Meurtres en majuscules (24 page)

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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

BOOK: Meurtres en majuscules
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— Comment va-t-elle ? lui demandai-je, après les présentations d’usage.

Je vis l’angoisse déformer ses traits, mais le médecin se reprit.

— Elle réagit bien, étant donné les circonstances. C’est tout ce que je puis vous dire. Margaret ne tolérerait pas que je tienne des propos défaitistes. La plupart des gens ne survivraient pas longtemps à de telles violences. Mais elle est dotée d’une robuste constitution et d’une forte volonté. Bon sang, je vais tout tenter pour la sauver !

— Que lui est-il arrivé ?

— Deux sales types qui habitent en haut du village ont pénétré dans le cimetière au milieu de la nuit et… ils s’en sont pris à la tombe des Ive. Je ne m’étendrai pas sur ce qu’ils ont fait… c’est une telle honte. Margaret ne dort que d’une oreille, voyez-vous. Elle a entendu le bruit du métal frappant la pierre. Quand elle s’est précipitée pour les arrêter, ils l’ont attaquée avec la pelle dont ils s’étaient munis et ils l’ont battue à mort ! Le gendarme du village les a arrêtés quelques heures plus tard.

— Pardon, docteur, intervint Poirot. Vous savez donc qui a agressé Mme Ernst ? Ces sales types dont vous parlez… ils ont avoué ?

— Oui, et d’après le gendarme, ils en étaient fiers, répondit le Dr Flowerday en grinçant des dents.

— Qui sont-ils ? demandai-je.

— Les Clutton père et fils. Frederick et Tobias. Deux ivrognes qui ne valent pas mieux l’un que l’autre.

Le fils serait-il le jeune vaurien que j’avais vu au King’s Head, assis à la table de Walter Stoakley ? me demandai-je alors, et cela me fut confirmé plus tard.

— Margaret n’aurait pas dû s’en mêler, c’est tout ce qu’ils ont trouvé à dire. Quant à la tombe des Ive…, commença le Dr Flowerday, puis il se tourna vers moi. Surtout n’allez pas croire que je vous en veux, mais votre visite a attisé la haine qui couvait depuis des années. On vous a vu vous rendre chez
Margaret. Or tous les villageois connaissent sa position. Ils savent que l’histoire que vous avez entendue dans cette maison peint Patrick Ive non comme un charlatan aux mœurs légères, mais comme la victime d’une infâme campagne de cruauté et de calomnie, menée par ces mêmes villageois avec tant d’acharnement. Cela leur a donné envie de punir Patrick à nouveau. Et comme ils ne pouvaient plus l’atteindre, ils ont profané sa tombe. Margaret a toujours su que cela arriverait un jour. C’est pourquoi elle restait assise à sa fenêtre à longueur de journée, en espérant pouvoir l’empêcher. Savez-vous qu’elle n’a jamais connu Patrick et Frances Ive ? C’étaient mes amis. Leur tragédie fut mon tourment, cette injustice, mon obsession. Margaret ne les a pas connus, et pourtant, dès son arrivée, elle a pris fait et cause pour eux. Cela l’horrifiait de penser qu’une telle chose avait pu se produire dans la nouvelle paroisse de son mari, et elle l’en a convaincu. Oui, ce fut une chance incroyable que Margaret et Charles soient venus s’installer à Great Holling. Je n’aurais pu rêver meilleurs alliés, dit le Dr Flowerday.

— Pouvons-nous lui parler ? demandai-je.

Si Margaret était mourante, comme j’en avais l’impression malgré la détermination du médecin, je voulais entendre ce qu’elle avait à dire tant qu’elle en était encore capable.

— Bien sûr, répondit Ambrose Flowerday. Elle serait furieuse contre moi si je vous empêchais de la voir.

Poirot, l’infirmière et moi-même montâmes à l’étage à sa suite, pour pénétrer dans l’une des chambres. Quand je vis les bandages, le sang, le visage ravagé de Margaret, je m’efforçai de ne pas trop accuser le coup, mais j’en eus les larmes aux yeux.

