Meurtres en majuscules (30 page)

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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

BOOK: Meurtres en majuscules
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— Tout est possible, répondit Jennie en haussant les épaules.

— Non. Seule la vérité est possible. Sachant qu’Harriet Sippel et Ida Gransbury n’auraient jamais adhéré au plan d’exécution volontaire que vous m’avez exposé, j’en déduisis qu’elles avaient été assassinées. Comme ce fut commode et bien trouvé, de faire passer leurs meurtres pour une sorte de suicide par procuration ! Une occasion rêvée pour nos trois défunts d’expier leurs péchés ! Vous espériez ainsi qu’après
avoir appris que ces trois morts étaient volontaires, Hercule Poirot se désengagerait de cette enquête et mettrait au repos ses petites cellules grises. Cette histoire de rédemption était si insolite qu’elle devait forcément être vraie. Qui irait inventer pareille fiction ?

— C’était ma garantie, à utiliser en cas de besoin, dit Jennie. J’espérais que vous ne me retrouveriez jamais, mais je craignais que vous y parveniez.

— Dans ce cas, vous comptiez sur votre alibi concernant l’intervalle de temps entre 19 h 15 et 20 h 10, et sur celui de Nancy Ducane. Samuel Kidd et vous seriez inculpés pour avoir tenté de faire accuser une innocente, mais pas pour meurtre ni complicité de meurtre. C’était finement joué, de confesser un méfait afin d’éviter d’être puni pour des crimes autrement plus graves. Grâce à votre fable, vos ennemis devaient être éliminés, et personne n’aurait fini la corde au cou : Ida Gransbury aurait tué Harriet Sippel, Richard Negus aurait supprimé Ida Gransbury, puis il se serait suicidé. Un plan ingénieux, mademoiselle, mais pas assez pour tromper Hercule Poirot !

— Richard voulait mourir, répliqua Jennie avec colère. Il n’a pas été assassiné. Il était décidé à en finir.

— Oui, reconnut Poirot. C’était la part de vérité dans le mensonge.

— Tout cet horrible gâchis est sa faute. Sans Richard, je n’aurais jamais tué personne.

— Mais vous avez tué… et plusieurs fois. C’est Catchpool qui, cette fois encore, me mit sur la bonne piste en prononçant quelques mots innocents.

— Lesquels ? s’enquit Jennie.

— Si le mot crime commençait par un D…

 

Ce fut fort déconcertant d’entendre Poirot me remercier pour mon aide. Je ne comprenais pas com
ment ces quelques mots anodins pouvaient avoir eu une telle importance.

Poirot continua sur sa lancée :

— Après avoir entendu votre histoire, mademoiselle, nous avons quitté la maison de Samuel Kidd, et en chemin, nous avons évidemment discuté de ce que vous nous aviez déclaré : ce prétendu plan que vous aviez établi avec Richard Negus… Si je puis me permettre, cette idée était fascinante. Il en émanait une sorte de belle ordonnance, comme celle d’une suite de dominos qu’une seule poussée fait tomber successivement. Sauf qu’en y réfléchissant, l’ordre n’était pas le bon. Au lieu que D tombe, suivi de C puis de B, puis de A, cela faisait B frappe A, puis C frappe B… mais ceci est hors sujet.

De quoi diable parlait-il ? Jennie avait l’air aussi perplexe que moi.

— Ah, il me faut être plus clair dans mes explications, remarqua Poirot. Afin d’imaginer plus facilement l’enchaînement des faits, mademoiselle, j’ai substitué des lettres aux noms des protagonistes de ce drame. Votre plan, tel que vous nous en avez fait part chez Samuel Kidd, était le suivant : B tue A, puis C tue B, puis D tue C. Ensuite, D attend que E soit condamnée et pendue pour les meurtres de A, B et C, puis D se supprime. Mademoiselle Hobbs, avez-vous saisi que vous êtes D dans cet agencement, suivant l’histoire que vous nous avez racontée ?

Jennie acquiesça d’un hochement de tête.

