Tous les démons sont ici
À part quand il me dit à deux reprises que nous devions aller à Great Holling sans délai, Poirot demeura silencieux durant tout le trajet du retour. Il paraissait préoccupé et n’avait pas envie de parler, manifestement.
Lorsque nous arrivâmes à la pension, le jeune Stanley Beer nous y attendait.
— Que se passe-t-il ? lui demanda Poirot. Êtes-vous ici à propos de ma petite œuvre d’art ?
— Pardon, monsieur ? Oh, votre dessin ? Non… En fait, vous avez vu juste, monsieur, ajouta Beer en sortant une enveloppe de sa poche, qu’il lui tendit. Vous trouverez là votre réponse.
— Merci, constable. Mais alors, c’est qu’il y a autre chose ? Vous semblez inquiet.
— En effet, monsieur. Nous avons reçu à Scotland Yard un message d’Ambrose Flowerday, le médecin de Great Holling. Il a demandé que M. Catchpool retourne sur-le-champ au village. On a besoin de lui là-bas.
Poirot me regarda, puis revint à Stanley Beer.
— Nous avions justement l’intention de nous y
rendre au plus vite. Savez-vous ce qui a poussé le Dr Flowerday à réclamer le retour de Catchpool ?
— Oui. Hélas ce n’est pas une bonne nouvelle, monsieur. Une femme du nom de Margaret Ernst a été attaquée. Elle est dans un état très critique… désespéré, même…
— Oh non, murmurai-je.
— … et elle dit qu’elle a besoin de voir M. Catchpool avant de mourir. Pour avoir parlé au Dr Flowerday, je vous conseillerais de vous dépêcher, monsieur. Une voiture vous attend pour vous emmener à la gare.
— Nous accordons-nous une heure, le temps de nous préparer ? proposai-je à Poirot, connaissant son amour de l’ordre et son horreur de toute précipitation.
— Dix minutes au grand maximum, monsieur, si vous voulez attraper le prochain train, intervint Beer après avoir vérifié l’heure à sa montre.
Peu après, j’eus un moment de honte en découvrant Poirot qui m’attendait au pied de l’escalier, sa valise à la main.
— Dépêchez-vous, mon ami, me pressa-t-il.
Dans la voiture, je me décidai à parler malgré son humeur taciturne, car j’en avais gros sur le cœur.
— Si seulement j’étais resté loin de cet infernal village, Margaret Ernst n’aurait pas été agressée. Quelqu’un a dû me voir aller à son cottage et remarquer que j’y étais demeuré un bon bout de temps.
— Justement, vous êtes resté assez longtemps pour qu’elle vous révèle tout ce qu’elle savait, ou presque. Alors quel intérêt d’essayer de la supprimer alors qu’elle n’avait plus rien à cacher à la police ?
— Par esprit de vengeance, ou pour la punir. Même si pour moi, cela n’a pas de sens. Si Nancy Ducane est innocente, et que Jennie Hobbs et Samuel Kidd sont derrière tout ça, étant les seules personnes impliquées à être encore en vie, pourquoi voudraient-
ils tuer Margaret Ernst ? Elle ne m’a rien dit qui les incrimine, et elle n’a jamais fait de mal à Patrick et Frances Ive.
— Je suis d’accord. Jennie Hobbs et Samuel Kidd n’ont pas de raison de souhaiter sa mort, pour autant que je sache.
La pluie crépitait si fort sur les vitres de la voiture que nous avions du mal à nous entendre et à nous concentrer.
— Alors qui a fait ça ? demandai-je. Dire que nous croyions avoir toutes les réponses…
— Catchpool, ne me dites pas que vous vous êtes imaginé pareille chose ?
— Mais si. Je parie que vous allez me prouver combien j’avais tort. Mais tout semblait se combiner parfaitement, jusqu’à ce que nous apprenions l’agression de Margaret Ernst.
— Se combiner parfaitement ! ricana Poirot.
