— Pardon, madame, mais où se trouvent la cuvette et le broc bleus ?
— La cuvette et le broc bleus ?
— C’est bien dans cette pièce que vous avez posé pour Nancy Ducane, n’est-ce pas ?
— Oui… Mais vous avez raison ! Cet ensemble de toilette est celui de l’autre chambre d’ami !
— Pourtant il est ici.
— Mais alors… où sont passés la cuvette et le broc bleus ?
— Je l’ignore, madame.
— Bon, ils doivent être dans une autre chambre. La mienne, peut-être. Dorcas a dû les intervertir par mégarde.
Elle partit d’un pas vif en quête des objets manquants, et Poirot la suivit.
— Il n’y a aucun ensemble de toilette dans les autres chambres, constata-t-il quand ils eurent vérifié.
— Cette fille n’est qu’une bonne à rien ! maugréa Louisa Wallace. Je vais vous dire ce qui s’est passé, monsieur Poirot. Dorcas l’aura cassé, et elle a trop peur pour me l’avouer. Allons le lui demander, d’accord ? C’est la seule explication plausible. Un ensemble de toilette ne disparaît pas comme ça, il ne se déplace pas tout seul de pièce en pièce.
— Quand avez-vous vu l’ensemble bleu pour la dernière fois, madame ?
— Je l’ignore. Je n’y ai pas prêté attention, et je vais rarement dans les chambres d’amis.
— Serait-il possible que Nancy Ducane l’ait emporté en partant jeudi soir ?
— Non. Pourquoi l’aurait-elle fait ? C’est idiot ! Je l’ai accompagnée sur le perron pour lui dire au revoir, et elle n’avait rien dans les mains, à part la clef de chez elle. Et puis Nancy n’est pas une voleuse. Tandis que Dorcas… c’est sûrement ça ! Maladroite comme elle est, elle l’aura cassé, ou pire, volé… Mais comment le prouver ? Elle va forcément le nier !
— Madame, faites-moi une faveur : n’accusez pas Dorcas. Je ne la crois pas coupable.
— Eh bien alors, où sont passés mon broc et ma cuvette bleus ?
— Je dois y réfléchir, madame, dit Poirot. Je vais vous laisser tranquille, mais puis-je d’abord jeter un dernier coup d’œil à votre admirable portrait ?
— Oui, avec plaisir.
Ils retournèrent de concert jusqu’au salon et se postèrent devant le tableau.
— Maudite fille, marmonna Louisa. Je ne vois plus que ça, maintenant.
— La cuvette et le broc bleus ? Oui. Ils ressortent, n’est-ce pas ?
— Ils se trouvaient dans ma maison, ils n’y sont plus, et me voilà contrainte de les regarder en peinture, en me demandant ce qu’ils ont bien pu devenir ! Quelle affreuse journée !
Dès que Poirot fut de retour à la pension, Blanche Unsworth lui demanda comme à son habitude s’il avait besoin de quelque chose.
— Oui, s’il vous plaît, il me faudrait une feuille de papier et des crayons à dessin.
Mme Unsworth se rembrunit.
— Je peux vous fournir du papier, mais des crayons de couleur, je n’en ai guère en réserve. Seulement des crayons à mine de plomb tout à fait ordinaires.
— Ah ! mais c’est parfait !
— Vous vous moquez, monsieur Poirot. Votre dessin sera bien terne.
— Justement ! Il sera de la même couleur que mes petites cellules grises, répliqua Poirot en se tapant la tempe.
— Moi, je préfère de loin le mauve, ou encore le vieux rose.
— Peu importent les couleurs. Une robe verte, une cuvette et un broc bleus, un ensemble de toilette blanc.
— Je ne vous suis pas, monsieur Poirot.
— Je ne vous demande pas de me suivre, madame Unsworth, seulement de m’apporter prestement vos crayons noirs et une feuille de papier. Ainsi qu’une enveloppe. Assez parlé d’art pour aujourd’hui. Maintenant, c’est à Poirot de réaliser une œuvre de ses mains !
Vingt minutes plus tard, Poirot rappelait Blanche Unsworth depuis la salle à manger où il s’était installé à une table. Quand elle apparut, il lui tendit l’enveloppe, qui était scellée.
— Veuillez téléphoner à Scotland Yard de ma part, dit-il. Demandez-leur d’envoyer quelqu’un prendre cette enveloppe pour la remettre sans délai au constable Stanley Beer. J’ai inscrit son nom sur l’enveloppe. Vous préciserez que c’est en rapport avec les meurtres de l’hôtel Bloxham.