— Sont-ils là, Ambrose ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Bonjour, madame Ernst. Je suis Hercule Poirot. Les mots me manquent pour vous exprimer combien je suis navré…

— Appelez-moi Margaret. Et M. Catchpool, est-il avec vous ?

— Oui, je suis là, dis-je à grand-peine, la gorge nouée.

Ceux qui avaient pu infliger ça à une femme ne méritaient pas le nom d’hommes. C’étaient des monstres, des brutes infâmes.

— Ne cherchez pas de jolies formules toutes faites pour me rassurer sur mon état, dit Margaret. Mes paupières sont si gonflées que je n’arrive pas à les ouvrir. Ambrose a dû vous dire que je n’en avais plus pour longtemps ?

— Non, madame. Il n’a pas dit ça.

— Ah bon ? Pourtant c’est ce qu’il croit.

— Margaret, ma chère…

— Il a tort. Je suis trop en colère pour mourir.

— Vous souhaitez nous dire quelque chose ? demanda Poirot.

Margaret émit un petit son guttural, ironique.

— Oui, mais je préférerais que vous ne montriez pas tant de hâte, comme si j’allais rendre mon dernier souffle d’une minute à l’autre. C’est peut-être ce que vous croyez d’après ce qu’Ambrose vous a dit, mais c’est une fausse impression. Pour l’heure, je dois me reposer. Non, je ne vais pas mourir. Combien de fois vais-je devoir m’en défendre aujourd’hui ! Ambrose, tu leur diras ce qu’ils ont besoin de savoir, tu veux bien ?

— Oui. Si telle est ta volonté… Margaret ? Margaret ! s’exclama-t-il, les yeux agrandis d’angoisse, en lui prenant la main.

— Laissez-la, dit l’infirmière, qui n’était pas encore intervenue. Laissez-la dormir.

— Dormir, répéta le Dr Flowerday d’un air hagard. Oui, bien sûr. Elle a besoin de sommeil.

— Que souhaite-t-elle que vous nous disiez, docteur ? demanda Poirot.

— Vous voulez bien emmener vos visiteurs au salon ? suggéra l’infirmière.

— Non, répondit le Dr Flowerday. Je ne veux pas la quitter. Et puis j’ai besoin de parler à ces messieurs en privé, aussi vous voudrez bien nous laisser seuls un moment, mademoiselle.

La jeune femme s’inclina et quitta la pièce. Flowerday s’adressa à moi :

— Margaret vous a pratiquement tout dit des tourments que ce maudit village a fait subir à Frances et Patrick, non ?

— En effet. Mais nous en savons peut-être plus que vous ne le pensez, répondit Poirot. J’ai parlé à Nancy Ducane et à Jennie Hobbs. D’après elles, l’enquête avait conclu que les morts de Patrick et Frances Ive étaient accidentelles. Pourtant Margaret Ernst a dit à Catchpool qu’ils avaient avalé du poison pour mettre fin à leurs jours : elle en premier, lui ensuite. Un poison nommé abrine.

— C’est la vérité, acquiesça Flowerday. Frances et Patrick ont chacun laissé un mot. C’est moi qui ai déclaré aux autorités que, selon mon opinion, leurs décès étaient accidentels. J’ai menti.

— Pourquoi ? s’enquit Poirot.

— Le suicide est un péché aux yeux de l’Église. Or la réputation de Patrick avait déjà été salie, je ne pouvais supporter qu’elle soit encore entachée. Et cette pauvre Frances, qui n’avait rien fait de mal et était une bonne chrétienne…

— Oui. Je comprends.

— Je connaissais plusieurs personnes qui se seraient délectées en apprenant que leurs agissements avaient
poussé les Ive au suicide. Harriet Sippel en particulier. Je n’ai pas voulu leur donner cette satisfaction.

— Puis-je vous demander quelque chose, docteur Flowerday ? Si je vous disais qu’Harriet Sippel en est venue à regretter son abjecte conduite envers Patrick Ive, croiriez-vous cela possible ?

Ambrose Flowerday partit d’un rire sans joie.