— Bien. Maintenant, par chance, Catchpool est amateur de mots croisés, et c’est en rapport avec ce hobby qu’il me demanda de trouver un mot de cinq lettres signifiant « mort ». J’ai suggéré le mot « crime ». Mais Catchpool a rejeté cette suggestion en me disant qu’elle marcherait seulement si, dans sa grille, le mot crime commençait par un D. Je me suis rappelé ses paroles quelque temps plus tard, et
me suis livré à cette vaine spéculation : et si le crime commençait par D ? Si la première à avoir tué n’était pas Ida Gransbury, mais vous, mademoiselle Hobbs ?

» Avec le temps, cette spéculation s’est muée en certitude. J’ai compris pourquoi c’était forcément vous qui aviez tué Harriet Sippel. Ida Gransbury et elle n’avaient partagé ni train ni voiture pour aller de Great Holling à l’hôtel Bloxham. Par conséquent, aucune n’était au courant de la venue de l’autre, et il n’existait aucun plan accepté par tous prévoyant que l’une tue l’autre. C’était un mensonge.

— Et la vérité dans tout ça ? m’enquis-je avec désespoir.

— Harriet Sippel crut, tout comme Ida Gransbury, qu’elle seule allait à Londres, et ce pour une raison très personnelle. Harriet avait été contactée par Jennie, qui lui avait dit qu’elle avait un besoin urgent de la voir, en lui recommandant la plus grande discrétion. Jennie informa Harriet qu’une chambre était payée et réservée à son nom, et qu’elle-même viendrait à l’hôtel le jeudi après-midi, aux alentours de 15 h 30, 16 heures, afin de mener à bien leur entreprise. Harriet accepta son invitation, car Jennie lui avait proposé dans sa lettre une chose à laquelle Harriet ne pouvait résister.

» Vous lui avez offert ce que Patrick Ive lui avait refusé jadis, n’est-ce pas, mademoiselle ? De communiquer avec son défunt et bien-aimé mari. Vous lui avez dit que George Sippel avait cherché à la joindre par votre intermédiaire, vous qui aviez déjà, seize ans plus tôt, tenté en vain de l’aider à entrer en contact avec sa femme. Et voilà que George essayait à nouveau d’envoyer un message à sa chère et tendre épouse, à travers vous. Oh, je suis certain que vous avez su vous montrer on ne peut plus convaincante ! Harriet fut incapable de résister. Elle souhaitait si ardemment croire que c’était vrai. Le mensonge que
vous lui aviez raconté il y a longtemps, sur les âmes des bien-aimés entrant en contact avec les vivants… elle y avait cru alors, et n’avait cessé d’y croire.

— Vingt sur vingt, monsieur Poirot, ironisa Jennie. Vous êtes un fin limier.

— Catchpool, dites-moi, comprenez-vous maintenant cette histoire de femme âgée amoureuse d’un homme assez jeune pour être son fils ? Ce couple dont vous êtes devenu obsédé, et dont Nancy Ducane et Samuel Kidd médisaient dans la chambre 317 ?

— Je n’irais pas jusqu’à dire que j’en suis obsédé. Et non, je ne comprends toujours pas.

— Rappelons-nous précisément ce que Rafal Bobak nous a rapporté. Il a entendu Nancy Ducane, jouant le rôle d’Harriet Sippel, dire « Ce n’est plus à elle qu’il se confie. À présent elle ne l’intéresse plus, elle se laisse aller, et elle est assez vieille pour être sa mère. » Réfléchissez bien à ces mots : « À présent elle ne l’intéresse plus. » C’est ce qui vient en premier, avant les deux raisons invoquées pour expliquer son manque d’intérêt. L’une est que la femme dont il est question est assez vieille pour être sa mère. Assez vieille
à présent
, Catchpool, vous ne comprenez pas ? Si elle est assez âgée pour être sa mère aujourd’hui, logiquement, elle l’a toujours été !

— Ce n’est pas un peu tiré par les cheveux ? dis-je. À part ce « à présent », tout le reste est parfaitement logique.

— Voyons, mon ami, vous dites n’importe quoi ! protesta Poirot, rouge d’indignation. Nous ne pouvons faire comme si ce « à présent » ne figurait pas dans la phrase, alors qu’il y est bel et bien.

