Le visage fermé, Jennie ne répondit pas.
— Nancy Ducane n’a pas voulu prendre le moindre risque, poursuivit Poirot. Elle savait qu’après les meurtres commis dans cet hôtel, Catchpool et moi irions interroger les villageois de Great Holling. Et si ce vieil ivrogne de Walter Stoakley, anciennement directeur du Saviour College, nous informait qu’il avait offert à Jennie Hobbs un ensemble de toilette armorié comme cadeau de départ ? Ces armoiries figurant sur le portrait de lady Louisa Wallace devaient donc disparaître, car sinon, nous risquions de faire le lien avec Jennie Hobbs, puis d’en déduire la relation qui unissait Nancy Ducane et Jennie Hobbs, une relation faite non pas de haine ni d’envie, comme elles l’ont prétendu, mais d’amitié et de connivence. Mme Ducane ne pouvait prendre ce risque, et donc, la cuvette et le broc blancs armoriés du portrait furent peints en bleu, dans la précipitation, et sans grand art.
— Un artiste n’est pas toujours à son summum, monsieur Poirot, remarqua Nancy.
Je fus troublé de voir combien cette femme qui avait trempé dans trois meurtres restait maîtresse d’elle-même et conservait une parfaite courtoisie.
— Peut-être serez-vous d’accord sur ce point avec Mme Ducane, lord Wallace ? dit Poirot. Car vous aussi êtes peintre, quoique d’un genre bien différent. Mesdames et messieurs, St John Wallace est un artiste-peintre botaniste. J’ai vu ses œuvres dans chaque pièce de sa maison quand je l’ai visitée, grâce à l’aimable concours de lady Louisa. Car voyez-vous, lady Louisa pèche par excès de bonté. Ce qui en fait quelqu’un d’extrêmement dangereux, malgré elle. Le mal lui est si étranger qu’elle ne le remarque pas, même quand il est juste sous son nez ! Elle s’est montrée assez généreuse pour fournir un faux alibi à Nancy Ducane, car elle a cru en son innocence et a voulu la protéger. Ah, comme la charmante et talen
tueuse Nancy sait se montrer convaincante ! Elle a persuadé St John Wallace qu’elle avait très envie de s’essayer au genre qu’il affectionnait. Lord Wallace est un peintre réputé, il a beaucoup de relations, par conséquent, il obtient facilement les plantes dont il a besoin pour son travail. Nancy Ducane lui a demandé de lui procurer des plantes de cassave, dont est extrait le cyanure !
— Comment diable pouvez-vous le savoir ? s’étonna St John Wallace d’un ton hargneux.
— J’ai dit ça au hasard, et je suis tombé juste, n’est-ce pas, monsieur ? Nancy Ducane vous a dit qu’elle avait besoin de ces plantes à des fins artistiques, et vous l’avez crue.
Poirot s’adressa alors à l’assistance médusée :
— À dire vrai, ni lady ni lord Wallace n’iraient jamais croire qu’une bonne amie à eux puisse être capable de meurtre. Pensez un peu ! Cela rejaillirait sur eux et ternirait leur image. Même à présent que tout ce que j’ai démontré colle parfaitement à ce qu’ils savent être la vérité, St John et Louisa Wallace se persuadent encore que ce détective du continent aux opinions si arrêtées doit forcément se tromper ! Telle est la perversité de l’esprit humain, en particulier quand s’en mêlent des préjugés de classe, doublés d’un snobisme certain !
— Monsieur Poirot, je n’ai tué personne, intervint Nancy Ducane. Vous savez que je dis la vérité. Veuillez je vous prie faire savoir à cette assistance que je ne suis pas une meurtrière.
— Hélas, madame, je ne le puis. Certes vous n’avez pas administré le poison vous-même, mais vous avez comploté pour mettre fin à trois vies.
— Oui, mais seulement pour en sauver une autre. Je ne suis coupable de rien ! dit Nancy avec ferveur. Allons, Jennie, donnons-lui le fin mot de l’histoire, la véritable histoire. Quand il l’aura entendue, il devra
concéder que c’était pour sauver nos propres vies que nous avons dû agir ainsi.
La salle était figée dans un silence complet. À mon étonnement, je vis Jennie se lever lentement puis, serrant son sac contre elle à deux mains, traverser la salle.
— Nos vies ne méritaient pas d’être sauvées, dit-elle quand elle eut rejoint Nancy.
— Jennie ! s’écria Sam Kidd.
Il se leva d’un bond et courut pour la rattraper.
