— Difficile, ou irrésistible, dit Poirot.
— Pour moi, c’était difficile. On met les pires agissements de cette personne sur le compte d’un mal-être, d’une souffrance maladive dont ils seraient les symptômes, sans l’imputer à son être véritable. Je ne pouvais en aucun cas pardonner à Harriet la façon dont elle traitait Patrick. Cependant, j’avais presque
pitié d’elle en voyant ce qu’elle était devenue. Ce devait être horrible autant pour elle que pour les autres.
— Vous la considériez comme une victime ?
— Oui, ce fut une tragédie pour elle de perdre un mari bien-aimé aussi jeune ! On peut être à la fois victime et bourreau.
— C’est une chose qu’Harriet et vous aviez en commun, remarqua Poirot. Vous aviez toutes deux perdu votre mari très jeunes.
— Cela va vous sembler cruel de ma part, mais en réalité, il n’y avait aucune commune mesure, dit Nancy. George Sippel était tout, pour Harriet. Moi, j’ai épousé William parce que c’était un homme sage et qu’il m’assurait la sécurité. J’avais besoin d’échapper à mon père. Je ne supportais plus de vivre sous le même toit que lui.
— Ah oui… Albinius Johnson, dit Poirot. Cela m’est revenu après notre entrevue. En effet, je connaissais ce nom. Votre père faisait partie d’un cercle d’agitateurs anglais et russes sévissant à Londres à la fin du siècle dernier. Il a fait un séjour en prison.
— C’était un individu dangereux, dit Nancy. Je ne supportais pas de discuter avec lui de ses… idées, mais je sais qu’il trouvait légitime de tuer des gens, quel que soit leur nombre, s’ils étaient un obstacle à ses idéaux, à la création d’un monde meilleur. Meilleur selon sa conception ! Comment peut-on améliorer le monde en répandant le sang ? Comment des hommes qui ne souhaitent qu’écraser et détruire pourraient-ils y parvenir, quand ils sont incapables de parler de leurs espoirs ou de leurs rêves sans que leurs faces soient déformées par la haine et la colère ?
— Je vous rejoins tout à fait, madame. Un mouvement mené par la fureur et le ressentiment ne changera pas nos vies en mieux. Jamais. Il est vicié à la source.
Je faillis intervenir pour exprimer mon assentiment, mais je me ravisai, car visiblement, personne ne s’intéressait à mes idées.
— Quand j’ai rencontré William Ducane, je n’en suis pas tombée amoureuse, mais je l’appréciais beaucoup en tant qu’homme et je le respectais. Il était calme et prévenant, mesuré dans ses propos comme dans son comportement. Presque trop scrupuleux, dirais-je. Au point de s’en vouloir terriblement si par malheur il oubliait de rapporter un livre à la bibliothèque municipale après le délai imparti.
— Un homme doté d’une conscience.
— Oui, plein de bon sens et d’humilité. Si un obstacle lui barrait le chemin, il avait tendance à le contourner au lieu de le bousculer au passage. Je savais que lui n’inviterait pas chez nous une bande d’excités enclins à la violence. William appréciait l’art et les belles choses. En cela, il me ressemblait.
— Je comprends, madame. Mais vous n’éprouviez pas pour lui un amour passionné, tel que celui d’Harriet Sippel pour son mari, n’est-ce pas ?
— Non. L’homme que j’ai passionnément aimé était Patrick Ive. Dès l’instant où je l’ai vu, mon cœur n’a appartenu qu’à lui seul. J’aurais sacrifié ma vie pour lui. Quand je l’ai perdu, j’ai fini par comprendre ce qu’Harriet avait dû éprouver à la mort de George. On ne peut l’imaginer, tant qu’on ne l’a pas vécu. Je me rappelle, après l’enterrement de George, j’avais trouvé Harriet morbide quand elle m’avait suppliée de prier pour qu’elle meure afin de le rejoindre au plus vite. J’avais refusé, en lui disant qu’avec le temps, la douleur s’atténuerait, et qu’un jour elle retrouverait une raison de vivre.
Nancy s’interrompit, visiblement émue.
— Malheureusement, c’est ce qui est arrivé, reprit-elle. Elle a trouvé du plaisir dans la souffrance des autres. La veuve Harriet était une sinistre harpie.
Telle était la femme qui a été tuée à l’hôtel Bloxham. Celle que je connaissais et aimais est morte avec son George… Vous avez remarqué que j’en veux à Jennie, ajouta-t-elle en levant soudain les yeux vers moi. Je n’en ai pas le droit. Je suis aussi coupable qu’elle d’avoir laissé tomber Patrick.