— Vous ne deviez pas faire un dessin ? s’étonna Blanche.
— Le dessin se trouve dans l’enveloppe, accompagné d’une lettre.
— Ah… Alors je ne peux pas le voir, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas nécessaire, lui répondit-il en souriant. À moins que… Travailleriez-vous pour Scotland Yard sans que je sois au courant, madame Unsworth ?
— Moi ? Non… Très bien, je m’en vais passer cet appel pour vous, puisque c’est comme ça, répondit Blanche Unsworth, un tantinet vexée.
— Merci bien.
Lorsqu’elle revint cinq minutes plus tard, elle était dans tous ses états.
— Mon Dieu, monsieur Poirot ! Le monde est devenu fou ! C’est incroyable !
— Qu’est-ce qui est incroyable ?
— J’ai téléphoné aux gens de Scotland Yard comme vous me l’aviez demandé… Ils m’ont dit qu’ils envoyaient quelqu’un chercher votre enveloppe. J’ai raccroché. Et voilà que le téléphone a sonné aussitôt. Et ils m’ont appris la nouvelle. Oh, monsieur Poirot, c’est horrible !
— Calmez-vous, madame. Quelle nouvelle ?
— Il y a eu un autre meurtre ! Vous vous rendez compte ? Dans un grand hôtel comme le Bloxham ? C’est effarant, effarant !
L’esprit dans le miroir
De retour à Londres, je gagnai le Pleasant’s en pensant y trouver Poirot, mais le seul visage familier du café-restaurant était celui de la serveuse que Poirot avait surnommée « l’Ébouriffée ». J’avais toujours trouvé sa présence stimulante, et c’était l’une des raisons qui me faisaient affectionner cet endroit. Comment s’appelait-elle déjà ? Poirot me l’avait dit. Ah, oui, Fee, le diminutif d’Euphemia. Fee Spring.
Je l’appréciais surtout pour cette habitude qu’elle avait de m’accueillir toujours par les deux mêmes déclarations, une régularité réconfortante dans ma vie solitaire. Ce jour-là, elle n’y manqua pas. Premièrement, elle réaffirma sa volonté de longue date de changer l’appellation du Pleasant’s de « Coffee House » en « Tea Rooms », pour rendre hommage aux mérites supérieurs du second breuvage. Puis elle me dit, comme de coutume : « Alors, on vous traite bien, à Scotland Yard ? Ça me dirait de travailler là-bas… à condition d’être aux commandes, bien entendu. »
— Oh, je suis certain qu’en un rien de temps, tout le monde filerait doux. Comme je suis à peu près
sûr d’arriver un jour ici pour voir « Pleasant’s Tea Rooms » sur l’enseigne de la rue.
— Ça m’étonnerait… C’est bien la seule chose qu’on ne me laissera pas faire ici. D’ailleurs M. Poirot n’apprécierait pas, hein ?
— Il serait consterné.
— Ça reste entre nous, d’accord ? exigea Fee, car d’après elle, j’étais la seule personne à qui elle avait confié cette ambition secrète.
— Vous pouvez y compter. Je vais vous dire : venez donc travailler avec moi à Scotland Yard. Nous sommes tous de grands buveurs de thé, là-bas.
— Mouais… J’ai entendu dire que les femmes policiers n’ont pas le droit de garder leur poste dès qu’elles se marient. Moi, ça m’irait très bien. Je préférerais résoudre des crimes avec vous qu’avoir à m’occuper d’un mari.
— Eh bien voilà !
— Alors n’allez pas me demander en mariage, hein ?
— Aucun risque.
— Vous êtes vraiment charmant, comme garçon.
— Écoutez, Fee, dis-je en cherchant à me tirer de ce mauvais pas, je n’ai pas l’intention de me marier, mais si un jour mes parents me mettent un revolver sur la tempe, c’est à vous que je ferai ma demande en premier. Ça vous va ?
— Vous seriez mieux loti qu’avec une rêveuse à la noix qui ne pense qu’à la romance. Elle irait sûrement au-devant de grandes déceptions.
— Fee, revenons à notre collaboration dans notre lutte contre le crime, dis-je, n’ayant guère envie de m’étendre sur ce sujet. Vous ne comptez pas sur la venue de Poirot, par hasard ? J’espérais le trouver ici, guettant la réapparition de Jennie Hobbs.