En l’observant, j’eus la curieuse impression que le temps avait ralenti. Pourquoi Kidd courait-il ? En vue de quelle menace ? Car visiblement, il pressentait un danger. Sans que je comprenne pourquoi, mon cœur se mit à battre vite et fort. Quelque chose de terrible allait se produire. Je me mis à courir vers Jennie.
Elle ouvrit son sac.
— Alors comme ça, tu voulais rejoindre Patrick, hein ? Que vous soyez enfin réunis ! dit-elle à Nancy.
Cette voix était la sienne, mais elle résonna autrement, chargée d’une noirceur si implacable que j’en frissonne encore aujourd’hui.
Poirot aussi s’était mis en mouvement, mais nous étions trop loin, lui et moi.
— Arrêtez-la ! lançai-je à la cantonade.
Je vis l’éclat du métal. Deux hommes assis à une table voisine de celle de Nancy se précipitèrent, mais ils ne furent pas assez prompts.
— Non ! m’écriai-je.
Il y eut un geste vif, la main de Jennie, puis du sang, un flot de sang jaillissant sur la robe de Nancy, qui s’écroula. Au fond de la salle, une femme se mit à hurler.
Poirot s’était figé sur place, et je l’entendis murmurer « Mon Dieu », en fermant les yeux.
Samuel Kidd rejoignit Nancy avant moi.
— C’est fini, me déclara-t-il en contemplant le corps qui gisait à terre.
— Oui, c’est fini, dit Jennie. Je l’ai frappée en plein cœur.
Si le mot crime commençait par un D
Je compris ce jour-là que je n’ai pas peur de la mort en tant que telle. Dans le cadre de mon travail, je suis fatalement amené à voir des cadavres, et cela ne m’a jamais troublé outre mesure. Non, ce que je crains par-dessus tout, c’est la mort lorsqu’elle côtoie les vivants de trop près : la voix de Jennie Hobbs, quand le désir de tuer s’était emparé d’elle, l’état d’esprit d’un meurtrier qui avait pu, avec une froide détermination, glisser trois boutons de manchette monogrammés dans les bouches de ses victimes et prendre la peine de les étendre bien à plat sur le sol, bras le long du corps.
Tiens-lui la main, Edward.
Comment serrer la main d’un défunt sans craindre qu’il vous entraîne vers la mort, surtout lorsqu’on est enfant ?
S’il n’en tenait qu’à moi, aucune personne en vie n’aurait de contact avec la mort. Je reconnais volontiers que ce n’est guère réaliste.
Après l’avoir vue poignarder Nancy, je ne souhaitais donc pas m’approcher de Jennie Hobbs, et le mobile de son acte m’importait peu. J’avais juste envie de
rentrer chez moi, à la pension, m’asseoir au coin d’un bon feu ronflant, travailler sur mes mots croisés, et tout oublier des meurtres du Bloxham.
Cependant, Poirot avait de la curiosité pour deux, et sa volonté était plus forte que la mienne. Il insista pour que je reste en me disant qu’il s’agissait de mon affaire, et qu’il me fallait la boucler une bonne fois pour toutes, ceci avec un geste de la main, comme si une enquête pour meurtre était un cadeau exigeant un emballage soigné.
C’est pourquoi quelques heures plus tard, lui et moi étions assis dans une petite pièce carrée de Scotland Yard, avec Jennie Hobbs face à nous, de l’autre côté de la table. Samuel Kidd avait également été arrêté, et il était interrogé par Stanley Beer. J’aurais préféré de loin m’attaquer à Kidd, qui était certes un triste sire, mais chez qui je n’avais pas senti le noir désespoir dont la voix de Jennie Hobbs était empreinte.
En revanche, celle de Poirot m’étonna par sa douceur, lorsqu’il commença l’interrogatoire.
— Pourquoi avez-vous fait cela, mademoiselle ? Pourquoi avoir tué Nancy Ducane, alors que vous étiez amies et alliées depuis si longtemps ?
— Nancy et Patrick n’étaient pas seulement amoureux, comme je le croyais, mais aussi amants. Je l’ignorais jusqu’à aujourd’hui, quand Nancy l’a reconnu publiquement. J’avais toujours cru qu’elle et moi étions sur un pied d’égalité : nous aimions toutes les deux Patrick, en sachant que nous ne pourrions jamais nous unir à lui charnellement. Toutes ces années, j’ai cru que leur amour était chaste, mais c’était un mensonge ; si Nancy avait vraiment aimé Patrick, elle ne l’aurait pas poussé à l’adultère en le séduisant. En outre, vous l’avez entendue comme moi exprimer le désir de rejoindre Patrick afin d’être réunie à lui à jamais. En la tuant, je lui ai rendu ce service.
