Meurtres en majuscules (7 page)

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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

BOOK: Meurtres en majuscules
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— Tout à fait. Mesdames et messieurs, reprit Poirot en portant la voix. Après avoir commis trois meurtres dans cet hôtel hier soir, le tueur, ou un complice qui
connaît son identité, a laissé un mot sur le comptoir de la réception disant : « PUISSENT-ILS NE JAMAIS REPOSER EN PAIX. 121. 238. 317. » Quelqu’un aurait-il vu une personne déposer le mot que voici ? demanda Poirot en sortant de sa poche le petit carton blanc, et il le brandit en l’air. M. John Goode, le réceptionniste, l’a trouvé à 20 h 10. Est-ce que l’une ou l’un d’entre vous a remarqué quoi que ce soit d’inhabituel près du bureau de la réception ? Réfléchissez bien ! Quelqu’un a bien dû voir quelque chose !

Tessie était penchée contre son amie, les yeux clos. Un brouhaha emplit la salle, mais ces murmures, ces exclamations étouffées étaient dûs au choc et à l’excitation de voir ce mot écrit de la main de l’assassin, une pièce à conviction qui rendait criante et presque palpable la réalité des trois meurtres perpétrés au Bloxham.

La réunion se termina sans que personne ne nous apprenne rien de nouveau. Comme quoi : lorsqu’on interroge une centaine de personnes, on a de fortes chances d’être déçu.

6

L’énigme du sherry

Une demi-heure plus tard, assis devant un feu ronflant, Poirot et moi buvions du café dans ce que Lazzari avait baptisé « notre petit salon particulier », une pièce située derrière la salle à manger, et inaccessible au public. Les murs étaient couverts de portraits que je m’efforçais d’ignorer. Autant j’apprécie les paysages, qu’ils soient ensoleillés ou nuageux, autant j’évite de croiser les yeux fixes des sujets représentés, qui me semblent toujours chargés de mépris.

Après avoir brillamment joué au maître de cérémonie dans la salle de restaurant, Poirot était à nouveau d’humeur lugubre.

— Vous vous inquiétez encore pour Jennie, n’est-ce pas ? lui demandai-je.

— Oui, admit-il. Je redoute qu’on vienne m’annoncer qu’on l’a retrouvée morte avec dans la bouche un bouton de manchette gravé du monogramme PIJ. Je crains le pire.

— Puisque vous ne pouvez rien faire pour elle, du moins pour l’instant, je vous suggère de penser à autre chose.

— Comme vous avez l’esprit pratique, Catchpool. Très bien. Passons donc aux tasses de thé.

— Aux tasses de thé ?

— Oui. Qu’en faisons-nous ?

— Je crois n’avoir aucune opinion sur la question, avouai-je après un petit temps de réflexion.

Poirot laissa échapper un grognement d’impatience.

— Trois tasses de thé ont été servies à la chambre d’Ida Gransbury par Rafal Bobak. Trois tasses pour trois personnes, c’est logique. Mais quand les trois cadavres ont été découverts, il ne restait que deux tasses dans la pièce.

— La troisième se trouve dans la chambre d’Harriet Sippel, avec le cadavre de cette dernière.

— Exactement. Et c’est pour le moins curieux, non ? Mme Sippel a-t-elle emporté ses tasses et soucoupes dans sa chambre avant ou après que le poison y eut été versé ? Dans l’un ou l’autre cas, qui irait transporter une tasse de thé dans le couloir d’un hôtel, pour ensuite prendre l’ascenseur ou descendre deux étages à pied, la tasse à la main ? Si la tasse est pleine, on court le risque de la renverser, si elle est à moitié vide, pourquoi se donner tout ce mal ? En général, on boit son thé dans la pièce où l’on vous l’a servi, non ?

— En général, oui. Mais ce tueur-là m’a l’air de sortir des sentiers battus, répliquai-je avec une certaine véhémence.

— Que dire de ses victimes ? D’après vous, s’agit-il de gens ordinaires, qui se conduisent normalement ? Voulez-vous me faire croire qu’Harriet Sippel a porté son thé jusqu’à sa chambre, s’est assise dans un fauteuil pour le boire, puis que le meurtrier a frappé à sa porte presque aussitôt et qu’il a trouvé le moyen de verser du cyanure dans sa tasse ? Quant à Richard Negus, rappelez-vous, lui aussi a quitté la chambre d’Ida Gransbury pour une raison qui nous échappe
encore. Mais il s’arrange pour regagner sa chambre peu après, avec un verre de sherry tombé du ciel, qu’aucun membre du personnel ne lui a servi.

