— C’est vous que l’on va prendre pour un fou, monsieur Poirot, lança Samuel Kidd d’un ton goguenard.
Poirot continua l’air de rien :
— Cet imposteur ne ressemblait peut-être pas physiquement à Richard Negus, mais je suis certain qu’il avait su imiter sa voix à merveille. Car vous êtes un excellent imitateur, n’est-ce pas, monsieur Kidd ?
— N’écoutez pas cet homme ! C’est un menteur !
— Non, monsieur Kidd. C’est vous le menteur. Vous m’avez singé plus d’une fois.
Au fond de la salle, Fee Spring se leva.
— Vous pouvez croire M. Poirot, déclara-t-elle à la ronde. Il dit la vérité vraie. J’ai entendu M. Samuel Kidd imiter son accent et sa voix. Parole, les yeux fermés, je m’y serais laissé prendre.
— Et Samuel Kidd ne ment pas qu’avec sa voix, reprit Poirot. La première fois que je l’ai rencontré, il s’est présenté à moi comme un individu négligé et mal dégrossi. Il ne s’était rasé qu’en partie le visage. Monsieur Kidd, veuillez je vous prie expliquer à l’as
sistance pourquoi vous vous êtes donné tout ce mal pour paraître si débraillé lors de notre première rencontre.
Le regard fixe et plein de haine, Samuel Kidd demeura muet.
— Très bien, puisque vous ne voulez pas le faire, je parlerai à votre place. M. Kidd s’est entaillé la joue en s’aidant d’un arbre pour descendre par la fenêtre de la chambre 238, celle de Richard Negus. Une entaille ressort sur le visage d’un homme à l’apparence soignée, ce qui amène forcément à se poser des questions. Quelqu’un de soigné ne se couperait pas ainsi en se rasant. Mais justement, M. Kidd ne voulait pas que je suive ce raisonnement. Il ne voulait pas que je puisse imaginer qu’il était récemment descendu d’une fenêtre ouverte en s’aidant d’un arbre ; aussi a-t-il adopté cette allure débraillée et ce visage mal rasé pour me donner le change. Je dois dire qu’au début, il y a réussi.
— Attendez un peu, Poirot, intervins-je. Si vous dites que Samuel Kidd est sorti de la chambre de Richard Negus par la fenêtre et qu’il est descendu par l’arbre…
— C’est que d’après moi, il a tué M. Negus ? Non. Il ne l’a pas tué. Il a aidé à perpétrer son assassinat. Quant à l’identité de la personne qui l’a tué… Je ne vous l’ai pas encore révélée, conclut-il avec un petit sourire.
— Non, en effet, répondis-je assez sèchement. Et vous ne m’avez pas révélé non plus quelles étaient les trois personnes présentes dans la chambre 317 quand Rafal Bobak y a servi la collation. Selon vous, les trois victimes étaient toutes mortes à ce moment-là…
— Effectivement, elles l’étaient. L’une des trois personnes présentes dans la chambre 317 était Ida Gransbury, morte, mais installée bien droite dans un fauteuil pour sembler vivante, tant qu’on ne voyait
pas son visage. Une autre était Samuel Kidd, jouant le rôle de Richard Negus.
— Oui, je comprends, mais quelle était la troisième ? m’enquis-je, désespérant d’avoir enfin une réponse. Quelle était cette commère malfaisante qui se faisait passer pour Harriet Sippel ? Ce ne pouvait être Jennie Hobbs. Comme vous l’avez établi, Jennie devait être à mi-chemin du Pleasant’s, à ce moment-là.
— Cette commère malfaisante, mon ami, répondit Poirot, c’était Nancy Ducane.
Des cris de stupeur emplirent la salle.
— Oh non, monsieur Poirot, dit Luca Lazzari. La signora Ducane compte parmi les artistes les plus talentueux de ce pays. C’est aussi une habituée de notre établissement. Vous devez vous tromper !
— Non, mon cher, je ne me trompe pas.
Je regardai Nancy Ducane, qui restait assise avec un air de calme résignation, sans rien réfuter de ce que Poirot venait d’avancer.
La célèbre artiste Nancy Ducane, complotant avec Samuel Kidd, l’ex-fiancé de Jennie Hobbs ? Éberlué, je n’arrivais pas à y croire. Qu’est-ce que tout cela pouvait bien signifier ?