— Catchpool, dit Poirot. Vous rappelez-vous ce que je vous ai déclaré quand nous avons découvert le sang dans la chambre 402 du Bloxham ? Qu’il était trop tard pour que je puisse sauver Mlle Jennie ?
— Oui.
— Vous avez cru que j’annonçais sa mort probable, mais vous m’avez mal compris. Voyez-vous, j’ai su alors que personne ne pourrait plus aider Jennie. Elle avait déjà commis des actes si terribles que sa propre mort était inévitable. Tel était le sens de mes paroles, et ce qui inspirait mes craintes.
— Depuis la mort de Patrick, je suis moi-même comme morte, déclara Jennie d’un ton de morne désespoir.
L’unique façon pour moi de traverser cette épreuve, c’était de ne m’en tenir qu’à des questions de logique. Poirot avait-il résolu le mystère ? Lui semblait le croire, pourtant je demeurais dans une complète obscurité. Qui donc avait tué Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus, et pourquoi ? Lorsque je posai ces questions à Poirot, il sourit tendrement, comme à l’évocation d’une plaisanterie déjà échangée par le passé.
— Ah, je comprends votre dilemme, mon ami. Vous m’écoutez discourir à loisir et puis, quelques instants avant la conclusion de ma brillante démonstration, voici qu’un autre meurtre survient, ce qui vous empêche d’obtenir les réponses tant désirées. Dommage.
— Laisser tombez les regrets et veuillez, je vous prie, me les donner sans plus attendre, répliquai-je avec vigueur.
— C’est très simple. Avec l’aide de Samuel Kidd, Jennie Hobbs et Nancy Ducane ont comploté pour tuer Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus. Cependant, tout en collaborant avec Nancy, Jennie a fait mine de participer à une tout autre conspiration.
Elle a laissé croire à Richard Negus que c’était avec lui et lui seul qu’elle complotait.
— Très simple, dites-vous ! Hé bien, cela me semble au contraire alambiqué au possible.
— Non, non, mon ami. Je vous assure. Vous avez du mal à concilier les différentes versions de l’histoire que vous avez entendues, mais il vous faut oublier tout ce que Jennie Hobbs a dit quand nous lui avons rendu visite chez Samuel Kidd. Veuillez chasser tout cela de votre esprit, définitivement. C’était un mensonge du début à la fin, même s’il s’y mêlait quelques éléments de vérité, comme c’est toujours le cas pour les mensonges les plus habiles. À présent, Jennie n’a plus rien à perdre, et d’ici peu, elle nous racontera toute la vérité. Mais d’abord, mon ami, je me dois de vous féliciter. Car en fin de compte, ce fut l’une de vos suggestions qui m’aida à y voir plus clair.
Poirot se tourna vers Jennie.
— Le mensonge que vous avez dit à Harriet Sippel, à savoir que Patrick transmettait contre rétribution à ses paroissiens des messages de leurs chers disparus depuis l’au-delà ; et que Nancy Ducane lui rendait visite au presbytère la nuit pour cette raison, dans l’espoir de communiquer avec son défunt mari William. Ah, combien de fois ai-je entendu évoquer ce funeste mensonge ! L’autre jour encore, mademoiselle Hobbs, vous avez admis devant nous qu’il vous avait été inspiré par la jalousie, dans un moment de faiblesse. Mais c’était faux !
» Voici la suggestion que me fit Catchpool dans le cimetière de l’église des Saints-Innocents, près de la tombe de Patrick et Frances Ive : et si Jennie Hobbs avait menti au sujet de Patrick, non pour lui nuire, mais au contraire pour l’aider ? Catchpool avait compris toute la portée d’un fait que je tenais pour acquis, qui n’avait jamais été contesté, et que j’avais par conséquent omis d’examiner : l’amour passionné
d’Harriet Sippel pour George, son défunt mari, mort dans sa prime jeunesse. Ne m’avait-on pas dit combien Harriet aimait George ? Et à quel point sa mort avait changé une femme épanouie et chaleureuse en une créature amère et malveillante ? On a du mal à imaginer combien la perte de l’être aimé, fauché si jeune alors qu’on a encore la vie devant soi, peut être dévastatrice, au point d’éteindre toute joie et de détruire tout ce qu’il y a de bon chez quelqu’un. Certes, je savais qu’Harriet Sippel était passée par là. Mais je n’ai pas cherché plus loin !