— C’est vrai que présenté comme ça…, reconnus-je.

Mais Poirot poursuivit implacablement sa démonstration :

— Richard Negus est là, assis tout seul quand le tueur lui rend visite. Et il lui dit : « Je vous en prie, versez donc votre poison dans mon verre de sherry. » Pendant ce temps, Ida Gransbury attend patiemment dans la chambre 317 que le meurtrier passe la voir, et elle boit son thé. Ou plutôt, elle le sirote très lentement. Certes elle ferait mieux de le finir avant que le tueur arrive, mais alors, comment pourrait-il l’empoisonner ? Où verserait-il son cyanure ?

— Bon sang, Poirot, que voulez-vous que je vous dise ? Moi non plus je n’y comprends rien ! Écoutez, il me vient une idée : et si les trois victimes s’étaient disputées ? Sinon, pourquoi auraient-elles prévu de dîner ensemble pour ensuite se séparer et aller chacune de leur côté ?

— Je vois mal une femme en colère quitter une pièce en emportant une tasse de thé, remarqua Poirot. Il a largement le temps de refroidir, avant d’arriver à la chambre 121.

— Je bois souvent mon thé froid, répliquai-je.

Poirot haussa les sourcils.

— Bah ! C’est dégoûtant ! Moi qui vous prenais pour un type bien !

— J’en suis venu à l’apprécier, ajoutai-je pour ma défense. Je peux boire mon thé froid tranquillement, quand ça me chante. Pas de pression, pas de contrainte de temps. Cela compte beaucoup, à mes yeux.

On frappa à la porte.

— C’est sûrement Lazzari qui vient vérifier si personne ne nous a dérangés durant notre importante conversation, dis-je.

— Entrez, lança Poirot.

Ce n’était pas Luca Lazzari, mais Thomas Brignell, le jeune réceptionniste qui avait déclaré avoir vu Richard Negus près de l’ascenseur à 19 h 30.

— Ah, monsieur Brignell, dit Poirot. Je vous en prie, rejoignez-nous. M. Catchpool et moi-même vous sommes reconnaissants. Votre intervention à propos de ce qui s’est passé hier soir nous a été fort utile.

Le pauvre garçon était tout blême et se tordait les mains. De toute évidence, quelque chose le tourmentait.

— Fort utile en effet, renchéris-je, histoire d’encourager Brignell à cracher le morceau, comme on dit vulgairement.

— Je vous ai induits en erreur, avoua-t-il. Vous, et M. Lazzari, qui est si bon pour moi. Dans la salle de restaurant tout à l’heure, je n’ai…

Il s’interrompit, l’air torturé.

— Vous ne nous avez pas dit la vérité ? suggéra Poirot.

— Si, chaque mot que j’ai prononcé était vrai, monsieur ! protesta Thomas Brignell. Je ne vaudrais pas mieux que le meurtrier si je mentais à la police à propos d’une affaire aussi effroyable.

— Je ne crois pas que vous seriez autant à blâmer que lui.

— Il y a deux choses que j’ai omis de mentionner. Je ne puis vous dire à quel point je regrette, monsieur. Vous comprenez, prendre la parole devant autant de monde, ce n’est pas facile, pour moi. J’ai toujours été du genre réservé. Et ce qui m’a rendu la chose encore plus pénible, tout à l’heure, c’est que je n’avais pas envie de rapporter ce que M. Negus m’avait dit par ailleurs, parce qu’il m’avait fait un compliment.

— Quel compliment ?

— Un compliment tout à fait immérité, monsieur. Certes je fais mon travail de mon mieux, mais il n’y
a aucune raison de me décerner un éloge particulier. Je ne suis qu’un employé bien ordinaire.

— Pourtant M. Negus vous a complimenté ? s’enquit Poirot.