— Alors c’est Jennie Hobbs qu’elle s’appelle ? Vous avez découvert son nom de famille ? M. Poirot sera
content de savoir pour qui il s’est fait tant de mouron. Peut-être qu’il va enfin cesser de me harceler. Chaque fois que je viens travailler ici, il est toujours dans mes pattes à me poser cent fois les mêmes questions sur Jennie. Moi, je ne lui demande jamais où vous êtes… jamais !
— Pourquoi le feriez-vous ? m’étonnai-je, un peu désaçonné par cette dernière déclaration.
— Justement, je ne le fais pas. On doit faire attention aux questions qu’on pose aux poseurs de questions. Avez-vous trouvé autre chose sur Jennie ?
— Rien que je puisse vous dire, hélas.
— Alors, à moi de vous raconter quelque chose. Voilà qui va faire plaisir à M. Poirot, me dit-elle en me poussant vers une table libre, où nous nous assîmes. La fois où Jennie est venue et qu’elle avait l’air paniqué, vous savez ? Ce fameux jeudi soir. J’ai dit à M. Poirot que j’avais remarqué quelque chose, et que ça m’était sorti de la tête. Eh bien, je m’en suis rappelé. Il faisait nuit, et je n’avais pas tiré les rideaux. D’ailleurs je ne le fais jamais. Il vaut mieux éclairer la ruelle. Comme ça, les passants voient à l’intérieur, et ils ont plus de chance d’entrer.
— Surtout s’ils vous aperçoivent par la vitrine, lui dis-je pour la taquiner.
— Justement, dit-elle en écarquillant les yeux.
— Que voulez-vous dire ?
— Au début, je ne savais pas que c’était elle. J’ai juste lancé par-dessus mon épaule, « On gèle ici, vous ne pouvez pas fermer cette porte ! » Sitôt après l’avoir refermée, Jennie a foncé vers la vitre pour regarder au-dehors, comme si quelqu’un la poursuivait. Elle est restée campée là, à fixer la rue avec angoisse, alors que tout ce qu’elle pouvait voir, c’était elle-même, cette salle, et moi, ou plutôt mon reflet. Là, seulement, je l’ai vue. C’est comme ça que je l’ai reconnue. Demandez à M. Poirot, il vous le confirmera. J’ai dit
« Oh, c’est vous » avant qu’elle se retourne. La vitrine faisait comme un miroir, vous comprenez, avec tout l’éclairage à l’intérieur et la nuit noire à l’extérieur. Bon, vous pourriez me dire qu’elle essayait peut-être de voir au-dehors malgré tout, mais ce n’est pas vrai.
— Pourquoi donc ?
— Elle ne regardait pas au-dehors pour voir si quelqu’un la suivait. Elle me regardait moi, comme je la regardais elle. Mes yeux pouvaient voir les siens reflétés, et réciproquement. Comme un miroir, vous me suivez ?
— Oui, confirmai-je. Dès qu’on peut voir quelqu’un dans un miroir, c’est qu’il vous voit aussi.
— C’est ça. Et Jennie me surveillait. Je vous jure que c’est vrai. Elle guettait ma réaction. Ça va vous sembler drôle, monsieur Catchpool, mais quand nos regards se sont croisés, je n’ai pas juste vu ses yeux. J’ai lu dans son esprit. Je jurerais qu’elle attendait de voir comment j’allais prendre son arrivée et sa soi-disant panique.
— Ou bien elle attendait que vous veniez prendre sa commande, dis-je en souriant.
— Tsss, fit Fee avec agacement. Comment ai-je pu oublier ça ? Quelle tête de linotte ! Je m’en veux de ne pas m’en être rappelé plus tôt. Je vous jure que je ne l’ai pas imaginé ; son reflet fixait le mien droit dans les yeux, comme si… Comme si c’était moi le danger, et non quelqu’un dehors dans la rue. Mais pourquoi me regardait-elle ainsi ? Vous y comprenez quelque chose ? Moi pas.
Après un petit détour par Scotland Yard, je retournai à la pension pour trouver Poirot sur le point de la quitter. Le visage empourpré, il était sur le pas de la porte, en manteau et chapeau, visiblement agité, ce qui ne lui ressemblait guère. Contrairement à son
habitude, Blanche Unsworth ne me manifesta aucun intérêt. Elle guettait une voiture qui n’arrivait pas.
