Elle se rua vers la porte. Le temps que Poirot se lève pour la suivre, elle était déjà loin. Il se rassit en soupirant. À quoi bon ? Jennie avait disparu dans la nuit. Il ne la rattraperait pas.
L’Ébouriffée sortit des cuisines en lui apportant son dîner, une côte de bœuf accompagnée d’un gratin soufflé aux vermicelles, une perspective qui l’avait fait saliver et lui retournait maintenant l’estomac ; il avait perdu tout appétit.
— Où est passée Jennie ? lui demanda l’Ébouriffée, comme s’il était responsable de sa disparition.
Et en effet, il se sentait responsable. S’il y était allé plus en douceur avec elle, et s’il était plus vif dans ses mouvements, il aurait pu la retenir…
— Ça alors, c’est le bouquet ! s’indigna l’Ébouriffée
en posant avec fracas le plat sur la table de Poirot et en retournant au pas de charge vers les cuisines. Cette Jennie est partie sans payer ! hurla-t-elle en poussant les deux battants de la porte.
— Mais que doit-elle donc payer de sa vie ? marmonna Poirot dans sa barbe, ou plutôt, sous ses légendaires moustaches.
Une minute plus tard, après un essai infructueux, Poirot renonçait à entamer sa côte de bœuf et allait frapper à la porte des cuisines du Pleasant’s. L’Ébouriffée ne fit que l’entrouvrir, obstruant de sa mince silhouette tout ce qui se trouvait au-delà, caché dans le saint des saints.
— Vous ne trouvez pas votre plat à votre goût, monsieur ?
— Permettez-moi de vous régler le thé de Mlle Jennie, proposa Poirot. En échange, pourriez-vous être assez aimable pour répondre à une ou deux questions ?
— Ainsi vous connaissez Jennie ? Je ne vous avais jamais vu lui adresser la parole, jusqu’à aujourd’hui.
— Non
.
Je ne la connais pas. C’est pourquoi je me permets de faire appel à vous.
— Alors pourquoi êtes-vous allé vous asseoir à sa table ?
— Elle avait peur, et sa détresse était telle que cela m’a troublé, je l’avoue. J’espérais pouvoir lui être de quelque secours.
— On ne peut aider les gens comme Jennie, décréta l’Ébouriffée. Bon, je veux bien répondre à vos questions, mais laissez-moi d’abord vous en poser une : où exerciez-vous donc comme policier ?
Poirot ne lui fit pas remarquer qu’elle venait déjà de lui poser trois questions. Elle le scruta en plissant les yeux.
— Ça serait pas un pays où on parle français mais qui n’est pas la France, par hasard ? J’ai bien vu que
vous tiquiez chaque fois que les autres filles parlaient de vous en disant « le Français », ajouta-t-elle.
Poirot sourit et estima qu’il n’y avait rien de mal à se présenter.
— Je m’appelle Hercule Poirot, mademoiselle. Et je suis de Belgique. Enchanté, dit-il en lui tendant la main, qu’elle serra sans plus de façon.
— Fee Spring. En vrai, je m’appelle Euphemia, mais c’est un peu longuet, alors tout le monde m’appelle Fee, histoire d’en venir plus vite au fait.
— Connaissez-vous le nom de famille de Mlle Jennie ?
D’un hochement de tête, Fee indiqua la table du coin, où elle avait déposé devant lui son assiette, qui fumait encore.
— Allez donc manger votre dîner. J’arrive.
Sur ce, elle se retira brusquement en lui fermant la porte au nez.
Poirot revint donc à la table. Peut-être suivrait-il le conseil de Fee Spring et ferait-il encore un essai ? Comme c’était réconfortant de parler avec quelqu’un d’aussi observateur, qui avait le souci des détails. Hercule Poirot ne rencontrait pas souvent ce type de personne.
Fee réapparut vite avec une tasse à la main, sans soucoupe. Elle but bruyamment une gorgée de son thé tout en s’asseyant sur la chaise que Jennie avait quittée.