— Oui, monsieur, confirma Brignell en faisant une petite moue. Quand nous nous sommes croisés, il m’a dit : « Ah, monsieur Brignell, vous m’avez l’air de quelqu’un d’efficace. Je sais que je puis vous confier cette petite mission. » Puis il m’a expliqué son souci au sujet de la facture, qu’il tenait à régler lui-même, comme je vous l’ai raconté tout à l’heure, monsieur.

— Et vous n’avez pas voulu répéter devant tout le monde le compliment qu’il vous a fait, de peur qu’on vous prenne pour un vantard, c’est ça ? lui dis-je.

— Exactement, monsieur. Et il y a autre chose. L’histoire de la note une fois résolue, M. Negus m’a commandé un sherry… C’est moi qui le lui ai servi. Je lui ai proposé de le lui monter dans sa chambre, mais il m’a dit que cela ne le dérangeait pas d’attendre. Je le lui ai donc apporté, et il a pris l’ascenseur, son verre à la main.

Poirot s’avança sur son siège.

— Pourtant vous n’avez rien dit quand j’ai demandé si quelqu’un parmi l’assistance avait servi à Richard Negus un verre de sherry ?

Brignell parut confus et, un instant, on crut qu’il avait la réponse sur le bout de la langue, pourtant il éluda la question.

— J’aurais dû le faire, monsieur. J’aurais dû vous rapporter tout ce que nous nous étions dit, M. Negus et moi-même, lors de ces échanges, quand vous l’avez demandé. Je regrette profondément d’avoir manqué à mes devoirs envers vous et les trois clients décédés, qu’ils reposent en paix. Je ne puis qu’espérer qu’en venant vous voir maintenant, j’ai un peu réparé ma faute.

— Certes, certes, monsieur Brignell, mais quelque chose m’intrigue. Pourquoi ne pas être intervenu tout à l’heure dans la salle à manger, quand j’ai demandé à la ronde : « Est-ce que l’une ou l’un d’entre vous a apporté un verre de sherry à Richard Negus ? » Pourquoi être resté silencieux ?

— Je vous ai absolument tout dit sur ma rencontre avec M. Negus hier soir, répondit le pauvre garçon, tout tremblant. Soyez-en assuré. Sans omettre aucun détail. Je le jure sur la tombe de ma défunte mère, monsieur Poirot.

Poirot allait insister, mais je m’interposai :

— Merci beaucoup, monsieur Brignell. Il ne faut pas trop vous en vouloir de ne pas nous en avoir informés plus tôt. Je comprends combien c’est difficile d’intervenir devant autant de monde. Moi-même, ce n’est pas mon fort.

Sans demander son reste, Brignell se hâta vers la sortie.

— Je le crois, dis-je quand il fut parti. Il nous a dit tout ce qu’il savait.

— Sur sa rencontre avec Richard Negus devant l’ascenseur de l’hôtel, oui. Ce qu’il cache encore ne concerne que lui-même. Pourquoi ne pas avoir parlé du sherry quand nous étions dans la grande salle ? Je lui ai posé la question à deux reprises, et il l’a chaque fois éludée. À défaut, il s’est longuement étendu sur ses remords, que je crois sincères. Il ne voulait pas mentir, mais il n’a pu se résoudre à dire la vérité. Ah, ce silence obstiné est une façon de mentir très efficace, car aucun mensonge n’est proféré qui puisse être contesté. Et vous, Catchpool, grand protecteur des faibles, vous avez cherché à le protéger d’Hercule Poirot le terrible, qui le pressait de questions, conclut-il en ricanant.

— Il semblait avoir atteint ses limites. D’ailleurs il doit penser que ce qu’il garde pour lui est sans consé
quence pour nous, mais peut lui causer du tort. D’où son embarras. C’est un employé du genre consciencieux. Son sens du devoir l’obligerait à nous le dire, s’il pensait que c’est important.

— Et parce que vous l’avez congédié, je n’ai pu lui expliquer que toute information peut être essentielle, me rétorqua Poirot en me fusillant du regard. Même Hercule Poirot ignore encore ce qui est important et ce qui ne l’est pas. C’est pourquoi il doit tout savoir. Bon, dit-il brusquement en se levant. Je m’en retourne au Pleasant’s… Leur café est bien meilleur que celui du signor Lazzari.

— Mais Henry, le frère de Richard Negus, est en chemin ! protestai-je. J’aurais cru que vous voudriez lui parler.