Sur ces mots, Nancy éclata en sanglots et se couvrit le visage de ses mains.
— Allons, madame. Tenez, dit Poirot en lui passant un mouchoir. Comment auriez-vous pu laisser tomber Patrick Ive ? Vous nous avez dit que vous auriez donné votre vie pour lui.
— Je ne vaux pas mieux que Jennie. Comme elle, j’ai fait preuve d’une lâcheté dégoûtante ! Quand je me suis dressée au King’s Head pour confesser que Patrick et moi étions amoureux et que nous nous rencontrions en secret, je n’ai pas dit la vérité. Du moins pas toute la vérité…
Trop bouleversée pour continuer, Nancy pleura dans le mouchoir, secouée de sanglots.
— Je crois vous comprendre, madame, dit doucement Poirot. Ce jour-là au King’s Head, vous avez dit aux villageois que vos relations avec Patrick étaient restées chastes. C’était là votre mensonge. Ai-je deviné ?
— Je ne supportais plus ces rumeurs, reprit-elle avec désespoir. Tous ces ragots macabres de rencontres avec les âmes des défunts en échange d’argent, ces petits enfants huant Patrick et sa femme au passage dans les rues en hurlant au blasphème… J’étais épouvantée ! Vous ne pouvez imaginer cette horreur, toutes ces voix s’acharnant à accuser et condamner un seul homme, un homme bon !
Oh si, je pouvais l’imaginer. Au point d’avoir envie qu’elle cesse d’en parler.
— Il fallait que je fasse quelque chose, monsieur Poirot. Alors voilà ce que je me suis dit : je com
battrai ces calomnies avec quelque chose de bon et de pur, la vérité. La vérité, c’était mon amour pour Patrick, un amour partagé, mais j’avais peur, et j’ai terni la vérité par un mensonge ! Ce fut là mon erreur. Dans ma fougue, j’ai manqué de lucidité. J’ai souillé la beauté de mon amour pour Patrick par manque de courage et de sincérité. Nos relations n’étaient pas chastes, mais j’ai prétendu qu’elles l’étaient. J’ai cru n’avoir pas d’autre choix que de mentir. Ce fut lâche et méprisable de ma part !
— Vous êtes trop dure envers vous-même, dit Poirot. Ce n’est pas nécessaire.
— Comme j’aimerais vous croire, soupira Nancy en se tapotant les yeux. Mais pourquoi n’avoir pas dit toute la vérité ? Face à ces horribles accusations, ma défense de Patrick aurait dû être une noble chose, et je l’ai gâchée. Pour cela, je me maudis tous les jours de ma vie. Cette meute de braillards, de chasseurs de péché du King’s Head, ils étaient montés contre moi, de toute façon. Pour eux, j’étais déjà une femme déchue, et Patrick, le diable en personne. Alors un peu plus ou un peu moins, quelle importance ? L’opprobre était déjà à son apogée.
— Pourquoi, dans ce cas, n’avoir pas dit toute la vérité ? demanda Poirot.
— J’ai voulu épargner Frances, lui rendre l’épreuve moins pénible. Éviter un plus grand scandale. Ensuite, Frances et Patrick se sont suicidés, et tout espoir fut perdu… Je sais bien qu’ils ont mis fin à leurs jours, malgré ce qu’on a pu dire, ajouta Nancy.
— Ce fait a-t-il été contesté ? demanda Poirot.
— Selon le médecin et tous les rapports officiels, leurs morts étaient accidentelles, mais personne n’y a cru, à Great Holling. Le suicide est un péché, aux yeux de l’Église. Le médecin du village a voulu protéger la réputation de Patrick et Frances d’un plus grand dommage. Il les aimait beaucoup, et il a pris
leur défense quand personne d’autre ne l’a fait ni voulu. Le Dr Flowerday est un brave homme, une espèce rare, à Great Holling. Il savait distinguer les mensonges, quand il en entendait… Mensonge pour mensonge et dent pour dent, conclut Nancy en riant à travers ses larmes.
— Ou vérité pour vérité ? suggéra Poirot.
— Oui, c’est vrai. Oh, votre mouchoir est fichu, j’en ai peur.
— Aucune importance. J’en ai d’autres. Encore une question que j’aimerais vous poser, madame : Samuel Kidd, ce nom vous dit-il quelque chose ?
— Non. Il le devrait ?
— Il n’a pas vécu à Great Holling, quand vous-même y habitiez ?
— Non. Et c’est tant mieux pour lui, dit Nancy amèrement.