— Je ne sais pas grand-chose sur Jennie, déclara-t-elle. Juste quelques trucs que j’ai glanés ici et là dans ce qu’elle disait. Elle travaille pour une lady dans une grande maison. Et elle y habite. C’est pour ça qu’elle vient régulièrement ici chercher du café et des pâtisseries pour les réceptions et les soirées que donne sa patronne. Il lui faut traverser toute la ville, elle me l’a dit, une fois. Remarquez, ce n’est pas la seule. Parmi nos habitués, y en a pas mal qui viennent de loin pour manger chez nous. Jennie reste toujours
le temps de prendre son thé. « Comme d’habitude, s’il vous plaît », qu’elle dit en arrivant, en faisant sa distinguée. Mais je ne suis pas dupe, et je suis bien certaine qu’elle n’est pas née dans de la soie. C’est peut-être bien pour ça qu’elle ne cause pas beaucoup, elle craint de ne pas pouvoir donner le change trop longtemps, malgré ses airs de grande dame.
— Pardonnez-moi, dit Poirot, mais comment savez-vous que Mlle Jennie n’a pas toujours parlé de cette manière ?
— Vous avez déjà entendu une domestique s’exprimer comme ça ? Moi pas, en tout cas.
— Bien, mais… c’est donc juste une supposition ?
Fee Spring admit à contrecœur qu’elle ne pouvait en être certaine. Depuis qu’elle la connaissait, Jennie avait toujours parlé « comme une vraie lady ».
— Bon, c’est une buveuse de thé, et là, elle marque un point. Ça prouve qu’elle a quand même un peu de jugeote.
— Une buveuse de thé ?
— Parfaitement, confirma Fee en considérant avec dédain la tasse de café de Poirot. Faut avoir un grain pour boire du café quand on peut boire du thé, si vous voulez mon avis.
— Vous ne connaissez pas le nom de la patronne de Jennie, ni l’adresse de cette grande maison ? demanda Poirot.
— Du tout. Je ne connais pas non plus son nom de famille à elle. Je sais qu’elle a eu le cœur brisé, il y a des années de ça. Elle en a parlé, une fois.
— Le cœur brisé ? Et vous en a-t-elle dit la raison ?
— C’est toujours la même, non ? répartit Fee avec aplomb.
— Hé bien, les causes peuvent être multiples : un amour sans retour, la perte d’un être cher disparu prématurément…
— Oh, nous n’avons pas eu le fin mot de l’histoire,
dit Fee avec une pointe d’amertume. Et nous ne l’aurons jamais. Le cœur brisé, c’est tout ce qu’elle a daigné nous dire. Vous comprenez, l’ennui avec Jennie, c’est qu’elle ne cause pas. Alors pas de regret. Même si elle était restée assise là sur cette chaise, au lieu de prendre la poudre d’escampette, vous n’auriez rien pu faire pour elle. Cette fille est fermée comme une huître et elle garde tout pour elle.
Fermée comme une huître…
À ces mots, Poirot se rappela soudain Fee parlant d’une cliente un certain jeudi soir au Pleasant’s, quelques semaines plus tôt.
— Elle ne pose jamais de questions,
n’est-ce pas ?
Elle ne se mêle pas à la conversation, et tout ce qui peut arriver aux uns ou aux autres l’indiffère complètement ?
— C’est exactement ça ! confirma Fee, visiblement impressionnée. Elle n’a pas un brin de curiosité. Elle est en permanence plongée dans ses pensées, comme si le reste du monde n’existait pas, nous compris. Vous croyez qu’elle nous demanderait comment ça va, quoi de neuf, quand elle débarque ou qu’on vient la servir ? Jamais de la vie ! Dites… vous pigez vite, hein, ajouta Fee en penchant la tête de côté.
— Tout ce que je sais, je l’ai récolté en vous entendant parler avec les autres serveuses, mademoiselle, lui répondit Poirot.
— Ça m’étonne que vous preniez la peine de nous écouter, remarqua Jennie, toute rougissante.
Ne souhaitant pas l’embarrasser davantage, Poirot garda pour lui combien il attendait avec avidité ses descriptions et commentaires sur les « personnages du Pleasant’s ». Car il en était venu à penser à eux collectivement. M. Non-Finalement, par exemple, qui passait chaque fois commande pour aussitôt se raviser.
Mais ce n’était pas le moment de s’enquérir du surnom que Fee donnait à Hercule Poirot en son
absence… peut-être avait-il trait à la façon dont il prenait soin de ses moustaches.
— Donc, Mlle Jennie ne s’intéresse nullement aux affaires d’autrui, reprit-il d’un air songeur, pourtant, contrairement aux gens indifférents aux autres et ne parlant que d’eux-mêmes, elle est extrêmement réservée… n’est-ce pas ?
