puis il lui a tenu à peu près ce langage : « Je sais que je peux compter sur vous pour arranger ça, faites donc porter les frais de cette collation sur ma note, Richard Negus, chambre 238. » Des propos savamment calculés, afin de faire croire à Thomas Brignell que si ce prétendu Richard Negus connaissait son efficacité, c’est donc qu’ils s’étaient déjà rencontrés. Ce qui a sans doute mis mal à l’aise M. Brignell, car il ne se rappelait pas avoir déjà eu affaire à M. Negus. Aussi, en homme consciencieux, a-t-il pris la résolution de ne plus l’oublier. Naturellement, les employés d’un grand hôtel londonien rencontrent des centaines de gens par jour ! Et fatalement, il peut arriver que dans la masse, ils oublient le visage et le nom de certains clients !

— Excusez-moi, monsieur Poirot, intervint Luca Lazzari en s’avançant. D’une façon générale, vous
avez raison, mais pas dans le cas de Thomas Brignell. Car ce garçon a une mémoire exceptionnelle des noms et des visages. Exceptionnelle !

— C’est vrai ? Tant mieux. Cela confirme mon intuition, répondit Poirot en souriant d’un air approbateur.

— À quel sujet ? demandai-je.

— Soyez patient et écoutez, Catchpool. Je vais expliquer comment les événements se sont déroulés. L’homme se faisant passer pour Richard Negus se trouvait dans le hall de l’hôtel quand le vrai M. Negus a rempli sa fiche à son arrivée le mercredi, la veille des meurtres. Sans doute voulait-il repérer les lieux et le personnage à imiter en prévision du rôle qu’il devrait jouer plus tard. Bref, il a vu arriver Richard Negus. Comment savait-il que c’était lui ? Je reviendrai sur ce point. Donc il a vu Thomas Brignell se charger des démarches d’usage, et tendre à M. Negus la clef de sa chambre. Le lendemain soir, après s’être fait passer pour M. Negus quand Rafal Bobak a servi la collation, puis s’en être débarrassé à l’extérieur de l’hôtel, cet individu retourne à la chambre 317 et, en chemin, croise Thomas Brignell. Or notre imposteur a l’esprit vif et, pour lui, l’occasion est trop belle de fourvoyer encore la police. Il aborde Thomas Brignell et s’adresse à lui comme étant Richard Negus. Et il se rappelle à son bon souvenir en faisant allusion à leur précédente rencontre.

» En fait, Thomas Brignell n’a jamais rencontré cet homme, mais son nom lui est familier, puisque c’est lui qui a donné au vrai Richard Negus la clef de sa chambre. Voici donc un monsieur qui s’exprime bien, d’une façon amicale et courtoise, et qui lui déclare avec assurance s’appeler par ce nom. Thomas Brignell suppose donc que ce doit être Richard Negus. Il ne se souvient pas de son visage, mais n’en veut qu’à lui-même de cette défaillance.

Ce pauvre Thomas Brignell était rouge comme une pivoine.

— L’homme qui se fait passer pour Richard Negus lui commande un verre de sherry, poursuivit Poirot. Pourquoi ? Pour prolonger un peu sa rencontre avec Brignell afin d’imprimer plus fort cette idée dans son esprit ? Ou pour se calmer les nerfs en buvant un peu d’alcool ? Peut-être pour ces deux raisons.

» À présent, mesdames et messieurs, veuillez me permettre une petite digression : on a retrouvé du cyanure dans le fond du verre de sherry, ainsi que dans les tasses de thé d’Harriet et Ida ; mais ce ne fut pas le thé ni le sherry qui tuèrent les trois victimes. Impossible. Ces boissons arrivèrent trop tard, bien après que les meurtres furent commis. Mais le verre de sherry et les deux tasses de thé posés sur les tables d’appoint près des trois cadavres étaient essentiels dans l’élaboration des scènes de crime, pour donner la fausse impression que les meurtres étaient advenus après 19 h 15. En fait, le cyanure qui a tué Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus leur fut donné bien plus tôt et par d’autres moyens. Il y a toujours un verre d’eau près du lavabo de chaque chambre, n’est-ce pas, signor Lazzari ?

— En effet, monsieur Poirot.

— Alors je pense que c’est ainsi que le poison fut administré : dans de l’eau. Chaque fois, le verre fut ensuite lavé avec soin et replacé près du lavabo. Monsieur Brignell, dit alors Poirot en s’adressant soudain à l’employé, qui se recroquevilla dans son siège comme s’il craignait de recevoir des coups. Vous n’aimez pas parler en public, mais vous avez trouvé le courage de le faire la première fois que nous nous sommes rassemblés dans cette salle. Vous nous avez raconté votre rencontre avec M. Negus dans le couloir, mais vous n’avez pas mentionné le sherry, alors que j’avais posé précisément la question à l’as
sistance. Plus tard, vous avez cherché à me contacter et vous avez complété votre récit en parlant du sherry. Quand je vous ai demandé pourquoi vous ne l’aviez pas mentionné au départ, vous ne m’avez pas répondu. Je n’ai pas compris pourquoi, mais Catchpool, mon ami ici présent, a fait une remarque extrêmement perspicace et éclairante à votre sujet. Il a dit que vous étiez quelqu’un de consciencieux, qui ne cacherait des informations dans une enquête criminelle que si elles l’embarrassaient personnellement et qu’à son avis, elles ne concernaient pas l’affaire. Il a visé juste en faisant cette supposition, n’est-ce pas ?

