En évitant toujours de la regarder, Beer se rapprocha du fauteuil de Poirot, tenant quelque chose dans son poing serré, puis il ouvrit la main.
— Qu’est-ce que c’est ? s’impatienta Nancy.
— Deux clefs appartenant à l’hôtel Bloxham, dit Poirot d’un ton solennel. Gravées des numéros 121 et 317.
— Et alors ? Ces numéros devraient-ils signifier quelque chose pour moi ? demanda Nancy.
— Deux des trois meurtres ont été commis dans les chambres correspondant à ces clefs, madame. Et selon le témoin qui vous a vue vous enfuir de l’hôtel le soir des meurtres, les deux clefs que vous avez laissées tomber portaient des numéros commençant par cent et trois cents.
— Eh bien, quelle extraordinaire coïncidence ! s’esclaffa Nancy. Oh, monsieur Poirot ! Êtes-vous aussi intelligent que vous le prétendez ? Votre énorme moustache vous empêcherait-elle de voir ce que vous avez sous le nez ? C’est un coup monté. Quelqu’un a décidé de me faire inculper de meurtre. C’en est presque intrigant ! Je trouverai même amusant d’essayer de découvrir quelle est cette personne, sitôt que nous aurons convenu de mon innocence et que je verrai s’éloigner la corde de la potence !
— Qui aurait eu la possibilité de glisser ces clefs dans la poche de votre manteau entre jeudi dernier et aujourd’hui ? lui demanda Poirot.
— Comment le saurais-je ? N’importe quel passant croisé dans la rue. Je porte souvent ce manteau bleu… Vous savez, tout cela manque de logique.
— Expliquez-vous.
Elle resta pensive un instant, comme perdue dans ses rêves, puis revint à elle.
— Quelqu’un qui détestait Harriet, Ida et Richard au point de les tuer… serait presque à coup sûr bien disposé envers moi. Pourtant cette personne tente de me faire accuser du crime.
— Dois-je l’arrêter, monsieur ? demanda Stanley Beer à Poirot ? Je l’emmène ?
— Oh, ne soyez pas ridicule ! s’indigna Nancy. Réfléchissez un peu, constable ! Ou bien n’êtes-vous qu’un pantin tout juste bon à obéir aux ordres ? Si vous voulez arrêter quelqu’un, arrêtez donc votre témoin. Et si ce témoin n’était pas seulement un menteur, mais un meurtrier ? Y avez-vous songé ? Vous devez sur-le-champ traverser la rue pour aller interroger St John et Louisa Wallace et apprendre la vérité. C’est le seul moyen de mettre un terme à ces absurdités.
Poirot s’extirpa de son fauteuil, non sans quelque difficulté ; c’était l’un de ces sièges un peu trop profonds pour une personne de sa taille et de sa corpulence.
— Nous y allons de ce pas, confirma-t-il, puis il s’adressa à Stanley Beer. Pas d’arrestation pour l’instant, constable. Madame, effectivement, je ne crois pas que vous auriez gardé ces deux clefs si vous aviez commis les meurtres des chambres 121 et 317.
— Certes non. Je m’en serais débarrassée à la première occasion.
— Je m’en vais donc rendre visite à M. et Mme Wallace.
— En fait, vous allez rencontrer lord et lady Wallace, corrigea Nancy. Louisa ne vous en tiendrait pas rigueur, mais si vous le priviez de son titre, St John ne vous le pardonnerait pas.
Peu de temps après, Poirot se trouvait à côté de Louisa Wallace, qui contemplait d’un air ravi le portrait que Nancy Ducane avait fait d’elle, déjà accroché en bonne place sur le mur de son salon.
— Il est sublime, n’est-ce pas ? souffla-t-elle. Ni flatteur, ni dépréciateur. C’était risqué, de peindre un visage comme le mien. Avec mes bonnes joues roses, j’aurais pu ressembler à une femme de fermier, mais non. Sans être d’une beauté renversante, je suis assez
jolie. À mon sujet, St John a utilisé pour la première fois l’adjectif « voluptueuse », et c’est le portrait qui le lui a inspiré, ajouta-t-elle avec un rire de gorge. C’est merveilleux, qu’il puisse exister des artistes aussi talentueux que Nancy, vous ne trouvez pas ?