— Là encore, vous avez mis dans le mille, confirma Fee en haussant les sourcils. Ça, Jennie n’est pas du genre à se confier. Si on lui pose une question, elle y répond, mais sans s’étendre. Elle est tellement absorbée dans ses pensées qu’elle n’aime pas qu’on l’en distraie trop longtemps. Son petit jardin secret, comme on dit. Sauf qu’elle n’y est pas heureuse du tout, même si elle y passe tout son temps. Ça fait belle lurette que j’ai renoncé à essayer de la comprendre.
— Elle ressasse son chagrin, murmura Poirot. Et elle se sait en danger.
— Elle a dit qu’elle était en danger ?
— Oui, mademoiselle. Je regrette de n’avoir pas été assez rapide pour la retenir. Si quelque chose lui arrivait…
Poirot secoua la tête. L’humeur paisible qu’il ressentait en début de soirée s’était décidément envolée. Prenant sa décision, il tapa sur la table du plat de la main.
— Je reviendrai ici demain matin. Vous dites qu’elle passe souvent, n’est-ce pas ? Je la trouverai avant que le danger ne la rattrape. Cette fois, Hercule Poirot sera plus rapide !
— Que vous vous pressiez ou non, ce sera du pareil au même. À quoi bon ? Même quand on l’a devant son nez, Jennie n’est pas vraiment là, alors pour la trouver… Personne ne peut l’aider, remarqua Fee, puis elle se leva et prit l’assiette de Poirot. Ça ne méritait pas de laisser refroidir un bon petit plat, conclut-elle en l’emportant.
Meurtres en trois chambres
Ce fut ainsi que l’histoire commença, au soir de ce jeudi 7 février 1929, avec Hercule Poirot, Jennie, Fee Spring dans les rôles principaux, et pour décor les étagères croulant sous les théières disparates du Pleasant’s Coffee House.
Ou plutôt, elle sembla débuter ainsi. Je ne suis pas persuadé que les histoires vraies aient un début et une fin. Quel que soit l’angle sous lequel on les aborde, force est de constater qu’elles remontent indéfiniment dans le passé et s’étirent inexorablement vers le futur. Personne n’est jamais en mesure de tirer un trait en décrétant que « c’est terminé ».
Par chance, les histoires vraies ont des héros et des héroïnes. N’étant pas moi-même un héros, et n’ayant aucun espoir de le devenir, je suis d’autant plus conscient qu’ils existent bel et bien.
Je n’étais pas présent ce jeudi soir au café-restaurant. Mon nom y fut mentionné : Edward Catchpool, jeune policier de Scotland Yard ami de Poirot, pas beaucoup plus de trente ans (trente-deux pour être exact), mais je n’y étais pas. J’ai néanmoins décidé de combler les lacunes de ce que j’en connais afin de rédiger
un rapport écrit sur l’histoire de Jennie ; fort heureusement, j’ai le témoignage d’Hercule Poirot pour m’y aider, et il n’existe pas de meilleur témoin.
Si j’écris ceci, c’est uniquement pour ma gouverne. Quand mon compte rendu sera complet, je le lirai et le relirai jusqu’au jour où je serai capable d’en parcourir les pages sans ressentir le trouble que j’éprouve à présent à mesure que je les écris… Jusqu’à ce que le « Comment cela a-t-il pu advenir ? » ait cédé la place à « Oui, c’est bien ce qui s’est passé ».
Il me faudra à un moment donné trouver un meilleur titre que « L’histoire de Jennie ».
J’ai rencontré Hercule Poirot pour la première fois six semaines avant ce fameux jeudi soir, quand il prit une chambre dans la pension où je logeais moi-même, pension tenue impeccablement par Mme Blanche Unsworth, sa propriétaire. C’est un immeuble spacieux à la façade carrée assez austère, mais dont l’intérieur est empreint d’une touche féminine très affirmée : il y a des franfreluches un peu partout, au point que je vérifie chaque matin en allant au bureau si quelque bout de dentelle mauve ne s’est pas accroché par mégarde à mes vêtements.
Contrairement à moi, Poirot ne fait pas partie des meubles ; il n’est qu’un pensionnaire occasionnel.