— Nous devons partir sur le champ pour l’hôtel Bloxham, Catchpool, me dit Poirot en tordant sa moustache de ses doigts gantés. Dès que la voiture arrivera.
— Elle devrait être là depuis dix minutes, se plaignit Blanche. Le seul avantage, c’est que maintenant, vous pourrez emmener M. Catchpool avec vous.
— Pourquoi cette urgence ? demandai-je.
— Il y a eu un autre meurtre, déclara Poirot. Au Bloxham.
Durant quelques secondes, l’abjecte panique me saisit et courut dans mes veines. Un, deux, trois, quatre cadavres, dépouilles mortuaires aux mains inertes, posées à plat sur le sol…
Tiens-lui la main, Edward…
— Est-ce Jennie Hobbs ? demandai-je à Poirot, tandis que le sang bourdonnait dans mes oreilles.
J’aurais dû l’écouter quand il disait qu’elle était en danger. Pourquoi ne l’avais-je pas pris au sérieux ?
— Je l’ignore. Ah ! alors vous aussi, vous connaissez son nom de famille. Le signor Lazzari m’a mandé par téléphone, et depuis, je n’ai pu entrer en contact avec lui. Bon, voici enfin la voiture.
J’allais le suivre, quand je sentis qu’on me retenait par la manche de mon manteau.
— Soyez prudent là-bas, hein, monsieur Catchpool, me chuchota Blanche Unsworth. Je ne pourrais le supporter s’il vous arrivait malheur dans cet horrible hôtel.
— Entendu.
— Vous ne devriez pas y aller, si vous voulez mon avis, ajouta-t-elle en faisant la grimace. Celui qui s’est fait tuer, qu’est-ce qu’il faisait là-bas, d’abord ? Ça ne lui suffisait pas de savoir que trois personnes y étaient déjà passées la semaine dernière ? Pourquoi
ne pas séjourner ailleurs, s’il ne voulait pas subir le même sort ? Ce n’est pas bien, de défier ainsi le danger. Et de vous causer tout ce tracas.
— Je transmettrai à son cadavre en bonne et due forme, répondis-je en gardant le sourire, espérant calmer mon émoi intérieur en faisant bonne figure.
— Tant que vous y êtes, dites donc aux autres clients que j’ai deux chambres de libre, me conseilla Blanche. Ce n’est peut-être pas aussi somptueux qu’au Bloxham, chez moi, mais au moins, tout le monde y reste en vie.
— Catchpool, dépêchez-vous ! me lança Poirot de la voiture.
Je confiai vite mes bagages à Blanche et me hâtai de le rejoindre.
— J’espérais tant éviter un quatrième meurtre, mon ami, me dit Poirot quand nous fûmes en route. J’ai échoué.
— Je ne partage pas votre point de vue.
— Non ?
— Vous avez fait tout ce que vous avez pu. Ce n’est pas parce que le tueur a réussi que vous avez échoué.
— Si c’est là votre opinion, vous devez être le policier préféré de tous les meurtriers, me rétorqua Poirot en affichant le plus grand mépris. Bien sûr que j’ai échoué ! s’exclama-t-il, et il leva la main pour m’empêcher de répondre. S’il vous plaît, assez d’absurdités. Racontez-moi plutôt votre séjour à Great Holling. Qu’avez-vous découvert, à part le nom de famille de Jennie ?
Tout en lui narrant mon séjour sans omettre aucun détail susceptible d’intéresser quelqu’un d’aussi méthodique que lui, je retrouvai un peu de sérénité, et j’observai aussi un curieux phénomène : au fil de mon récit, les yeux de Poirot devenaient plus verts et plus brillants. Comme si quelqu’un allumait de petits flambeaux à l’intérieur de sa tête.
— Donc, Jennie était la femme de chambre de Patrick Ive au Saviour College de Cambridge. Voilà qui est intéressant, remarqua Poirot quand j’eus fini mon rapport.
— En quoi ?
Je n’eus droit à aucune réponse, seulement à une autre question.
— Après votre première visite à son cottage, vous n’êtes donc pas resté à attendre Margaret Ernst pour la suivre ?
— La suivre ? Non. Je n’avais aucune raison de penser qu’elle irait quelque part. Elle semble passer son temps à surveiller la tombe des Ive de sa fenêtre.