Poirot avait du mal à se concentrer sur le tableau. La soubrette de Louisa Wallace était une jeune empotée nommée Dorcas. À son arrivée, elle s’était empressée de lui prendre son manteau et son chapeau, les avait laissés tomber, et avait piétiné ledit chapeau en voulant ramasser le tout.
En temps normal, la demeure des Wallace ne devait pas manquer de charme, mais telle que Poirot la trouva ce jour-là, elle laissait fort à désirer. À part les meubles les plus lourds qui avaient tenu bon, on aurait dit qu’un cyclone était passé par là, soulevant les objets puis les laissant retomber au hasard, dans le plus grand désordre. Or Poirot ne supportait pas le désordre, qui nuisait à sa capacité de réflexion.
Enfin, ayant ramassé le manteau et le chapeau malmenés, Dorcas se retira, et Poirot se retrouva seul avec Louisa Wallace. Stanley Beer était resté chez Nancy Ducane, où il poursuivait sa fouille méthodique. Quant à St John Wallace, il était parti le matin à la campagne, se mettre au vert dans le domaine familial. Poirot avait déjà repéré quelques feuilles mortes et poissons aux yeux vitreux sur les murs, sans doute dus au pinceau de Sa Seigneurie.
— Je suis désolée, s’excusa Louisa. Dorcas débute tout juste, et c’est un cas plutôt désespéré, mais je ne veux pas m’avouer vaincue. Cela ne fait que trois jours qu’elle est ici, comprenez-vous. Elle apprendra, avec du temps et de la patience. Si seulement elle n’était pas si angoissée ! Je connais le processus : elle se dit, attention de ne pas laisser tomber le manteau et le chapeau de cet important visiteur… du coup l’idée lui vient en tête, et paf ! cela arrive. C’est exaspérant !
— En effet, acquiesça Poirot. Lady Wallace, si vous le voulez bien, revenons à jeudi dernier…
— Ah oui, c’est juste. Je n’ai pas répondu à votre question, tant j’avais hâte de vous montrer le portrait. Oui, Nancy était chez nous ce soir-là.
— De quelle heure à quelle heure, madame ?
— Je ne me souviens pas précisément. Nous avions convenu qu’elle arriverait à 18 heures pour m’apporter le tableau, et je crois bien qu’elle fut ponctuelle. En revanche, je ne me rappelle plus très bien de l’heure à laquelle elle est partie. Je dirais aux environs de 22 heures.
— Et elle est restée ici durant tout ce temps, jusqu’à son départ ? Elle ne s’est absentée à aucun moment ?
— Non, répondit Louisa, l’air perplexe. Pourquoi donc ?
— Pouvez-vous confirmer que Mme Ducane n’a pas quitté votre maison avant 20 h 30 ?
— Oh, certainement. Elle est partie bien plus tard. À 20 h 30, nous étions encore à table.
— Nous ?
— Nancy, St John et moi-même.
— Votre mari me le confirmerait-il, si je le lui demandais ?
— Évidemment. Iriez-vous suggérer que je ne dis pas la vérité, monsieur Poirot ?
— Nullement, madame.
— Bien, conclut Louisa Wallace, puis elle revint au portrait accroché au mur. Nancy a un sens de la couleur exceptionnel, vous savez. Certes, elle sait capter la personnalité d’un visage, mais sa plus grande force réside dans sa façon de manier la couleur. Regardez ces effets de lumière sur ma robe verte.
Poirot fut sensible à sa remarque et se mit à évoluer dans la pièce pour contempler le tableau sous des angles différents. Il n’y avait pas d’ombre constante, et la lumière semblait changer à mesure qu’on le
regardait, la robe passant graduellement du vert vif au vert sombre. Tel était le talent de Nancy Ducane. Le portrait montrait Louisa assise dans un fauteuil, vêtue d’une robe verte décolletée, avec en arrière-plan une cuvette et un broc bleus posés sur une table en bois.