— J’ai besoin de changer de décor, Catchpool. Il me faut bouger pour revitaliser mes petites cellules grises, sinon elles vont s’ankyloser.

— Balivernes ! Vous espérez tomber par hasard sur Jennie, ou obtenir des nouvelles d’elle. Poirot, vous poursuivez une chimère, avec cette histoire de Jennie. Vous le savez aussi bien que moi, sinon, vous admettriez que vous allez au Pleasant’s dans l’espoir de la trouver.

— Peut-être bien. Mais si un tueur de chimères rôde en liberté, que faire d’autre ? Amenez donc M. Henry Negus au Pleasant’s. Je lui parlerai là-bas.

— Quoi ? Il aura fait tout le trajet depuis le Devon. Il n’aura pas envie de repartir aussitôt pour…

— Sauver une chimère d’une mort imminente ? Demandez-le lui !

Je résolus de n’en rien faire, par crainte que Henry Negus ne s’en retourne aussi sec, en claironnant à la ronde que Scotland Yard était passé aux mains d’une bande de cinglés.

7

Deux clefs

À son entrée, Poirot constata que le café-restaurant était bondé et qu’il y régnait une vive animation. L’air sentait la fumée, plus une odeur suave évoquant des pancakes au sirop d’érable.

— Je voudrais une table, mais elles sont toutes prises, déplora-t-il en s’adressant à Fee Spring, qui venait juste d’arriver elle aussi et se trouvait près du vestiaire, son manteau plié sur le bras.

Quand elle ôta son chapeau, ses cheveux se dressèrent sur sa tête, tout bouffants, et restèrent ainsi quelques secondes avant de succomber aux lois de la pesanteur, produisant un effet assez comique.

— Ça va être difficile, répondit-elle à Poirot d’un ton guilleret. Je ne peux quand même pas dire à de bons clients d’aller se faire voir, même pour faire plaisir à un célèbre détective… Mais M. et Mme Ossessil vont bientôt partir, ajouta-t-elle en baissant la voix. Vous pourrez prendre leur place.

— M. et Mme Ossessil ? Quel drôle de nom.

Fee lui rit au nez, puis elle lui chuchota sur le ton de la confidence :

— La dame n’arrête pas de tourmenter son pauvre
mari en lui disant toute la sainte journée : « Oh, Cecil… » Il ne peut pas sortir deux mots sans qu’elle le rappelle à l’ordre. « J’aimerais bien des toasts et des œufs brouillés », qu’il lui fait, et la voilà qui lui réplique aussi sec : « Oh, Cecil, grand Dieu non, pas ça ! » Il n’a même pas besoin de parler pour qu’elle recommence, le pauvre diable. Il s’assied à la première table venue. « Oh, Cecil, non, pas cette table ! » Vous me direz, depuis le temps, s’il avait deux sous de jugeote, il aurait compris. Il lui dirait le contraire de ce qu’il veut pour obtenir ce qu’il désire vraiment. C’est ce que je ferais à sa place. Mais j’attends toujours qu’il pige le truc. Faut dire que c’est un vieil empoté à la cervelle ramollie. La dame a peut-être bien des excuses.

— Oh, Cecil ! Je vais m’y mettre aussi, s’il ne se décide pas à quitter les lieux, se plaignit Poirot, qui avait mal aux jambes à force de rester debout et mourait d’envie de s’asseoir.

— Ils seront partis avant que votre café ne soit prêt, assura Fee. Elle a fini son repas, voyez. Au fait, que faites-vous ici à l’heure du déjeuner ? Attendez, je sais ! Je parie que vous cherchez Jennie, pas vrai ? J’ai appris que vous étiez déjà passé aux aurores.

— Comment l’avez-vous appris ? demanda Poirot. Vous venez juste d’arriver, non ?

— Oh, je ne suis jamais très loin, répondit Fee d’un air énigmatique. Pas de trace de Jennie dans le secteur. Personne ne l’a vue. Mais vous savez, monsieur Poirot, je n’arrête pas de penser à elle, moi aussi.

— Vous vous inquiétez, comme moi ?

— Parce qu’elle serait en danger ? Non, ce n’est pas ça. De toute façon, je ne serais pas capable de la sauver.

— En effet.