— Je compte m’accorder au moins un mois de bienfaisante inactivité, me déclara-t-il lors de sa première soirée en ces lieux, d’un ton décidé, comme s’il craignait que je puisse l’en empêcher. J’ai l’esprit surchauffé, m’expliqua-t-il. Une foule de pensées se bousculent dans ma tête. Ici, je présume qu’elles ralentiront le rythme.
Je lui demandai où il vivait en temps normal, supposant que c’était en France (je découvrirais par la suite qu’il n’était pas français, mais belge). En réponse à ma question, il avança vers la fenêtre, écarta le rideau
en dentelles et désigna une grande maison élégante, qui se trouvait à presque trois cents mètres.
— Vous habitez là ? m’étonnai-je, croyant à une plaisanterie.
— Oui. Je souhaite ne pas trop m’éloigner de chez moi. Ce point de vue me convient à merveille !
Il contempla l’hôtel particulier avec fierté, si bien que je me demandai un bref instant s’il n’avait pas oublié ma présence.
— Certes voyager est une expérience enrichissante, stimulante, mais guère reposante, reprit-il. Cependant, si je ne change pas de décor, adieu les vacances ! En restant chez moi, je serais fatalement dérangé par une chose ou une autre. Un ami ou un inconnu porteur d’une affaire d’une extrême importance, comme toujours. Et les petites cellules grises recommenceraient à s’agiter, incapables de se réfréner. Donc, officiellement, Poirot a quitté Londres pour un moment, et pendant ce temps, il se repose en un lieu qu’il connaît bien, protégé de toute irruption intempestive.
Je m’étais contenté d’approuver ses propos en hochant la tête comme si cela tombait sous le sens, tout en me demandant si les gens ne deviennent pas de plus en plus originaux, avec l’âge.
Les jeudis soir, Mme Unsworth fait relâche pour rendre visite à la sœur de son défunt mari, et ne sert donc pas à dîner. Poirot vint me consulter. Puisqu’il était censé avoir quitté la ville, il ne pouvait risquer de se montrer dans aucun des lieux qu’il fréquentait d’habitude. Il souhaitait savoir si je pouvais lui recommander « un établissement modeste, mais où l’on mange bien ». Je lui parlai alors du Pleasant’s, un café-restaurant exigu qui ne payait pas de mine, en lui disant que l’essayer, c’était l’adopter, et qu’il ne serait pas déçu.
En ce jeudi soir, celui de sa rencontre avec Jennie, Poirot rentra à 22 h 10, bien plus tard que d’habitude. J’étais dans le salon, assis près du foyer, mais incapable de me réchauffer. J’entendis la porte d’entrée s’ouvrir, se refermer, puis des chuchotements : Blanche Unsworth avait dû guetter l’arrivée de Poirot dans le vestibule.
Je ne pus entendre ce qu’elle lui disait, mais le devinai aisément : elle s’inquiétait pour moi. Elle était rentrée de chez sa belle-sœur à 21 h 30, et avait décrété que je n’allais pas bien du tout. J’avais une tête à faire peur, comme si je n’avais pas mangé ni dormi depuis trois jours… D’où tirait-elle cette déduction ? Peut-être avais-je minci depuis le petit déjeuner ?
Elle m’avait scruté sous tous les angles, puis proposé les remèdes habituels : un petit remontant, un casse-croûte, une oreille amicale. Quand j’eus rejeté ces trois propositions aussi courtoisement que possible, elle passa à des offres plus insolites : un oreiller bourré d’herbes médicinales, une bouteille bleu foncé remplie d’un liquide nauséabond aux propriétés bénéfiques, dont je devrais mettre quelques gouttes dans l’eau de mon bain ; offres que j’avais poliment déclinées.
Elle devait en ce moment même insister auprès de Poirot pour qu’il me pousse à accepter l’un de ses remèdes miracle.
En temps normal, le jeudi à 21 heures, Poirot est revenu du Pleasant’s et déjà installé dans le salon. Quant à moi, j’étais rentré de l’hôtel Bloxham à 21 h 45, résolu à ne plus penser à ce que j’y avais vu, et impatient de trouver Poirot dans son fauteuil préféré afin d’échanger avec lui d’amusantes futilités, comme nous le faisions souvent.
Or il n’était pas là. En constatant son absence, je me sentis soudain étrangement détaché de tout et
déstabilisé, comme si le sol s’était dérobé sous mes pieds. Poirot est quelqu’un de très régulier dans ses habitudes et il n’en change pas facilement. « La routine quotidienne est excellente pour le repos de l’esprit, Catchpool », m’avait-il déclaré une fois, et voilà qu’il avait plus d’un quart d’heure de retard sur son programme.