Femme âgée et jeune homme
— Donc, reprit Poirot une fois que notre visiteuse nous eut quittés. Nancy Ducane est d’accord avec Margaret Ernst pour dire que les Ive se sont suicidés, mais le rapport officiel atteste que les morts furent accidentelles. Ambrose Flowerday aurait raconté ce mensonge pour protéger les réputations de Frances et Patrick Ive d’un plus grand dommage.
— Et comme par hasard, Margaret Ernst n’a rien dit à ce propos, remarquai-je.
— Serait-ce pour cette raison qu’elle vous a fait promettre de ne pas parler au médecin ? Et si Ambrose Flowerday était fier du mensonge qu’il a fait, assez pour me l’avouer si je lui avais posé la question ? Margaret Ernst souhaitait peut-être le protéger contre lui-même…
— Oui, convins-je. C’est sans doute pourquoi elle voulait m’éloigner de lui.
— Ce besoin de protéger, comme je le comprends ! s’exclama farouchement Poirot.
— Vous ne devez pas vous en vouloir à propos de Jennie, Poirot. Vous n’auriez pas pu la protéger.
— Là, vous faites preuve de sagesse, Catchpool. Protéger Jennie était une tâche impossible, même
pour Hercule Poirot. Avant que je la rencontre, il était déjà trop tard pour la sauver, je m’en rends compte à présent. Beaucoup trop tard, soupira-t-il. Ne trouvez-vous pas intrigant que cette fois, on ait trouvé du sang sur les lieux du crime, alors qu’auparavant, les victimes étaient mortes empoisonnées ?
— À vrai dire, ce qui ne cesse de m’intriguer, c’est où est passé le corps de Jennie ? Le Bloxham a été fouillé de fond en comble, et on n’a rien trouvé !
— Peu importe l’endroit, Catchpool. Ne vous demandez pas où est passé le corps, mais pourquoi il a disparu. Oui, qu’importe que le corps ait été emporté de l’hôtel dans un chariot de linge, une valise ou une brouette, mais pourquoi a-t-il été enlevé ? Pourquoi ne l’a-t-on pas laissé dans la chambre d’hôtel, comme les trois autres ?
— Eh bien ? Quelle est la réponse ? Vous la connaissez, alors dites-la moi.
— En effet, dit Poirot. Tout cela peut s’expliquer, mais je crains que l’explication ne soit guère réjouissante.
— Réjouissante ou pas, j’aimerais l’entendre.
— Le moment venu, vous l’entendrez, ainsi que tout le reste. Pour l’heure, je vous dirai ceci : aucun employé du Bloxham n’a vu Harriet Sippel, Ida Gransbury ou Richard Negus plus d’une fois, à part un homme : Thomas Brignell. Lui a vu Richard Negus deux fois : quand Negus est arrivé à l’hôtel le mercredi et qu’il s’est occupé de lui, et le jeudi soir, lorsqu’il est tombé sur M. Negus dans le couloir et que celui-ci lui a commandé un verre de sherry, conclut Poirot avec un petit gloussement de satisfaction. Réfléchissez-y, Catchpool… Commencez-vous à discerner ce que cela signifie ?
— Non.
— Ah.
Cette seule syllabe suffit à m’exaspérer au plus haut point.
— Par pitié, Poirot ! m’exclamai-je.
— Je vous l’ai dit, mon ami : n’espérez pas de moi que je vous donne toujours la réponse.
— Mais je sèche complètement ! Plusieurs éléments nous portent à suspecter Nancy Ducane de ces crimes, mais elle a un solide alibi fourni par lady Louisa Wallace. Alors… qui d’autre qu’elle aurait pu vouloir tuer Harriet Sippel, Ida Gransbury, Richard Negus et Jennie Hobbs ? m’enquis-je.
Je me mis à arpenter le salon, furieux contre moi-même, et ne voyant aucun moyen de me sortir de cette ornière.
— Je trouve toujours absurde que vous vous permettiez ces allégations, repris-je. Mais en admettant que le meurtrier soit Henry Negus, Rafal Bobak ou Thomas Brignell, quel aurait été leur mobile ? Quel rapport y a-t-il entre ces trois personnes et les tragiques événements de Great Holling survenus seize ans plus tôt ?
— Henry Negus a le mobile le plus vieux et le plus banal du monde : l’argent. Il nous a bien dit que son frère Richard dilapidait tous ses biens, n’est-ce pas ? Il nous a également informés que son épouse ne voulait en aucun cas bannir Richard de son foyer. Si son frère meurt, Henry n’a plus à l’entretenir. Tandis qu’un Richard vivant lui aurait coûté à la longue une petite fortune.