— Vous non plus, d’ailleurs.

— Ah, mais si ! Hercule Poirot a sauvé des vies. Il a sauvé des innocents de la potence.

— Je parie qu’une bonne moitié d’entre eux était coupable, répliqua allégrement Fee, comme si cette idée la réjouissait.

— Mais non, mademoiselle. Vous êtes bien pessimiste sur la nature humaine. Une vraie misanthrope.

— Si vous le dites. Tout ce que je sais, c’est que si je m’inquiétais pour tous ceux qui se pointent ici avec une tête d’enterrement, je n’aurais jamais un moment de tranquillité. Ça n’arrête pas. D’ailleurs, la plupart du temps, ils s’inventent de faux problèmes. Non, ce que je voulais dire au sujet de Jennie, c’est que j’ai remarqué quelque chose hier soir… sauf que je n’arrive pas à me rappeler quoi. Je me souviens que je me suis dit : « Tiens, ça ne ressemble pas à Jennie de faire ça… » Le problème, c’est que je ne me rappelle pas ce qu’elle faisait, justement. J’ai eu beau me creuser la cervelle à en avoir le tournis, rien à faire. Regardez, M. et Mme Ossessil s’en vont. Allez donc vous asseoir. Un café ?

— Oui, s’il vous plaît, mademoiselle. Surtout, ne relâchez pas vos efforts. Essayez encore de vous rappeler ce qui vous a intriguée. Ce peut être d’une extrême importance.

— Plus que des étagères droites ? répartit vivement Fee. Plus que de mettre les couverts bien alignés sur la table ?

— Ah. Vous trouvez ces détails bien dérisoires ? demanda Poirot.

— Désolée, j’aurais mieux fait de tenir ma langue, dit Fee en rougissant. C’est juste que… il me semble que vous seriez bien plus heureux si vous arrêtiez de vous préoccuper de ce genre de bêtises.

— Ce qui me comblerait de joie, ce serait que vous vous souveniez de ce qui vous a frappée dans le comportement de Mlle Jennie, lui rétorqua Poirot en lui souriant aimablement.

Sur ce, il mit fin à la conversation et s’assit à la table.

Une heure et demie plus tard, il s’était offert un copieux déjeuner, mais Jennie n’était toujours pas réapparue.

 

Quant à moi, il était près de 14 heures lorsque j’arrivai au Pleasant’s accompagné d’un homme que Poirot prit d’abord pour Henry Negus, le frère de Richard. Il y eut un instant de flottement, et je dus éclaircir la situation : j’avais chargé le constable Stanley Beer d’attendre Negus et de nous l’amener dès son arrivée, car l’homme qui se tenait à présent à mes côtés avait accaparé toute mon attention.

Je le lui présentai : M. Samuel Kidd, chaudronnier de son état, et j’observai avec amusement le mouvement de recul de Poirot, toujours si soigné de sa personne, devant l’aspect crasseux de son interlocuteur. Outre sa chemise tachée à laquelle manquait un bouton, M. Kidd n’était pas un as du rasoir. Il s’était méchamment coupé, et avait dû renoncer en cours de route à finir le travail. Résultat, il avait un côté du visage lisse, mais sanguinolent, et l’autre intact, mais hirsute. Lequel était le pire ? Difficile à dire.

— M. Kidd a une histoire très intéressante à nous raconter, précisai-je quand j’eus fini les présentations. Je me trouvais devant le Bloxham à attendre Henry Negus quand…

— Attendez ! m’interrompit Poirot. Vous et M. Kidd arrivez maintenant de l’hôtel Bloxham ?

— Évidemment !

Quelle question ! D’où croit-il que j’arrive, de Tombouctou ? me dis-je, un peu agacé par cette absurde interruption.

— Et comment avez-vous fait le trajet ?

— Lazzari m’a prêté une des voitures de l’hôtel, répondis-je.

— Vous avez mis combien de temps ?

— Trente minutes pile.

— Y avait-il beaucoup de circulation ?

— Non. Le trafic était très fluide, à vrai dire.

— Croyez-vous que dans des conditions différentes, vous auriez pu faire le trajet en moins de temps ? demanda Poirot.

— Non, à moins d’avoir des ailes. Trente minutes, c’est un temps record, à mon avis.