— Je voulais payer Nancy à son tarif habituel, mais elle n’a rien voulu savoir, dit Louisa Wallace. J’ai tant de chance d’avoir une amie aussi généreuse. Vous savez, je crois que mon mari en est un peu jaloux… je parle du tableau, bien sûr. Toute la maison était remplie de ses seules œuvres, il ne restait pas un mur de libre, jusqu’à l’arrivée de ce portrait. Il y a entre eux une sorte de rivalité idiote. Je n’y fais pas attention. Nancy et mon mari sont deux brillants artistes, chacun à leur manière.
Ainsi Nancy Ducane avait fait don de ce tableau à Louisa Wallace, songea Poirot. Ne demandait-elle vraiment rien en retour, ou espérait-elle un alibi ? Certains amis loyaux seraient incapables de refuser, si on les priait de dire un tout petit mensonge sans importance après leur avoir offert un tel présent. Poirot hésitait. Devait-il raconter à Louisa Wallace que sa présence ici était en rapport avec une affaire de meurtre ? Il ne l’avait pas encore fait.
Il fut distrait du cours de ses pensées par la soudaine apparition de Dorcas, qui surgit dans la pièce avec l’air affolé.
— Excusez-moi, monsieur !
— Qu’y a-t-il ? s’inquiéta Poirot, craignant le pire pour son manteau et son chapeau, qu’il imaginait déjà à demi calcinés.
— Voudriez-vous une tasse de thé ou de café, monsieur ?
— C’est tout ce que vous êtes venue me demander ?
— Oui, monsieur.
— Il ne s’est rien passé de spécial ?
— Non, monsieur, répondit Dorcas, rouge de confusion.
— Bon. Dans ce cas, oui, volontiers. Je prendrai du café. Merci.
— Je vous en prie, monsieur.
— Vous avez vu ça ? maugréa Louisa Wallace tandis que la jeune fille s’enfuyait presque de la pièce. C’est inconcevable. J’ai cru qu’elle allait nous annoncer son départ précipité pour se rendre au chevet de sa mère mourante ! Vraiment, elle dépasse les bornes et je devrais la congédier sans autre forme de procès, mais c’est tout de même mieux que rien. De nos jours, il n’y a plus moyen de trouver des domestiques convenables.
Poirot n’avait guère envie de s’étendre sur le sujet. Il continuait à suivre le fil de ses idées, et il lui en était venu une pendant que Louisa Wallace se plaignait de Dorcas et que lui contemplait la cuvette et le broc figurant sur le tableau.
— Madame, ces autres tableaux sur le mur, ils sont de votre mari ?
— Oui.
— Comme vous dites, c’est aussi un excellent artiste Si vous vouliez bien me faire visiter votre belle maison, j’en serais honoré. J’aimerais beaucoup découvrir les œuvres de votre époux. Vous dites qu’il y en a sur tous les murs ?
— Oui. Je vais vous faire la visite guidée et vous constaterez que je n’ai pas exagéré. Oh oui, ce sera si amusant ! s’exclama Louisa en battant des mains. Je regrette seulement que St John ne soit pas là, il aurait pu vous en dire tellement plus que moi sur ses tableaux. Je ferai de mon mieux. Monsieur Poirot, vous seriez surpris par le nombre de gens qui viennent chez nous et repartent sans même avoir regardé les tableaux ni posé aucune question à leur sujet. Dorcas en est le parfait exemple. Il pourrait
y avoir cinq cents torchons accrochés sur les murs qu’elle ne ferait pas la différence. Commençons par le hall, d’accord ?