Brignell fit un petit hochement de tête.

— Permettez-moi d’expliquer la chose à votre place, monsieur Brignell, dit Poirot, puis il porta la voix, alors qu’on l’entendait déjà parfaitement. Quand nous nous sommes rencontrés dans cette salle, j’ai demandé si quelqu’un avait servi à M. Negus un verre de sherry dans sa chambre. Personne n’a répondu. Pourquoi Thomas Brignell n’a-t-il pas dit « Je ne l’ai pas monté à sa chambre, mais je suis allé le lui chercher » ? Il ne l’a pas fait parce qu’il avait des doutes, et qu’il ne voulait pas risquer de faire une fausse déclaration.

» M. Brignell était le seul employé de l’hôtel à avoir vu l’une des trois victimes plus d’une fois, ou plutôt, à qui l’on avait fait croire qu’il avait vu Richard Negus à deux reprises. Il savait qu’il avait servi un verre de sherry à un homme qui prétendait s’appeler Richard Negus et faisait comme s’il l’avait déjà rencontré, mais cet homme ne ressemblait pas au Richard Negus dont Thomas Brignell s’était occupé à son arrivée à l’hôtel. Or M. Lazzari nous a précisé que M. Brignell avait une excellente mémoire des noms et des visages. Voilà pourquoi il n’est pas intervenu quand j’ai questionné l’assemblée au sujet du sherry ! Il était désorienté, car en lui, deux voix se disputaient : c’est
forcément le même homme, disait l’une, tandis que l’autre répliquait, mais non, je l’aurais reconnu.

» Peu de temps après, M. Brignell se dit “Mais quel idiot je suis ! bien sûr que c’était Richard Negus, puisqu’il s’est présenté à moi sous ce nom ! Pour une fois, ma mémoire m’a trahi. D’ailleurs cet homme s’exprimait parfaitement, dans un langage châtié, exactement comme M. Negus.” Quelqu’un d’honnête et de scrupuleux comme Thomas Brignell a du mal à imaginer qu’on puisse vouloir le tromper en se faisant passer pour un autre.

» Après être parvenu à la conclusion qu’il s’agissait forcément de Richard Negus, M. Brignell décide d’intervenir pour me dire qu’il a rencontré M. Negus dans le couloir à 19 h 30 le soir des meurtres, mais il est trop gêné pour mentionner le sherry, car il craint de passer pour un imbécile de n’avoir pas répondu plus tôt à ma question concernant la boisson. Je n’aurais pas manqué de m’en étonner et de lui demander devant tout le monde pourquoi il ne m’en avait pas parlé avant. Et M. Brignell aurait été mortifié d’avoir à expliquer qu’il ne comprenait pas comment M. Negus avait pu changer de visage entre leur première et leur deuxième rencontre. Monsieur Brignell, pouvez-vous confirmer que ce que je dis est vrai ? Ne craignez pas de passer pour un idiot. Bien au contraire. C’était en effet un visage différent. Et un homme différent.

— Dieu merci, dit Brignell. Tout ce que vous avez dit est absolument vrai, monsieur Poirot.

— Évidemment, fit Poirot, sans modestie aucune. N’oubliez pas, mesdames et messieurs, que le même nom ne désigne pas nécessairement la même personne. Quand le signor Lazzari m’a décrit la femme qui avait pris une chambre dans cet hôtel sous le nom de Jennie Hobbs, j’ai cru qu’il s’agissait de celle que j’avais rencontrée au Pleasant’s Coffee House. La description correspondait : cheveux blonds, cha
peau marron foncé, manteau marron clair. Mais deux hommes qui n’ont vu chacun qu’une seule fois une femme correspondant à cette description ne peuvent être certains d’avoir vu la même.

» À partir de ce constat, je me mis à réfléchir. Je soupçonnais déjà que le Richard Negus dont j’avais vu le cadavre et le Richard Negus que Rafal Bobak et Thomas Brignell avaient vu en vie le soir des meurtres étaient deux hommes différents. Alors je me suis rappelé qu’on m’avait dit que c’était Thomas Brignell qui s’était occupé de Richard Negus à son arrivée au Bloxham, le mercredi. Si mes suppositions se vérifiaient, ce devait être un autre Richard Negus, le vrai, cette fois ; soudain j’ai compris le problème qui s’était posé à Thomas Brignell. Comment pouvait-il déclarer publiquement que cet homme avait deux visages ? Tout le monde l’aurait pris pour un fou !

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