— Eh bien, les choses me paraissaient assez simples. Tous les assassins étaient morts. Ida avait tué Harriet, avec son consentement, pour être tuée à son tour et de son plein gré par Richard Negus. Enfin, Jennie n’arrivant pas comme prévu pour le tuer, Negus avait dû se suicider. Quant à Jennie Hobbs et Samuel Kidd, ils n’ont tué personne. Certes ils ont participé à leur façon à l’entreprise, mais ces morts ne sont pas vraiment des meurtres, d’après moi. Plutôt des…
— Des exécutions librement consenties ?
— Exactement.
— Quel admirable plan ils ont conçu, n’est-ce pas ? Harriet Sippel, Ida Gransbury, Richard Negus et Jennie Hobbs. Appelons-les un instant A, B, C et D, et nous nous rendrons mieux compte de son ingéniosité.
— Pourquoi ne pas les appeler par leurs noms ?
— A, B, C et D sont rongés par la culpabilité et avides de rédemption, poursuivit Poirot sans relever
ma remarque. Ils acceptent tous l’idée qu’ils doivent payer de leur vie le péché qu’ils ont commis dans le passé, et ils prévoient donc de se tuer mutuellement : B tue A, puis C tue B, et enfin D tue C.
— Sauf que D n’a pas tué C, n’est-ce pas ? D, s’il s’agit bien de Jennie Hobbs, n’a pas tué Richard Negus.
— Peut-être pas, mais selon le plan initial, elle était censée le faire. Puis D devait survivre pour voir E, à savoir Nancy Ducane, être pendue pour les meurtres de A, B et C. Alors seulement D pourrait… D, répéta-t-il. Décès. J’ai trouvé !
— Hein ?
— Pour vos mots croisés. Un mot synonyme de mort en cinq lettres. Vous vous rappelez ? J’ai suggéré « crime », mais vous avez dit que ça marcherait si seulement le mot crime commençait par un D…
Soudain Poirot se tut et secoua la tête.
— Oui, je me rappelle, mais qu’avez-vous, Poirot ? dis-je en voyant le vert de ses yeux luire étrangement.
— Moi ? Rien, je vais on ne peut mieux. Si le mot crime commençait par un D ! C’est ça ! Mon ami, vous ne pouvez savoir à quel point vous m’avez aidé. Attendez… mais oui, c’est forcément ça ! Le jeune homme et la femme âgée… Ah, mais tout s’éclaire à présent !
— S’il vous plaît, expliquez-vous.
— Oui, quand je serai prêt.
— Pourquoi pas maintenant ? Que vous faut-il encore ?
— Accordez-moi plus de vingt secondes pour rassembler mes idées, Catchpool, je vous prie. Il le faut, si vous voulez que je vous éclaire, vous qui n’avez manifestement rien compris. Chacune de vos paroles me le démontre. Vous dites avoir toutes les réponses, mais l’histoire que nous a racontée Jennie Hobbs ce
matin n’était qu’un tissu de mensonges, très habile, j’en conviens ! Ne le voyez-vous pas ?
— Eh bien… c’est-à-dire que…
— Richard Negus tombe d’accord avec Harriet Sippel quand elle suggère que Nancy Ducane devrait être pendue pour trois meurtres qu’elle n’a pas commis ? Il laisse à Jennie Hobbs le soin de décider du sort de Nancy Ducane ? Le respectable Richard Negus, qui fait figure d’autorité, celui qui, depuis seize ans, s’en veut terriblement d’avoir injustement condamné Patrick Ive ? Le Richard Negus qui s’est rendu compte, trop tard, que c’était mal de persécuter un homme pour une faiblesse somme toute bien humaine ? Celui qui a rompu ses fiançailles avec Ida Gransbury à cause de son intransigeance, ce Richard Negus-là aurait envisagé que Nancy Ducane, dont le seul crime fut d’avoir aimé un homme qui ne pouvait lui appartenir, soit condamnée à la pendaison pour trois meurtres dont elle est innocente ? Bah ! C’est absurde ! Il n’y a aucune logique, aucune cohérence dans tout ça. C’est une pure invention conçue par Jennie Hobbs pour nous induire encore une fois en erreur.
J’en restai un instant bouche bée.
— Vous en êtes sûr, Poirot ? Je dois dire que sur le moment, j’y ai cru.