— Elle, regretter ? Hé bien, je penserais que vous avez perdu la tête, monsieur Poirot. Harriet n’a rien regretté de ce qu’elle avait fait. Moi non plus, si vous voulez savoir. Je suis content d’avoir menti il y a seize ans. Je referais la même chose aujourd’hui. Laissez-moi vous dire ceci : la foule menée par Harriet Sippel et Ida Gransbury contre Patrick Ive était le mal incarné. Il n’y a pas d’autre mot. J’imagine que comme tout homme cultivé, vous connaissez
La Tempête…
« L’enfer est vide… »

— « … Et tous les démons sont ici
1
 », compléta Poirot.

— Exactement. C’est très vrai, remarqua le Dr Flowerday en se tournant vers moi. C’est pour cela que Margaret ne voulait pas que vous me parliez, monsieur Catchpool. Elle aussi est fière d’avoir menti pour le bien de Patrick et de Frances, mais elle est plus prudente que moi. Elle craignait que je vous avoue ce mensonge d’un air de défi, comme je viens de le faire. Je sais, ajouta-t-il en souriant tristement. Je vais devoir en assumer les conséquences, à présent. Renoncer à exercer mon métier, renoncer même à ma liberté, et peut-être que je le mérite. Mon mensonge a tué Charles.

— Le défunt mari de Margaret ? dis-je.

— Oui. Cela nous était bien égal, à Margaret et à moi, d’entendre les gens nous traiter par en-dessous de menteurs, quand ils nous croisaient dans la rue, mais
Charles y était sensible, et sa santé s’est détériorée. Si j’avais combattu le mal dans le village moins farouchement, Charles serait peut-être encore en vie aujourd’hui.

— Où sont passées les lettres de suicide laissées par Patrick et Frances Ive ? demanda Poirot.

— Je l’ignore. Je les ai données à Margaret il y a seize ans. Et depuis, je ne l’ai pas questionnée à ce sujet.

— Je les ai brûlées.

— Margaret.

Ambrose Flowerday se précipita à son chevet.

— Tu t’es réveillée.

— Je me rappelle chaque mot, dit-elle. Il m’a semblé important de les garder en mémoire, alors je les ai appris par cœur.

— Margaret, tu dois te reposer. Dans ton état, c’est trop fatigant de parler.

— Dans sa lettre, Patrick demandait qu’on dise à Nancy qu’il l’aimait et qu’il l’aimerait toujours. Je n’ai pas répété ses paroles à Nancy. Comment l’aurais-je pu, sans révéler qu’Ambrose avait menti à l’enquête sur la cause de leurs morts ? Mais… maintenant que la vérité sort au grand jour, tu devrais le lui dire, Ambrose. Dis-lui ce que Patrick a écrit.

— Je le ferai. Ne t’inquiète pas, Margaret. Je m’occuperai de tout.

— Si, je m’inquiète. Tu n’as pas parlé à M. Poirot ni à M. Catchpool des menaces d’Harriet, après l’enterrement de Patrick et de Frances. Dis-leur, maintenant.

Presque aussitôt, elle sombra à nouveau dans le sommeil.

— Quelles étaient ces menaces, docteur ? demanda Poirot.

— Harriet Sippel arriva un jour au presbytère en traînant derrière elle une vingtaine d’excités, et elle parla au nom des habitants de Great Holling en déclarant leur intention d’exhumer les corps de Patrick et
Frances Ive. Selon la loi de Dieu, ces suicidés n’avaient pas le droit d’être enterrés en terre consacrée. Margaret sortit sur le perron. Elle leur rétorqua que cette coutume n’avait plus cours depuis les années 1880, et qu’on était en 1913. L’âme d’un défunt est remise entre les mains du Dieu de compassion, et n’est plus soumise au jugement terrestre, conclut-elle. Mais Ida Gransbury, en dévote et zélée partisane d’Harriet, fit valoir que s’il était mal avant 1880 d’enterrer un suicidé dans le cimetière d’une église, cela restait d’actualité. Dieu n’est pas une girouette qui varie au gré des modes, s’insurgea-t-elle. Ce qui fut jadis jugé inacceptable par l’Église l’est encore aujourd’hui. Quand Richard Negus apprit ce qu’avait dit cette harpie sans pitié, il rompit ses fiançailles avec elle et partit pour le Devon. C’est la meilleure décision qu’il ait prise de sa vie.