— Vous aviez toutes les raisons du monde de penser qu’elle irait quelque part, ou que quelqu’un viendrait chez elle, me tança Poirot. Réfléchissez, Catchpool. La première fois que vous êtes venu chez elle, Margaret Ernst n’a pas voulu vous parler de Patrick et Frances Ive, n’est-ce pas ? Revenez demain, vous a-t-elle dit. Et quand vous êtes revenu, elle vous a raconté toute l’histoire. Il ne vous a pas traversé l’esprit que c’était pour consulter une autre personne qu’elle avait remis cela au lendemain ?
— Non. J’ai vu en elle une femme qui avait envie de réfléchir avant de prendre une décision importante, sans rien précipiter. Une femme décidée à se faire sa propre opinion, plutôt que d’aller chercher conseil auprès d’un ami. C’est pourquoi je ne me suis pas méfié.
— Eh bien moi, je soupçonne fort Margaret Ernst d’avoir eu envie de voir le Dr Ambrose Flowerday pour discuter avec lui de ce qu’elle devait dire.
— C’est en effet l’hypothèse la plus probable, concédai-je. Lors de notre entretien, elle a mentionné son nom à maintes reprises. Manifestement, elle l’admire.
— Pourtant vous n’avez pas cherché à rencontrer le Dr Flowerday, constata Poirot avec un claquement
de langue désapprobateur. Votre sens de l’honneur vous a contraint à respecter votre vœu de silence. Et c’est encore votre sens du décorum typiquement anglais qui vous fait utiliser le verbe admirer au lieu du verbe aimer. Car de toute évidence, Margaret Ernst aime le Dr Flowerday ! Voyez comme elle parle avec fougue du pasteur et de son épouse, alors qu’elle ne les a jamais rencontrés ! Non, toute sa passion va au Dr Flowerday, elle partage par amour ce que lui-même éprouve à propos de la fin tragique du révérend Ive et de sa femme, qui étaient ses amis à lui ! Comprenez-vous, Catchpool ?
Je répondis par un grognement qui n’engageait à rien. Margaret Ernst m’avait en effet semblé quelqu’un de passionné, dans le sens qu’elle était sensible à l’injustice faite aux Ive et aux principes moraux que cette histoire évoquait, mais à quoi bon le dire à Poirot ? Je savais d’avance qu’il me sermonnerait sur mon incapacité à reconnaître les sentiments amoureux. Pour lui donner quelque chose à penser à part mes erreurs et mes insuffisances répétées, je lui parlai de ma visite au Pleasant’s, et de ce que Fee Spring m’avait raconté.
— À votre avis, qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je alors que notre voiture faisait une embardée en passant une bosse, mais une fois de plus, Poirot ignora ma question et me demanda si je lui avais bien tout rapporté.
— De ce qui s’est passé à Great Holling, oui. La seule autre nouvelle date d’aujourd’hui, et elle concerne l’enquête. Les trois victimes ont été empoisonnées. Au cyanure, comme nous le pensions. Mais fait étrange, on n’a retrouvé aucune nourriture récemment consommée dans le contenu de leurs estomacs. Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus n’avaient rien mangé depuis plusieurs heures avant
d’être assassinés. Qu’est donc devenue cette copieuse collation pour trois ? Encore un nouveau mystère…
— Ah non ! Voici un mystère enfin résolu !
— Comment ça, résolu ?
— Oh, Catchpool, déplora Poirot. Si je vous prends en pitié et vous donne la réponse, vous n’aiguiserez plus votre capacité à penser par vous-même, or vous le devez ! J’ai un très grand ami dont je ne vous ai pas encore parlé. Il s’appelle Hastings. Je l’exhorte souvent à utiliser ses petites cellules grises, tout en sachant qu’elles ne pourront jamais rivaliser avec les miennes.
Escomptant un compliment, j’attendais qu’il continue en disant « Vous, en revanche… », mais j’en fus pour mes frais.
— Les vôtres non plus ne seront jamais à la hauteur des miennes, poursuivit-il. Non par manque d’intelligence, de sensibilité, ni même d’originalité. Mais parce que vous manquez de confiance en vous. Au lieu de chercher la réponse, vous cherchez autour de vous quelqu’un qui la trouve et vous la donne. Eh bien, Hercule Poirot est là pour ça ! Mais Poirot ne se contente pas de résoudre des énigmes, mon ami, c’est aussi un guide, un professeur. Il souhaite que vous appreniez à penser par vous-même, comme il le fait. Comme le fait aussi cette femme que vous décrivez, Margaret Ernst, qui se fie non à la Bible, mais à son propre jugement.