— Bon. Monsieur Kidd, veuillez vous asseoir et raconter votre histoire à Poirot.

À ma stupéfaction, au lieu de s’asseoir, Samuel Kidd se mit à rire et répéta la phrase que Poirot venait de prononcer en imitant son accent français… ou belge, peu importe. Poirot eut l’air outragé de voir qu’on le singeait ainsi, et moi-même je compatissais quand il déclara :

— M. Kidd prononce mon nom bien mieux que vous, Catchpool.

— Faut pas m’en vouloir,
Misteur Poirot
, s’esclaffa le débraillé. Je m’amuse, c’est tout.

— Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, lui rétorquai-je, fatigué de ses singeries. Veuillez répéter ce que vous m’avez dit devant l’hôtel.

Kidd prit dix bonnes minutes pour raconter ce qu’il aurait pu faire en trois, mais cela valait la peine. Alors qu’il passait à pied devant le Bloxham peu après 20 heures la veille au soir, il avait vu une femme se précipiter hors de l’hôtel, descendre les marches du perron et s’engager dans la rue. Elle était essoufflée et avait une mine effroyable. Il s’était dirigé vers elle pour lui proposer de l’aide, mais elle avait été plus rapide que lui et s’était enfuie avant qu’il puisse la rejoindre. En courant, elle avait laissé tomber quelque chose par terre : deux clefs dorées. Alors elle s’en était aperçue, avait fait demi-tour et s’était empressée de les récupérer. Puis, les serrant dans sa main gantée, elle avait disparu dans la nuit.

— J’ai trouvé ça bizarre, conclut Kidd d’un air songeur. Et ce matin, j’ai vu qu’il y avait des policiers
partout. J’ai demandé à l’un des agents en faction ce qui se passait. Quand j’ai su, pour les trois meurtres, je me suis dit, c’est peut-être bien une meurtrière que t’as vu filer, Sammy. Elle avait une mine effroyable, la dame, je vous jure, elle faisait peur !

— Une mine effroyable, répéta Poirot à voix basse. Votre histoire est en effet très intrigante, monsieur Kidd. Deux clefs, vous dites ?

— C’est ça, monsieur. Deux clefs dorées.

— Vous étiez assez près pour les voir ?

— Oh oui, monsieur, la rue est bien éclairée devant le Bloxham. J’ai eu aucun mal à les voir.

— Pouvez-vous me dire autre chose au sujet de ces clefs, à part qu’elles étaient dorées ?

— Oui. Y avait des numéros dessus.

— Des numéros ! m’exclamai-je.

C’était un détail que Samuel Kidd ne m’avait pas encore révélé dans les deux récits qu’il m’avait faits, le premier devant l’hôtel, le second durant le trajet en voiture. Bon sang de bois, j’aurais dû penser à le lui demander. J’avais déjà vu la clef de Richard Negus, celle que Poirot avait découverte derrière le carreau descellé. Elle portait le numéro 238.

— Oui, monsieur. Des numéros.

— Et quels chiffres avez-vous vus sur ces clefs, monsieur Kidd ? demanda Poirot.

— Sur l’une, c’était cent et quelques, si je ne m’abuse. Et sur l’autre…, chercha Kidd en se grattant vigoureusement la tête, tandis que Poirot détournait les yeux. C’était trois cents quelque chose. Je ne pourrais pas en jurer, mais je crois bien que c’était ça.

La chambre 121, celle d’Harriet Sippel. Et la 317, celle d’Ida Gransbury.

Je sentis comme un creux dans l’estomac. C’était cette même sensation que j’avais éprouvée en découvrant les trois cadavres, puis quand le médecin de la police m’avait informé qu’on avait découvert dans
chacune de leurs bouches un bouton de manchette en or gravé d’un monogramme.

Samuel Kidd s’était donc trouvé vraisemblablement à quelques centimètres de la meurtrière, la veille au soir. Une femme à la mine effroyable. Je frissonnai.

— Cette dame que vous avez vue, dit Poirot, était-elle blonde, avec un chapeau et un manteau marron ?

Il pensait à Jennie, évidemment. Je ne croyais toujours pas qu’il y ait un lien quelconque, mais je suivais facilement Poirot dans son raisonnement : Jennie s’était enfuie dans les rues de Londres dans un état d’extrême agitation, tout comme cette autre femme. On pouvait donc à la rigueur envisager qu’elles soient une seule et même personne.