— Sûr et certain, Catchpool. Henry Negus nous a bien dit que son frère Richard avait vécu seize ans en reclus, sans voir ni parler à personne ? Pourtant, selon Jennie Hobbs, il a tenté durant toutes ces années de persuader Harriet Sippel et Ida Gransbury qu’elles étaient responsables des morts de Patrick et Frances Ive et devaient en payer le prix. Comment Richard Negus aurait-il pu communiquer régulièrement avec deux femmes de Great Holling sans que son frère Henry le remarque ?
— Là, vous marquez un point. Je n’y avais pas pensé.
— Et ce point-là est secondaire. Vous avez sûrement relevé tout ce qui était encore plus choquant dans l’histoire de Jennie ?
— Faire accuser une femme innocente d’un meurtre, c’est choquant, incontestablement.
— Catchpool, je ne me place pas du point de vue moral, mais sur le plan des faits. Est-ce en m’exaspérant que vous comptez m’obliger à tout vous expliquer avant que je sois prêt ? Drôle de méthode. Bien, j’attirerai votre attention sur un détail dans l’espoir qu’il vous conduira aux autres. D’après Jennie Hobbs, comment les clefs des chambres 121 et 317 de l’hôtel Bloxham ont-elles fini dans le manteau bleu de Nancy Ducane ?
— Samuel Kidd les a glissées dans sa poche en la croisant dans la rue.
— Certes, mais comment M. Kidd a-t-il récupéré les clefs en premier lieu ? Jennie était censée prendre les trois clefs dans la chambre 238 quand elle y aurait retrouvé Richard Negus pour le tuer, puis passer les trois clefs à Samuel Kidd après avoir verrouillé la chambre 238. Pourtant, selon ses dires, elle ne s’est pas rendue à cette chambre, ni à l’hôtel Bloxham le soir des meurtres. M. Negus a verrouillé sa porte de l’intérieur et s’est supprimé, après avoir caché la clef de sa chambre derrière un carreau descellé de la cheminée. Alors comment Samuel Kidd a-t-il mis la main sur les deux autres clefs ?
Après un petit temps de réflexion, je dus avouer mon ignorance. Poirot continua ses hypothèses :
— Peut-être que, ne voyant pas venir Jennie Hobbs, Samuel Kidd et Richard Negus ont improvisé : le premier tue le second, puis récupère dans sa chambre les clefs de Harriet Sippel et Ida Gransbury. Auquel cas, pourquoi ne pas prendre également la clef de Richard
Negus ? Pourquoi la cacher derrière le carreau de la cheminée ? La seule explication plausible, c’est que Richard Negus désirait que son suicide passe pour un meurtre. Mais il aurait suffi que Samuel Kidd emporte la clef de la chambre. Pas besoin de laisser une fenêtre ouverte pour faire croire que le meurtrier s’était échappé par cette voie.
Je dus me rendre à ses arguments.
— Puisque Richard Negus a verrouillé sa porte de l’intérieur, comment Samuel Kidd est-il entré dans la chambre 238 pour récupérer les clefs des chambres 121 et 317 ? remarquai-je.
— Précisément.
— Et s’il avait grimpé sur l’arbre pour accéder à la fenêtre ouverte ?
— Catchpool, réfléchissez. Jennie Hobbs prétend qu’elle ne s’est pas rendue à l’hôtel Bloxham ce soir-là. Donc, ou Samuel Kidd a coopéré avec Richard Negus pour accomplir le plan en se passant d’elle, ou bien les deux hommes n’ont pas coopéré. Dans ce cas, pourquoi M. Kidd aurait-il pénétré dans la chambre d’hôtel de M. Negus par une fenêtre ouverte sans y être invité, pour récupérer les deux clefs ? Quelle raison aurait-il eu d’agir ainsi ? Et si les deux hommes avaient coopéré, alors Samuel Kidd aurait sûrement récupéré les trois clefs pour les placer dans la poche de Nancy Ducane. En outre… si Richard Negus s’est suicidé, comme vous le croyez maintenant, et que de ce fait le bouton de manchette est tombé au fond de sa bouche, qui a ainsi disposé son corps sur le sol ? Croyez-vous qu’un homme qui a avalé du poison puisse se contraindre à mourir dans une position aussi nette ? Non ! ce n’est pas possible.