» Je savais aussi que Jennie Hobbs aimait assez Patrick Ive pour avoir abandonné Samuel Kidd, son fiancé, afin de demeurer au service du révérend Ive et de son épouse. C’est là un amour rempli d’abnégation : il se contente de servir, sans rien attendre en retour. Pourtant l’histoire racontée aussi bien par Jennie que par Nancy suggérait que la jalousie avait poussé Jennie à raconter ce funeste mensonge, parce qu’elle enviait l’amour que Patrick vouait à Nancy. Or cela ne tient pas debout ! Nous devons prendre en compte non seulement les faits concrets, mais aussi les facteurs psychologiques. Jennie n’avait rien fait pour punir Patrick Ive de son mariage avec Frances. Elle avait accepté de bonne grâce qu’il appartienne à une autre femme, en continuant à servir le couple avec dévouement. En retour, Patrick et son épouse lui étaient attachés. Alors pourquoi subitement, après tant d’années d’abnégation, l’amour de son patron pour Nancy aurait-il poussé Jennie à calomnier Patrick Ive, déclenchant ainsi une série d’événements qui finiraient par le détruire ? Non, décidément, cela n’a pas de sens, et ce n’est pas ce qui s’est passé.
» Ce ne fut pas l’irruption de l’envie et du désir réprimés depuis trop longtemps qui poussa Jennie à proférer ce mensonge. Mais quelque chose de bien différent, n’est-ce pas, mademoiselle Hobbs ? En fait,
vous avez essayé d’aider l’homme que vous aimiez. De le sauver, même. Dès que j’ai entendu la lumineuse théorie de mon ami Catchpool, elle s’est imposée à moi. Cela tombait sous le sens ! Et moi, Hercule Poirot, j’avais été assez bête pour ne pas le voir !
— Quelle théorie ? demanda Jennie en s’adressant à moi.
J’allais répondre quand Poirot me devança.
— Lorsqu’Harriet Sippel vous a confié qu’elle avait vu Nancy Ducane se rendre au presbytère tard la nuit, vous vous êtes aussitôt rendue compte du danger. Vivant sous le même toit que les Ive, vous étiez évidemment au courant de ces rendez-vous galants. Aussitôt, vous avez eu le souci de protéger la réputation de Patrick. Mais comment faire ? Dès qu’elle aurait reniflé l’odeur du scandale, Harriet Sippel saisirait l’occasion de couvrir d’opprobre ce pécheur. Comment expliquer la présence de Nancy Ducane au presbytère les nuits où Frances Ive en était absente, sans dire la vérité ? Là, comme par miracle, alors que vous aviez abandonné tout espoir, une idée vous est venue, qui pourrait marcher. Vous avez décidé d’induire Harriet en tentation en lui donnant de faux espoirs, pour éliminer la menace qu’elle représentait.
Jennie demeurait silencieuse, le regard fixé au loin.
— Harriet Sippel et Nancy Ducane avaient un point commun, poursuivit Poirot. Elles avaient toutes deux perdu leur mari prématurément. Vous avez dit à Harriet qu’avec l’aide de Patrick Ive et en échange d’argent, Nancy avait pu communiquer avec le défunt William Ducane. Évidemment, cela devait être tenu secret, et de l’Église et du village, mais vous avez suggéré à Harriet que si elle le souhaitait, Patrick pourrait faire de même pour elle. George et elle seraient… eh bien, sinon à nouveau réunis, du moins pourraient-ils avoir une sorte d’échange. Dites-moi, comment Harriet a-t-elle réagi à cette proposition ?
Suivit un long silence.
— Si vous l’aviez vue ! dit enfin Jennie. Elle était prête à tout, quel qu’en soit le prix. Vous ne pouvez imaginer combien elle aimait cet homme, monsieur Poirot. À mesure que je parlais… c’était comme voir une morte revenir à la vie. J’ai essayé d’expliquer la situation à Patrick en lui exposant le problème et la solution que j’avais imaginée. Car j’avais fait cette offre à Harriet avant de lui en parler. Oh, je savais au fond que Patrick n’accepterait jamais de se prêter à cette mascarade, mais j’étais désespérée ! Et je n’ai pas voulu lui permettre de m’en empêcher. Pouvez-vous le comprendre ?
— Oui, mademoiselle.