— Catchpool, ne vous ai-je pas dit que si Mme Ducane portait un foulard aujourd’hui, c’était parce qu’elle ne souhaitait pas être reconnue ? Vous avez supposé qu’elle voulait échapper aux pièges de la célébrité, mais ce n’était pas là sa motivation ! Elle ne voulait surtout pas être reconnue par Rafal Bobak comme étant la Harriet qu’il avait vue dans la chambre 317 le soir des meurtres ! Veuillez vous lever et ôter ce foulard, madame Ducane.
Nancy s’exécuta.
— Monsieur Bobak, est-ce la femme que vous avez vue ?
— Oui, c’est elle, monsieur Poirot.
Le silence qui s’abattit sur la salle fut aussi éloquent qu’un cri, c’était celui de toute l’assistance retenant son souffle.
— Vous ne l’avez pas reconnue comme étant la célèbre portraitiste Nancy Ducane ?
— Non, monsieur. Je ne connais rien à l’art, et je ne l’ai vue que de profil. Elle a gardé la tête tournée.
— Et pour cause, au cas où vous auriez été un amateur d’art éclairé capable de l’identifier.
— N’empêche que je l’ai reconnue dès qu’elle est entrée dans la salle aujourd’hui, ainsi que ce M. Kidd. J’ai essayé de vous prévenir, monsieur, mais vous ne m’avez pas laissé parler.
— Tout comme Thomas Brignell a tenté de m’informer qu’il avait reconnu Samuel Kidd, confirma Poirot.
— Voir deux des trois personnes que je croyais assassinées entrer dans cette salle en vie et en pleine forme ! s’exclama Rafal Bobak, qui n’était pas encore remis de ce choc, manifestement.
— Et que faites-vous de l’alibi de Nancy Ducane fourni par lord et lady Wallace ? demandai-je alors à Poirot.
— Il était faux, hélas, avoua Nancy. Et j’en suis la seule responsable. Je vous en prie, n’en veuillez pas à mes amis. Ils ont essayé de m’aider. Ni St John ni Louisa ne savaient que j’étais à l’hôtel Bloxham le soir des meurtres. Je leur ai juré que je n’y étais pas, et ils m’ont fait confiance. Ce sont de braves gens, des gens courageux, qui ne supportaient pas l’idée qu’on puisse m’accuser de trois meurtres que je n’avais pas commis. Monsieur Poirot, je vois que vous avez tout compris, aussi vous devez savoir que je n’ai tué personne.
— Il n’y a aucun courage à mentir à la police dans une enquête pour meurtre, madame. C’est inex
cusable. Quand je suis parti de chez vous, lady Wallace, je savais que vous étiez une menteuse !
— Comment osez-vous parler ainsi à mon épouse ! s’indigna St John Wallace.
— Je suis désolé que la vérité ne soit pas à votre goût, lord Wallace.
— Comment l’avez-vous deviné, monsieur Poirot ? s’enquit sa femme.
— Vous aviez une nouvelle domestique : Dorcas. Elle vous a accompagnés aujourd’hui, et cela sur ma demande, car elle a joué malgré elle un rôle important dans cette affaire. Vous m’avez dit que Dorcas n’était entrée à votre service que depuis quelques jours, et j’ai pu constater qu’elle était assez maladroite. Quand elle m’a apporté une tasse de café, elle en a renversé la moitié. Heureusement, j’ai pu en boire une ou deux gorgées, et j’ai aussitôt reconnu le goût inimitable du café servi au Pleasant’s Coffee House. On n’en trouve nulle part ailleurs d’aussi bon.
— Mince alors ! s’exclama Fee Spring.
— Hé oui, mademoiselle. L’effet de ce breuvage sur mon esprit fut intense et immédiat : je réunis aussitôt plusieurs éléments qui s’assemblèrent parfaitement tels les pièces d’un puzzle. Un café bien corsé est excellent pour le cerveau.