— J’y réfléchirai un peu plus tard. Vous me donnez le vertige, avec ce méli-mélo de nouvelles questions.
— Quel genre de questions ?
— Pourquoi nos trois victimes ont-elles commandé une collation, pour ensuite ne pas y toucher ? Et puisqu’elles n’ont rien mangé, pourquoi les sandwiches ne sont-ils pas restés sur les plateaux dans la chambre d’Ida Gransbury ? Que sont-ils devenus ?
— Ah ! vous réfléchissez enfin comme un vrai détective. Grâce à l’enseignement d’Hercule Poirot, vous commencez à faire fonctionner vos petites cellules grises.
— Avez-vous pensé à ce problème de nourriture ?
— Évidemment. Voulez-vous savoir pourquoi je n’ai pas demandé à Jennie Hobbs de s’expliquer là-dessus, comme je l’ai fait à propos d’autres incohérences ? Parce que je voulais qu’elle s’imagine qu’en la quittant, nous croyions à son histoire. Par conséquent, je ne pouvais lui poser une question à laquelle elle n’aurait su que répondre.
— Poirot ! Et le visage de Samuel Kidd !
— Eh bien, mon ami ?
— Vous rappelez-vous la première fois où vous l’avez rencontré au Pleasant’s ? Il s’était coupé en se rasant. Il s’était entaillé la joue, et le reste de son visage était couvert de barbe.
Poirot confirma d’un hochement de tête qu’il s’en souvenait.
— Et si ce n’était pas une coupure de rasoir, mais une éraflure due à une branche d’arbre ? suggérai-je. Si Samuel Kidd s’était griffé méchamment le visage en cherchant à entrer dans la chambre 238 par la fenêtre ouverte ? Sachant qu’il devrait nous raconter son faux témoignage sur Nancy Ducane, qu’il aurait vue s’enfuir de l’hôtel, il ne voulait pas que nous fassions le lien entre cette vilaine éraflure et l’arbre devant la fenêtre ouverte de Richard Negus. Alors il s’est rasé, mais juste en partie.
— Comptant que nous supposerions qu’il avait commencé à se raser et y avait renoncé après s’être
coupé méchamment, dit Poirot. Ensuite, quand il m’a rendu visite à la pension, sa barbe avait disparu et son visage était couvert de coupures : pour me rappeler qu’il n’arrivait pas à se raser sans faire d’épouvantables dégâts. Je supposerais donc que toutes les meurtrissures de son visage étaient dues au feu du rasoir.
— Vous n’avez guère l’air enthousiaste, remarquai-je.
— C’est tellement évident. Je suis arrivé à cette conclusion il y a plus de deux heures.
— Ah, soupirai-je, découragé. Attendez un peu… Si Samuel Kidd s’est égratigné à une branche d’arbre devant la fenêtre de Richard Negus, cela signifie qu’il a bien grimpé jusqu’à la chambre et qu’il a récupéré les clefs 121 et 317, n’est-ce pas ?
— Nous n’avons plus le temps d’en discuter, répliqua Poirot d’un ton peu amène. Nous arrivons à la gare. Votre question me montre que vous ne m’avez pas bien écouté.
Le Dr Ambrose Flowerday nous avait donné rendez-vous au presbytère. L’endroit semblait lui avoir été dévolu pour qu’il en fasse temporairement un hôpital destiné à une seule patiente. En d’autres circonstances, ces dispositions m’auraient intrigué, mais cette pauvre Margaret Ernst occupait toutes mes pensées. Une infirmière en uniforme nous avait ouvert la porte, et nous nous trouvions dans un hall d’entrée glacial au haut plafond. Le décor était austère : pas de tapis, juste un plancher nu, mal raboté. Le Dr Flowerday nous accueillit. C’était un homme grand et corpulent, la cinquantaine environ, avec des cheveux noirs et drus, grisonnant sur les tempes. Sa chemise était froissée et il y manquait un bouton.