— Et Harriet Sippel, Ida Gransbury et Jennie Hobbs ? Pourquoi Henry Negus les aurait-il tuées elles aussi ?
— Je l’ignore, même si je pourrais à ce sujet émettre quelques hypothèses, répondit Poirot. Quant à Rafal Bobak et Thomas Brignell, je ne vois pour eux aucun mobile, à moins que l’un d’eux nous cache sa véritable identité.
— Je suppose que nous devrions creuser un peu plus ces différentes pistes, dis-je.
— Puisque nous en sommes à établir une liste de suspects, qu’en est-il de Margaret Ernst et Ambrose
Flowerday ? suggéra Poirot. Qui sait s’ils n’ont pas été poussés par le désir de venger Patrick Ive ? Margaret assure qu’elle était seule chez elle le soir des meurtres, mais elle n’a personne pour corroborer ses dires. Quant au Dr Flowerday, nous ignorons où il se trouvait, car hélas ! vous avez promis de ne pas chercher à le rencontrer, et vous avez tenu votre promesse. Poirot va devoir aller à Great Holling !
— Je vous avais dit de m’accompagner, lui rappelai-je. Remarquez, si vous étiez venu, vous n’auriez pas pu vous entretenir avec Nancy Ducane, Rafal Bobak et les autres. Au fait, ce jeune homme et cette femme plus âgée dont Bobak a entendu parler quand il se trouvait dans la chambre d’Ida Gransbury, en supposant que son compte rendu soit crédible, j’y ai réfléchi… et j’ai même établi une liste de tous les couples auxquels j’ai pu penser.
Je sortis alors cette liste de ma poche. (Oui, j’avais envie d’impressionner Poirot, je le reconnais. Mais j’en fus pour mes frais, ou alors, il le cacha bien.)
— George et Harriet Sippel, lus-je à haute voix. Patrick et Frances Ive. Patrick Ive et Nancy Ducane. Charles et Margaret Ernst. Richard Negus et Ida Gransbury. Dans aucun de ces couples la femme n’est plus âgée que l’homme. En tout cas pas « assez vieille pour être sa mère », comme cela a été dit.
— Tsss, fit Poirot impatiemment. Vous ne réfléchissez pas, mon ami. Ce couple composé d’un jeune homme et d’une femme plus âgée, comment savez-vous qu’il existe ?
Avait-il perdu la raison ? me dis-je en le dévisageant.
— Eh bien, Walter Stoakley en a parlé au King’s Head, et Rafal Bobak a entendu par mégarde…
— Non, non, m’interrompit Poirot, de façon assez discourtoise. Vous ne tenez pas assez compte des détails : au King’s Head, Walter Stoakley a parlé d’une
femme rompant son engagement avec un homme, n’est-ce pas ? Alors que la conversation entre les trois victimes entendue par Rafal Bobak parlait d’un homme n’éprouvant plus d’intérêt pour une femme qui recherchait encore son amour. Comment voulez-vous que ce soit le même couple ? Au contraire, il ne peut s’agir des mêmes personnes !
— Vous avez raison, dis-je, abattu. Je n’y avais pas pensé.
— Vous étiez trop content de votre schéma, voilà pourquoi. Femme âgée et jeune homme par ci, femme âgée et jeune homme par là… Vous avez supposé qu’il s’agissait des mêmes !
— Oui, en effet. Peut-être devrais-je changer de métier.
— Non. Vous êtes perspicace, Catchpool. Pas toujours, mais quelquefois. Vous m’avez aidé à m’orienter dans toute cette confusion. Vous m’avez apporté un peu de lumière, et cela m’a permis de voir jusqu’au bout du tunnel. Vous rappelez-vous quand vous avez dit que Thomas Brignell avait gardé pour lui certaines choses pour des raisons personnelles ? Cette remarque m’a beaucoup éclairé, sachez-le, Catchpool !
— Eh bien moi, je suis toujours au fond du tunnel, sans aucune lueur pour me guider vers la sortie.
— Je vais vous faire une promesse, m’annonça alors Poirot. Demain, juste après le petit déjeuner, nous irons faire une petite visite, vous et moi. Ensuite, vous y verrez plus clair. Et moi aussi, j’espère.
— Je suppose que je n’ai pas le droit de vous demander à quelle personne nous allons rendre visite ?
— Mais si, mon ami, répondit Poirot en souriant. J’ai téléphoné à Scotland Yard pour obtenir son adresse. Et elle ne vous est pas inconnue.
Inutile de préciser qu’il ne m’en dit pas plus.