En disant cela, Poirot avait regardé avec insistance Fee Spring, qui lui répondit par une petite moue désapprobatrice. Mais il continua sa démonstration :
— Donc, cette soubrette un peu gauche (veuillez me pardonner mademoiselle Dorcas, je suis certain que vous vous améliorerez avec le temps) était nouvelle ! J’ai relié ce fait au café du Pleasant’s, ce qui m’a donné une idée : et si Jennie Hobbs avait servi chez Louisa Wallace, avant Dorcas ? J’avais appris par les serveuses du Pleasant’s que Jennie venait régulièrement y prendre livraison de pâtisseries et de boissons pour sa patronne, qui était une dame de la
haute société, très en vue. Et si par un hasard extraordinaire, Jennie travaillait encore quelques jours plus tôt pour la femme qui avait fourni son alibi à Nancy Ducane ? Drôle de coïncidence, non ? Au départ, mon raisonnement a suivi un mauvais chemin, et j’ai d’abord pensé que Nancy Ducane et Louisa Wallace étaient amies, et qu’elles avaient comploté pour tuer la pauvre Jennie.
— Quelle idée ! s’indigna Louisa Wallace.
— Un mensonge révoltant ! renchérit St John.
— Non, pas un mensonge. Une erreur. Comme nous pouvons le constater, Jennie est bien vivante, répliqua Poirot. En revanche, j’avais eu raison de croire qu’elle avait servi chez St John et Louisa Wallace, pour être remplacée tout récemment par Mlle Dorcas. Après m’avoir parlé au Pleasant’s le soir des meurtres, Jennie avait dû prestement rendre son tablier et quitter la maison des Wallace. Elle savait que j’y viendrais bientôt pour demander confirmation de l’alibi de Nancy Ducane. Si je l’y avais trouvée, au service de la femme ayant fourni cet alibi, cela aurait aussitôt éveillé mes soupçons. Catchpool, dites-moi, dites-nous, qu’aurais-je soupçonné au juste ?
Je pris une profonde inspiration en priant pour avoir la bonne réponse.
— Vous auriez suspecté que Jennie Hobbs et Nancy Ducane étaient de mèche pour nous tromper.
— Exactement, mon ami, dit Poirot en m’adressant un large sourire, puis il revint au public. Peu après avoir goûté au café et reconnu celui du Pleasant’s, je contemplais un tableau de St John Wallace représentant un liseron bleu, dont il avait fait cadeau à sa femme pour leur anniversaire de mariage. Il était daté du 4 août de l’an passé, et lady Wallace m’en fit la remarque. C’est alors qu’une idée surgit dans mon esprit : le portrait de Louisa Wallace par Nancy Ducane, que je venais de contempler quelques
minutes plus tôt, n’était pas daté. Or, en tant qu’amateur d’art, j’ai assisté à de nombreux vernissages à Londres, et j’ai déjà vu maintes fois les œuvres de Mme Ducane. Ses tableaux portent toujours la date dans le coin en bas à droite, avec ses initiales : NAED.
— Vous êtes plus attentif que la plupart des gens qui fréquentent les expositions, remarqua Nancy.
— Hé oui, rien n’échappe à Hercule Poirot, madame. Selon moi, votre portrait de Louisa Wallace était daté, jusqu’à ce que vous recouvriez la date. Pourquoi ? Parce qu’il n’était pas récent. Or il fallait me faire croire que vous aviez livré ce portrait à lady Wallace le soir des meurtres et que, par conséquent, il venait d’être achevé. Je me suis demandé pourquoi vous n’aviez pas peint une date récente sur l’ancienne, et la réponse s’est imposée à moi : si vos œuvres vous survivent les siècles à venir, et si des historiens d’art s’y intéressent, comme ils n’y manqueront pas, vous ne souhaitez pas qu’ils se fourvoient à partir de fausses informations. Non, cela, vous le réservez à Hercule Poirot et à la police !
— Comme vous êtes perspicace, monsieur Poirot. Vous comprenez bien des choses, n’est-ce pas ?
— Oui, madame. Je comprends que vous avez trouvé un emploi pour Jennie Hobbs chez votre amie Louisa Wallace pour l’aider à son arrivée à Londres. Je comprends que Jennie n’a jamais participé à aucun plan prévoyant de vous faire accuser de meurtre, même si elle l’a laissé croire à Richard Negus. En fait, mesdames et messieurs, Jennie Hobbs et Nancy Ducane étaient des amies et des alliées, du temps où elles vivaient toutes deux à Great Holling, et elles le sont restées ensuite. Ces deux femmes qui vouaient à Patrick Ive un amour sans réserve ont conçu un plan assez intelligent pour abuser Hercule Poirot en personne… Enfin presque !