— Je crains de ne pas être d’accord, répliquai-je avec quelque inquiétude. Si je devais deviner, je dirais que le sens général de ces propos était à peu près celui-ci : avant que la femme se laisse aller, le gars ne remarquait pas particulièrement leur diffé
rence d’âge. Peut-être n’était-elle pas frappante. Mais à présent qu’elle a pris un coup de vieux, comme on dit, le gars l’a laissée choir pour une partenaire plus jeune et plus attirante, celle à qui il se confie désormais…

Poirot m’interrompit avec impatience :

— À quoi bon jouer aux devinettes, alors que moi, je sais ! Catchpool, mais écoutez donc ! Écoutez une fois de plus ce qui est dit précisément, et dans quel ordre :
À présent elle ne l’intéresse plus, elle se laisse aller, et elle est assez vieille pour être sa mère.
La construction de la phrase souligne bien que tel n’a pas toujours été le cas !

— Inutile de me crier dessus, Poirot. J’ai saisi votre point de vue, et je ne suis toujours pas d’accord. Vous pinaillez trop, or les gens ne sont pas tous aussi précis que vous dans leurs propos. Mon interprétation doit être juste, contrairement à la vôtre, car sinon, comme vous l’avez souligné, cela n’a pas de sens. Vous l’avez dit vous-même : si à présent elle est assez vieille pour être sa mère, logiquement, elle l’a toujours été.

— Catchpool, Catchpool. Je commence à désespérer de vous ! Réfléchissez à ce qui vient ensuite dans la conversation. Rafal Bobak entend Samuel Kidd déclarer, dans le rôle de Richard Negus : « Quand vous dites qu’elle est assez vieille pour être sa mère, je ne suis pas du tout d’accord. Mais alors pas du tout. » À quoi Nancy, jouant le rôle d’Harriet, réplique : « Eh bien, puisqu’aucun de nous ne peut prouver qu’il a raison, convenons au moins que nous ne sommes pas d’accord ! » Pourquoi aucun des deux ne peut prouver qu’il a raison ? Pourtant il n’y a pas à tortiller : selon qu’elle a vingt ans de plus, ou seulement quatre, une femme est, ou n’est pas, assez vieille pour être la mère d’un homme. Ce sont des données biologiques que personne n’irait contester !

— En l’occurrence, cela n’entre pas en ligne de compte, intervint Jennie Hobbs, qui avait fermé les yeux.

Donc elle savait où Poirot voulait en venir, et j’étais le seul dans la pièce à rester en rade.

— Avez-vous oublié l’autre déclaration pour le moins insolite faite par Samuel Kidd, concernant ce supposé jeune homme ? reprit Poirot à mon adresse.
À mon avis, il n’a pas de cœur.
Vous vous êtes dit que M. Kidd signifiait par là que le jeune homme en question manquait de générosité, je parie.

— En effet, reconnus-je d’un air maussade. Mais pourquoi ne pas me révéler ce qui m’échappe, puisque vous êtes tellement plus intelligent que moi ?

Poirot fit un claquement de langue désapprobateur.

— Le fameux couple dont il était question dans la chambre 317 était Harriet Sippel et son mari George, pardi ! s’exclama-t-il. Le ton général de cette conversation n’était pas sérieux, mais ironique. George Sippel est mort alors qu’Harriet et lui étaient encore très jeunes. Samuel Kidd fait valoir que George n’a pas de cœur, car s’il existe après sa mort, ce n’est pas sous forme humaine. Or un fantôme ne possède pas d’organes, n’est-ce pas ? Par conséquent, George Sippel le fantôme ne peut avoir de cœur.

— Grands dieux. Oui, je comprends maintenant.