— Non, monsieur. Elle avait un chapeau, mais il était bleu clair, et ses cheveux étaient noirs. Noirs et bouclés.

— Quel âge avait-elle ?

— Ça ne se fait pas, monsieur, d’estimer l’âge d’une dame. Mais je dirais, entre jeune et vieille…

— À part le chapeau bleu clair, que portait-elle ?

— Je saurais pas dire, monsieur, j’ai pas fait très attention. J’étais trop occupé à regarder son visage.

— Était-elle jolie ? demandai-je.

— Oui, mais je ne la regardais pas pour cette raison, monsieur. Je la regardais parce que je la connaissais, comprenez-vous ? Au premier coup d’œil je me suis dit, Sammy, tu connais cette dame.

Poirot remua dans son fauteuil, me lança un coup d’œil, puis revint à Kidd.

— Puisque vous la connaissez, monsieur Kidd, veuillez nous dire qui elle est, je vous prie.

— C’est que je n’arrive pas à la remettre, monsieur. Impossible. Je ne sais pas d’où ni comment je la connais, ni son nom, ni rien. Je ne crois pas lui avoir vendu ni réparé des casseroles, non. Elle avait l’air
distingué. Une vraie dame. Je ne connais personne de ce genre-là, pourtant elle, je la connais. Ce visage… ce n’était pas la première fois que je le voyais, non monsieur, assura Samuel Kidd. C’est un vrai casse-tête. J’aurais pu lui demander, si elle avait pas pris la poudre d’escampette.

Je me demandai alors : de tous les gens qui prirent un jour la poudre d’escampette, comme disait M. Kidd, combien le firent pour éviter justement d’avoir à répondre à des questions ?

 

Peu après que j’eus renvoyé Samuel Kidd avec l’injonction de fouiller sa mémoire pour retrouver le nom de cette femme mystérieuse et dans quelles circonstances il avait pu faire sa connaissance, l’agent Stanley Beer déposait Henry Negus au Pleasant’s.

La cinquantaine, élégant, avec des cheveux gris acier et un visage intelligent, M. Negus était beaucoup plus agréable à regarder que Samuel Kidd ; c’était un bel homme, qui s’exprimait avec pondération. Il me plut aussitôt. Il était manifestement très atteint par la mort son frère, pourtant, durant toute notre conversation, il sut maîtriser ses émotions.

— Veuillez recevoir mes sincères condoléances, monsieur Negus, dit Poirot. C’est une épreuve terrible que de perdre quelqu’un d’aussi proche qu’un frère.

Negus hocha la tête en signe de remerciement.

— Je me tiens à votre disposition pour vous aider du mieux que je le pourrai, déclara-t-il. M. Catchpool m’a dit que vous aviez des questions à me poser ?

— Oui, monsieur. Harriet Sippel et Ida Gransbury… Ces noms vous sont-ils familiers ?

— S’agit-il des deux autres victimes… ?

Henry Negus s’interrompit en voyant Fee Spring s’approcher avec la tasse de thé qu’il avait commandée à son arrivée.

— En effet, confirma Poirot dès qu’elle se fut éloignée. Harriet Sippel et Ida Gransbury ont également été assassinées hier soir à l’hôtel Bloxham.

— Le premier nom ne me dit rien. Quant à Ida Gransbury, mon frère et elle se sont fiancés il y a des années.

— Donc vous connaissiez Mlle Gransbury ? s’enquit Poirot, avec une ardeur qui trahissait son excitation.

— Non, je ne l’ai jamais rencontrée, répondit Henry Negus. Richard m’en avait parlé dans ses lettres. Mon frère et moi, nous nous sommes très peu vus durant ses années à Great Holling. Nous nous écrivions.

Une autre pièce du puzzle venait de trouver sa place dans mon esprit avec un petit déclic fort satisfaisant.
Great Holling, Great Holling, Great Holling…
ce nom résonnait dans ma tête. Tout semblait converger vers ce village, qui reliait les trois victimes. Si Poirot partageait mon étonnement, il n’en montra rien.

— Ainsi Richard vivait à Great Holling ? demandai-je en m’efforçant de garder un ton neutre.

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