Lorsque j’entendis la porte d’entrée s’ouvrir à 21 h 30, j’espérai que c’était lui, mais c’était Blanche Unsworth. Ma déception fut telle que je laissai échapper un grognement. Quand on a de réelles préoccupations, on n’a pas du tout envie qu’une personne qui passe son temps à faire des montagnes d’un rien vous tienne compagnie.
Je redoutais d’avoir à retourner à l’hôtel Bloxham le lendemain, tout en sachant pertinemment que j’y serais obligé. Voilà à quoi j’évitais de penser. Du moins m’y efforçais-je. Poirot est enfin là, me dis-je, mais à cause de Mme Unsworth, lui aussi va s’inquiéter pour moi et s’enquérir de ma santé. Tout espoir de me changer les idées en discutant avec lui de choses et d’autres s’était envolé. Dans ce cas, autant me passer de leur présence à tous deux, décidai-je.
Poirot fit son entrée dans le salon sans avoir ôté son chapeau ni son manteau et referma la porte derrière lui. Je m’attendais à un tir nourri de questions, or il déclara d’un air distrait : « Il est tard. J’ai marché dans les rues en furetant partout et je n’ai abouti à rien, sauf à me mettre en retard. »
Il était inquiet, visiblement, mais pas à mon sujet, ce dont je fus grandement soulagé.
— Que cherchiez-vous ?
— Une femme, Jennie, que j’espère encore en vie, et non victime d’un meurtre.
— Un meurtre ?
À nouveau je sentis le monde vaciller autour de moi. Je savais que Poirot était un célèbre détective.
Il m’avait parlé de certaines des affaires qu’il avait élucidées. Pourtant, il était censé justement faire une pause, rompre avec cet univers de violence. J’avoue que l’entendre prononcer ce mot-là, à ce moment-là, me fit un sale effet.
— À quoi ressemble-t-elle, cette Jennie ? demandai-je. Décrivez-la moi. Je l’ai peut-être vue, surtout si elle a été tuée. Car j’ai vu deux femmes assassinées ce soir, plus un homme, alors vous pourriez être en veine. L’une d’elles est peut-être Jennie…
La voix posée de Poirot interrompit mes divagations :
— Attendez, mon ami, dit-il, puis il ôta son chapeau et se mit à déboutonner son pardessus. Mme Blanche a raison, vous êtes dans un drôle d’état. Ah mais, comment cela a-t-il pu m’échapper ? J’avais la tête ailleurs… comme souvent quand je vois notre logeuse m’approcher. Comme vous êtes pâle ! Voyons, racontez à Poirot : que se passe-t-il
?
« Trois meurtres, rien que ça, répondis-je. Des meurtres ne ressemblant à rien de ce que j’ai pu voir jusqu’à présent. Deux femmes et un homme. Chacun dans une pièce différente. »
Certes, j’avais rencontré de nombreux cas de mort violente, étant à Scotland Yard depuis presque deux ans et policier depuis cinq, mais la plupart de ces meurtres avaient été perpétrés dans un accès de folie, de perte de contrôle dû à la colère ou à l’abus d’alcool. Cette affaire de l’hôtel Bloxham était bien différente. L’auteur de ces trois meurtres avait soigneusement préparé son coup, peut-être même en s’y prenant des mois à l’avance. Chacune des scènes de crime était une œuvre d’art macabre indéchiffrable, dont le sens caché m’échappait. Cela me terrifiait de songer que cette fois, je n’avais pas affaire à une brute épaisse comme j’en avais l’habitude, mais à un esprit froid,
méthodique, calculateur, qui ne se laisserait pas vaincre et que j’aurais le plus grand mal à confondre.
Sans doute voyais-je les choses en noir, mais je ne pouvais me défaire d’un mauvais pressentiment. Trois cadavres parfaitement assortis : l’idée seule me faisait frémir. Je m’exhortais à ne pas développer de phobie ; il me faudrait traiter cette affaire comme n’importe quelle autre, même si elle se présentait sous un jour bien différent.
— Trois meurtres, chacun dans une pièce différente de la même maison ? demanda Poirot.