— Ce ne sont que des mensonges, gémit Jennie.
Quant à Nancy, elle ne réagit pas.
— Revenons un moment chez les Wallace, proposa Poirot. Sur le portrait de lady Louisa fait par Nancy Ducane, que j’ai examiné longtemps et attentivement, il y a un broc et une cuvette bleus. J’ai arpenté la pièce en regardant le tableau sous différents angles, et j’ai alors observé que le bleu de la cuvette et du broc restait compact et sans relief, alors que chaque autre couleur de cette toile vibrait subtilement selon la lumière, à mesure que j’évoluais. Nancy Ducane est une artiste raffinée. Elle a un vrai génie de la couleur, sauf quand elle oublie ses exigences artistiques pour parer au plus pressé, à savoir se protéger ainsi que son amie Jennie Hobbs. Pour dissimuler des informations compromettantes, Nancy a peint en bleu cet ensemble de toilette qui n’était pas bleu à l’origine. Pourquoi ?
— Pour recouvrir la date ? suggérai-je.
— Non. La cuvette et le broc se trouvaient dans la moitié supérieure du tableau, et Nancy Ducane peint toujours la date en bas à droite, dit Poirot. Lady Wallace, vous n’escomptiez pas que je vous demanderais de me faire visiter votre maison. Une fois que nous nous serions entretenus et que j’aurais vu votre portrait, je serais satisfait et m’en irais, pensiez-vous. Mais cet ensemble de toilette bleu peint si grossièrement dans le décor du portrait m’intriguait. Je voulais tenter de le retrouver, et j’ai réussi ! Lady Wallace a fait mine de s’offusquer de sa disparition, mais c’était de la comédie. Mademoiselle Dorcas, votre patronne vous a même soupçonnée devant moi de les avoir cassés ou volés, cette cuvette et ce broc bleus !
— Jamais de la vie ! protesta Dorcas, outrée. Dans une chambre à l’étage, il y avait effectivement une cuvette et un broc blancs portant des armoiries. Mais ils n’étaient pas bleus, monsieur. Je n’ai jamais vu de cuvette ni de broc bleus dans cette maison !
— Pour la bonne raison qu’il n’y en a jamais eu, jeune fille ! s’exclama Poirot. Pourquoi Nancy Ducane s’est-elle empressée de recouvrir la cuvette et le broc blancs de peinture bleue ? me demandai-je alors. Qu’espérait-elle dissimuler ? Les armoiries, bien sûr. Les armoiries ne sont pas purement décoratives, elles représentent des lignées familiales, ou encore des collèges d’universités de renom.
Je ne pus m’empêcher d’intervenir.
— Le Saviour College de Cambridge, déclarai-je, en me rappelant que juste avant notre départ pour Great Holling, Stanley Beer avait parlé d’armoiries avec Poirot.
— Oui, Catchpool. Après avoir quitté la demeure des Wallace, je me suis empressé de dessiner ces armoiries afin de ne pas les oublier. Je ne suis pas un artiste, mais ma reproduction était assez fidèle, et j’ai prié le constable Beer de découvrir d’où elles venaient. Comme mon ami Catchpool vient de le dire, les armoiries figurant sur l’ensemble de toilette blanc sont celles du Saviour College de Cambridge, où Jennie Hobbs travaillait comme femme de chambre pour le révérend Patrick Ive. C’était un cadeau de départ, quand vous avez quitté le Saviour College pour vous installer à Great Holling avec Patrick et Frances Ive, n’est-ce pas, mademoiselle Hobbs ? Puis vous l’avez apporté chez lord et lady Wallace, lorsque vous êtes entrée à leur service. Et quand vous avez dû quitter cette maison en hâte pour aller vous cacher chez M. Kidd, vous n’avez pas emporté l’ensemble de toilette, car vous aviez bien autre chose en tête. Louisa Wallace a dû alors transférer la cuvette et le broc de la pièce où vous logiez dans les quartiers des domestiques, pour disposer ces objets de choix dans une chambre d’amis afin d’impressionner ses hôtes.