— Où Patrick et Frances Ive ont-ils trouvé l’abrine qu’ils ont avalé pour se tuer ? demanda Poirot.

— Pourquoi cette question ? s’étonna Ambrose Flowerday.

— Parce que je me suis demandé si ce produit était à vous, à l’origine ?

— En effet, reconnut le médecin en tressaillant. Frances l’a dérobé chez moi. J’ai passé quelques années à travailler sous les tropiques, et j’en ai rapporté deux fioles de ce poison. J’étais jeune, alors, mais je prévoyais de m’en servir plus tard au besoin, si jamais je souffrais d’une maladie douloureuse et incurable. Pour être le témoin des agonies endurées par certains de mes patients, je voulais pouvoir m’épargner cette sorte d’épreuve. Prévoyant déjà son geste, Frances avait dû fouiller dans mon armoire à pharmacie. J’ignorais qu’elle savait que j’y gardais deux fioles de poison mortel. Peut-être que je mérite d’être puni. Quoiqu’en dise Margaret, j’ai toujours eu
la conviction que c’était moi qui avais tué Frances, et non elle-même.

— Non ! Il ne faut pas vous en vouloir, répliqua Poirot. Puisqu’elle était décidée à mettre fin à ses jours, elle aurait trouvé un moyen d’y parvenir, avec ou sans votre fiole d’abrine.

J’attendais qu’il enchaîne en interrogeant Ambrose Flowerday à propos du cyanure, car en tant que médecin, celui-ci avait pu également s’en procurer, mais son propos fut tout autre.

— Docteur Flowerday, je n’ai pas l’intention de révéler à quiconque que les morts de Patrick et Frances Ive ne furent pas accidentelles. Vous resterez en liberté et pourrez continuer à exercer, décréta-t-il, avec une certaine solennité.

Sidéré, le Dr Flowerday nous dévisagea tour à tour. J’exprimai mon consentement par un hochement de tête, mais j’en voulais un peu à Poirot de ne pas m’avoir consulté au préalable. Après tout, c’était à moi et non à lui que revenait la lourde tâche de faire respecter la loi dans ce pays. Pourtant j’étais tout à fait d’accord pour ne pas dévoiler le mensonge d’Ambrose Flowerday.

— Merci. Vous êtes un homme généreux et magnanime, dit Flowerday.

— Je vous en prie, répondit Poirot avec un petit geste désinvolte. J’ai encore une question à vous poser, docteur : êtes-vous marié ?

— Non.

— Permettez-moi de vous dire que c’est un tort, déclara-t-il, ce qui me laissa complètement ébahi. Vous êtes célibataire, n’est-ce pas ? Et Margaret Ernst est veuve depuis des années. Vous l’aimez, c’est évident, et je crois qu’elle vous aime en retour. Pourquoi ne pas la demander en mariage ?

Le Dr Flowerday resta un instant silencieux, à cligner des yeux d’un air hébété.

— Margaret et moi avons convenu il y a longtemps que jamais nous ne nous marierions, avoua-t-il enfin. Après ce que nous avions jugé bon de faire, et la mort de ce pauvre Charles… eh bien, cela nous semblait inconvenant de connaître ce bonheur-là. Il y avait eu assez de souffrances.

J’observai Margaret, et je vis ses paupières tuméfiées s’entrouvrir un peu.

— Assez de souffrances, répéta-t-elle faiblement.

— Oh ! Margaret, gémit Flowerday en se mordant le poing. À quoi bon continuer sans toi ?

Poirot se leva.

— Docteur, dit-il de son ton le plus impérieux. Mme Ernst est persuadée qu’elle survivra. En revanche, j’espère bien que votre absurde résolution de renoncer au bonheur ne survivra pas. Ce serait tellement dommage. Deux personnes qui s’aiment ne devraient pas rester séparées quand rien ne les y oblige.

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