— Pas une maison particulière. À l’hôtel Bloxham, en haut de Piccadilly Circus. Cela vous dit-il quelque chose ?
— Non.
— Moi-même je n’y étais jamais entré avant ce soir ; ce genre de palace n’est pas dans mes moyens.
— Trois meurtres, dans trois chambres différentes du même hôtel ? s’enquit Poirot, assis très droit dans son fauteuil.
— Oui, et tous commis plus tôt dans la soirée en un court laps de temps.
— Ce soir même ? Mais alors, pourquoi n’êtes-vous pas à l’hôtel ? Le tueur a-t-il déjà été appréhendé ?
— Hélas non, ce serait trop beau. Non, je…
Je m’interrompis, mal à l’aise. C’était une chose de lui rapporter les faits, mais je n’avais aucune envie d’expliquer à Poirot combien ce que j’avais vu à l’hôtel Bloxham m’avait bouleversé, ni de lui avouer qu’au bout de cinq minutes passées sur les lieux, j’avais éprouvé l’irrésistible besoin de m’en échapper.
Ces trois cadavres allongés sur le dos, bras ramenés le long du corps, mains à plat sur le sol, jambes réunies…
Le corps est exposé dans la chambre mortuaire
. Cette phrase s’immisça dans mon esprit, avec l’image d’une pièce obscurcie où l’on m’avait contraint d’entrer alors
que j’étais gamin. Une image que j’avais cru chasser de mon imagination pour le restant de mes jours.
Mains inertes, posées à plat.
« Tiens-lui la main, Edward. »
— Ne vous inquiétez pas, ça grouille de policiers, là-bas, répondis-je avec force, pour bannir la vision abhorrée. Demain matin, il sera bien temps pour moi d’y retourner… J’ai eu besoin de m’éclaircir les idées, ajoutai-je, voyant bien qu’il attendait une réponse plus fournie. Franchement, de toute ma vie, je n’ai jamais rien vu d’aussi bizarre que ces trois meurtres.
— En quoi étaient-ils bizarres ?
— Chacune des victimes avait quelque chose dans la bouche, le même objet.
— Non, mon ami, contesta Poirot en agitant le doigt dans ma direction. Ce n’est pas possible. Le même objet ne peut se trouver en même temps dans trois bouches différentes.
— Trois objets distincts, mais identiques, précisai-je. Trois boutons de manchette en or massif, à première vue. Gravés d’un monogramme. Les mêmes initiales sur les trois : PIJ… Poirot ? Que vous arrive-t-il ?
Il s’était levé et arpentait la pièce.
— Mon Dieu ! Vous ne voyez donc pas ce que cela signifie, mon ami ? Non, vous ne le voyez pas, parce que vous n’avez pas entendu l’histoire de ma rencontre avec Mlle Jennie. Il me faut vite vous la raconter pour que vous puissiez comprendre.
Vite me la raconter, disait-il… Chez Poirot, la rapidité du récit est toute relative. Chaque détail compte également pour lui, que ce soit un incendie dans lequel trois cents personnes ont péri, ou une fossette sur le menton d’un enfant. On ne saurait l’inciter à aller plus vite que sa musique, aussi m’installai-je dans mon fauteuil en lui laissant le champ libre. Quand il eut terminé, c’était comme si j’avais vécu
moi-même les événements, avec une précision dans les détails dont j’aurais été incapable en pareil cas.
— Comme c’est extraordinaire, dis-je. La même nuit que les trois meurtres de l’hôtel Bloxham. Quelle coïncidence.
— Je ne pense pas que ce soit une coïncidence, mon ami, soupira Poirot. La connexion est évidente.
— Vous voulez dire, meurtres d’un côté, et de l’autre, cette Jennie craignant d’être assassinée ?
— Non. C’est là un lien en effet, mais je parle d’autre chose, répondit Poirot, qui cessa de déambuler dans le salon et se tourna face à moi. Vous dites que dans les bouches des trois victimes on a trouvé trois boutons de manchette en or gravés du monogramme PIJ ?
— C’est cela.
— Or Mlle Jennie m’a dit très précisément, je la cite : « Promettez-moi que si l’on me retrouve morte, vous persuaderez votre ami policier de ne pas rechercher mon assassin.
Je vous en prie, que personne ne leur ouvre la bouche !
Ce crime ne doit jamais être résolu. » À votre avis, qu’a-t-elle voulu dire par là ?