— Samuel Kidd présente son point de vue en disant « à mon avis », parce qu’il se doute que Nancy Ducane ne sera pas d’accord avec lui. Peut-être lui a-t-elle rétorqué : « Bien sûr qu’un fantôme doit avoir un cœur. Les fantômes éprouvent des sentiments, non ? Donc, même s’il ne s’agit pas de l’organe biologique en tant que tel, on peut dire qu’ils ont un cœur. »

Du point de vue métaphysique, c’était intéressant, et en d’autres circonstances, j’aurais pu avoir envie
d’exprimer ma propre opinion sur le sujet. Mais j’avais hâte d’entendre Poirot poursuivre sa démonstration.

— La remarque de Nancy, « elle est assez vieille pour être sa mère », se fonde sur sa conviction que l’âge d’un homme est fixé à jamais à l’instant où il passe de vie à trépas. Une fois dans l’au-delà, il ne vieillit pas. Donc, si George Sippel devait revenir sous forme d’esprit pour rendre visite à sa veuve, il aurait l’âge qu’il avait en mourant, à savoir guère plus d’une vingtaine d’années. Tandis qu’Harriet aurait passé la quarantaine, d’où le « elle est assez vieille pour être sa mère ».

— Bravo, commenta Jennie d’un ton blasé. Je n’y étais pas, mais cette conversation s’est poursuivie plus tard en ma présence. Monsieur Poirot est d’une incroyable perspicacité, monsieur Catchpool. J’espère que vous l’appréciez à sa juste valeur… Ils en ont discuté à n’en plus finir, ajouta-t-elle à l’adresse de Poirot. Nancy ne voulait pas en démordre, mais Sam lui rétorquait que les fantômes n’évoluent pas dans les mêmes dimensions que nous, que le temps n’a pas de prise sur eux, et que donc il est infondé de dire qu’une femme, quelle qu’elle soit, puisse être assez vieille pour être la mère d’un fantôme.

— Imaginez la scène, Catchpool. Macabre à souhait, et d’un goût plus que douteux, non ? Quand Rafal Bobak a servi la collation, Nancy Ducane était assise près du cadavre d’Ida Gransbury installé dans un fauteuil à côté d’elle, et elle tournait en dérision la femme qui venait d’être tuée le jour même, avec sa complicité. Pauvre Harriet, que son chagrin rendait stupide : son mari ne souhaite pas lui parler directement depuis l’au-delà. Non, il ne veut parler qu’à Jennie Hobbs, et donc Harriet n’a pas le choix : si elle veut recevoir son message, il lui faut rencontrer Jennie au Bloxham et, ce faisant, aller vers une mort certaine.

— Elle l’avait bien mérité, plus que n’importe qui au monde, dit Jennie. Certes j’ai des regrets. Mais tuer Harriet n’en fait pas partie.

 

— Et Ida Gransbury dans tout ça ? demandai-je. Pourquoi s’est-elle rendue à l’hôtel Bloxham ?

— Ah ! dit Poirot, toujours disposé à prodiguer aux autres l’infini savoir dont il semblait le détenteur exclusif. Ida ne put résister à l’invitation que lui adressa Richard Negus. Cette fois, ce n’était pas pour communiquer avec un être cher disparu, mais pour retrouver, après seize ans de séparation, son fiancé d’autrefois. Comment imaginer meilleur appât ! Richard Negus avait abandonné Ida, sans doute en lui brisant le cœur. Elle ne s’est jamais mariée. Je suppose qu’il lui aura fait miroiter dans une lettre une possible réconciliation, peut-être même un vague projet de mariage. Après toutes ces années d’amère solitude, une deuxième chance s’offrait à Ida de retrouver l’amour de sa vie, avec en perspective une fin heureuse à leur histoire. Richard lui a dit qu’il la rejoindrait dans sa chambre d’hôtel vers 15 h 30, 16 heures, le jeudi. Vous rappelez-vous votre remarque, Catchpool, sur une invitation libellée comme suit : « Veuillez arriver la veille afin que la journée du jeudi soit entièrement consacrée à votre assassinat. » Cette idée prend maintenant tout son sens, n’est-ce pas ?

— En effet. Negus savait que le programme du jeudi serait chargé : il devrait commettre un meurtre, et se faire tuer. Il aura sûrement préféré arriver un jour plus tôt pour se préparer mentalement à cette double épreuve.

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