En découvrant les œuvres de St John Wallace, et leurs nombreuses espèces d’araignées, de plantes et de poissons, Poirot se fit assez vite son opinion d’amateur éclairé sur la rivalité qui l’opposait à Nancy Ducane. Certes Wallace avait du métier, mais si ses tableaux étaient estimables et exécutés avec minutie, il n’en ressortait aucune émotion. Le talent de Nancy Ducane était incontestablement supérieur. Elle avait su incarner l’essence même de la personnalité de Louisa Wallace pour la rendre sur la toile aussi criante que dans la vraie vie. Avant de quitter la maison, Poirot eut envie de contempler encore le portrait ; pour le plaisir, mais aussi pour vérifier un détail important qu’il avait remarqué.
Dorcas apparut sur le palier du premier étage.
— Votre café, monsieur.
Poirot se trouvait alors dans l’atelier de St John Wallace. Comme il s’avançait pour lui prendre la tasse des mains, elle eut un brusque mouvement de recul, et le café se renversa en grande partie sur son tablier blanc.
— Oh ! Mon Dieu, je suis désolée, monsieur, ce que je peux être maladroite ! Je vais vous chercher une autre tasse.
— Non, non, ce ne sera pas nécessaire, répondit Poirot, puis il avala d’un trait ce qui restait de café, pour ne pas courir d’autres risques.
— Voici l’un de mes préférés, déclara Louisa Wallace depuis l’atelier, en désignant un tableau que Poirot ne pouvait voir.
Liseron bleu : Solanum Dulcamara
. C’est le cadeau que m’a offert St John le 4 août dernier, pour notre anniversaire de mariage… Trente ans. C’est beau, n’est-ce pas ?
— Le 4 août… Sacrebleu, murmura Poirot, tandis que l’excitation le gagnait, et il retourna dans l’atelier pour contempler le tableau du liseron bleu.
— Vous êtes certain de ne pas vouloir une autre tasse de café, monsieur ? insista Dorcas sur le seuil.
— Vous le lui avez déjà demandé, Dorcas. Il vous a dit qu’il ne voulait plus de café.
— Oui madame, mais il n’en restait presque plus dans la tasse, quand il l’a prise.
— Puisqu’il n’y a rien, on ne voit rien, médita Poirot. Et l’on n’en pense rien. Remarquer un rien, c’est difficile, même pour Hercule Poirot, jusqu’à ce qu’on découvre ailleurs l’objet qui aurait dû se trouver là. Jeune fille, ce que vous m’avez apporté est plus précieux que du café ! s’exclama-t-il en saisissant la main de Dorcas pour y déposer un baiser.
— Oh…, fit Dorcas en penchant la tête de côté. Vos yeux… monsieur, c’est drôle, tout d’un coup, ils sont devenus verts.
— Dorcas, allez donc vous occuper utilement, la tança Louisa Wallace, et la jeune fille s’empressa de disparaître. Qu’est-ce que vous voulez dire, monsieur Poirot ? Vous parlez par énigmes ?
— J’ai une dette envers vous et la jeune Dorcas, madame, déclara Poirot. Quand je suis arrivé ici, il y a… une demi-heure, ma vision des choses était confuse, morcelée. À présent, je commence à réunir les éléments du puzzle et à y voir plus clair… Il est primordial que je puisse réfléchir sans être interrompu.
— Ah, dit Louisa d’un air déçu. Eh bien, si vous êtes pressé de vous en aller…
— Non, non, ne vous méprenez pas. Pardon, madame. C’est ma faute : je me suis mal exprimé. Nous allons terminer cette visite, bien entendu. Il reste tant à explorer ! Ensuite, je devrai prendre congé afin de me livrer à mes réflexions.
— Bon, très bien, si cela ne vous ennuie pas trop, répondit Louisa, visiblement déconcertée.
À mesure qu’ils passaient de pièce en pièce, elle reprit ses commentaires enthousiastes sur les tableaux de son mari.
Dans l’une des chambres d’amis, la dernière pièce de l’étage, il y avait un ensemble de toilette blanc, cuvette et broc, orné d’armoiries rouge, vert et blanc. S’y trouvaient également une table en bois et un fauteuil, que Poirot reconnut, car ils figuraient sur le portrait de Louisa.