— J’espérais le persuader d’accepter. C’était un homme qui avait des principes, mais je savais qu’il voudrait protéger du scandale aussi bien Frances que Nancy, et c’était là un sûr moyen de garantir le silence d’Harriet. Le seul et unique moyen ! Tout ce que Patrick aurait à faire, ce serait d’apporter de temps à autre quelques paroles de consolation à Harriet en faisant comme si elles venaient de George Sippel. Il n’avait même pas besoin d’accepter son argent en échange. Je lui ai expliqué tout cela, mais il n’a rien voulu entendre. Il était horrifié.
— À bon droit, commenta posément Poirot. Continuez, je vous prie.
— Il a dit qu’il serait immoral et injuste de faire à Harriet ce que je proposais, qu’il préférait encore affronter le scandale et la vindicte populaire. Je l’ai supplié d’y réfléchir à deux fois. Quel mal y aurait-il à rendre Harriet heureuse ? Mais Patrick était déterminé. Il m’a demandé d’informer Harriet que ce que j’avais proposé n’était finalement pas possible, et de m’en tenir là. « Ne lui dites pas que vous avez menti, Jennie, sinon elle finira par suspecter la vérité », m’a-t-il précisé.
— Aussi n’avez-vous pas eu d’autre choix que de le lui dire, conclus-je.
— En effet, confirma Jennie, et elle se mit à pleurer. Dès que j’ai eu déclaré à Harriet que Patrick refusait de satisfaire à sa demande, elle en a fait son ennemi en répétant mon mensonge à tout le village. Patrick aurait pu en retour ruiner sa réputation en faisant savoir qu’elle avait désiré elle-même faire appel à ses services, et n’avait commencé à les qualifier de blasphématoires et d’impies qu’une fois qu’elle se les était vus refuser, mais il n’a pas voulu. Il a dit qu’Harriet aurait beau le traîner dans la boue, lui ne salirait pas son nom. Quel idiot ! Il aurait pu facilement lui clouer le bec, mais c’eût été trop vil pour une âme aussi noble !
— Alors vous êtes allée trouver Nancy pour lui demander conseil, n’est-ce pas ? demanda Poirot.
— Oui. Je ne voyais pas pourquoi Patrick et moi serions les seuls à nous tourmenter. Nancy était directement concernée. Je lui ai demandé si je devais avouer publiquement mon mensonge, mais elle m’en a dissuadée. « Que ce soit Patrick ou moi, nous aurons du mal à éviter la tempête qui s’annonce. Vous feriez mieux de vous retirer dans l’ombre et de vous faire la plus discrète possible, Jennie. N’allez pas vous sacrifier. Je ne suis pas certaine que vous soyez de taille à résister aux diffamations d’Harriet. Elle me sous-estimait, remarqua Jennie. Certes j’étais désemparée et j’avais peur pour Patrick, face à une Harriet décidée à le détruire, mais je ne suis pas quelqu’un de faible, monsieur Poirot.
— Je constate que même maintenant, vous n’avez pas peur.
— Non. Cela me donne de la force de savoir que cette maudite Harriet Sippel est morte. Son assassin a rendu un grand service à l’humanité.
— Ce qui nous amène à la question de l’identité de cet assassin, mademoiselle. Qui a tué Harriet Sippel ? Vous avez prétendu que c’était Ida Gransbury, mais c’est faux.
— Je n’ai pas besoin de vous dire la vérité à ce sujet, monsieur Poirot. Vous la connaissez déjà.
— Certes, mais faites-le par égard pour ce pauvre M. Catchpool ici présent. Lui ne connaît pas encore le fin mot de l’histoire.
— Vous feriez mieux de le lui raconter vous-même, dans ce cas, répondit Jennie en souriant d’un air absent, et j’eus soudain l’impression qu’elle n’était déjà plus tout à fait là.
— Très bien, convint Poirot. Je commencerai par Harriet Sippel et Ida Gransbury : deux femmes intraitables, si convaincues de leur bon droit qu’elles ont voulu harceler un homme de bien jusqu’à le pousser aux dernières extrémités. Ont-elles exprimé des remords après son décès ? Non, bien au contraire, elles se sont opposées à ce qu’on enfouisse sa dépouille en terre consacrée. Ces deux femmes-là en sont-elles venues à regretter ce qu’elles avaient fait subir à Patrick Ive, grâce au don de persuasion de Richard Negus ? Oh que non. C’est tout à fait improbable. Et c’est cette invraisemblance qui me fit douter de vous, mademoiselle Jennie, ainsi que de la véracité de votre histoire.