Meurtres en majuscules (4 page)

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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

BOOK: Meurtres en majuscules
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(Le simple fait de coucher ces mots sur la page pour décrire la disposition des corps me procure une intolérable angoisse. Alors comment aurais-je pu examiner les trois visages des victimes plus de quelques secondes ? La nuance bleuâtre de la peau, les langues gonflées, les lèvres desséchées… Pourtant j’aurais encore préféré étudier leurs visages en détail plutôt que de regarder leurs mains inertes, et j’aurais
fait n’importe quoi pour éviter la question saugrenue qui s’imposa à moi : Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus auraient-ils souhaité que quelqu’un leur tienne la main après leur mort, ou cette idée les aurait-elle horrifiés ? Hélas, l’esprit humain est pervers, incontrôlable, un constat qui m’affligea plus que je ne saurais dire.)

Dépouilles mortuaires…

Soudain une idée me frappa avec force. Voilà ce qu’il y avait de si grotesque dans ces trois scènes de meurtre : les corps de Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus étaient disposés avec un soin méticuleux, comme un médecin aurait pu le faire de son patient décédé, après l’avoir soigné durant des mois. Leur assassin y avait veillé après leur mort, ce qui rendait encore plus effrayant le fait qu’il les eût tués de sang-froid.

À peine m’étais-je fait cette remarque que je changeais d’avis. Je me trompais complètement. Ce n’était pas de soins post-mortem dont il s’agissait, loin de là. Je confondais le passé et le présent en mélangeant cette affaire du Bloxham avec des souvenirs d’enfance malheureux. Il fallait me forcer à ne prendre en compte que ce qui se trouvait devant moi, et rien d’autre. J’essayai de tout voir par les yeux de Poirot, en faisant abstraction de mon propre vécu et de la distorsion qu’il engendrait dans ma perception des choses.

Chacune des victimes était allongée par terre, entre un fauteuil à oreilles et une petite table. Sur les trois tables se trouvaient respectivement une tasse avec soucoupe (dans le cas d’Harriet Sippel et d’Ida Gransbury) et un verre de sherry (dans celui de Richard Negus). Dans la chambre d’Ida Gransbury, la 317, il y avait un plateau sur la grande table près de la fenêtre, chargé d’assiettes et de plats vides où ne restaient que quelques miettes, et d’une tasse à thé supplémentaire avec soucoupe. Cette tasse aussi était vide.

— Tiens, tiens, dit Poirot. Dans cette chambre, nous avons deux tasses à thé, et plusieurs assiettes. Mlle Ida Gransbury a eu de la compagnie à dîner, dirait-on. Peut-être celle du meurtrier. Mais pourquoi le plateau est-il encore là, alors que les plateaux ont été débarrassés des chambres de Harriet Sippel et de Richard Negus ?

— Peut-être n’ont-ils pas commandé de repas, suggérai-je. Peut-être désiraient-ils juste des boissons, le thé et le sherry, et qu’aucun plateau n’a été laissé dans leurs chambres, une fois les boissons servies. Regardez, Ida Gransbury a aussi apporté deux fois plus d’affaires que les deux autres, dis-je en désignant la penderie, qui contenait un nombre impressionnant de robes. Il n’y a plus de place pour ranger la moindre combinaison, avec toutes les tenues qu’elle a emportées. Elle voulait paraître à son avantage, visiblement.

— Vous avez raison, admit Poirot. Lazzari a dit qu’ils avaient tous commandé à dîner, mais nous vérifierons exactement ce qui fut commandé pour chaque chambre. Il ne faut pas prendre pour argent comptant ce qu’il nous a raconté, et je n’aurais pas commis pareille erreur si Jennie ne m’occupait pas l’esprit. Jennie, qui se promène en ce moment même dans la nature et dont j’ignore où elle se trouve ! Jennie, qui est à peu près du même âge que nos trois victimes, entre quarante et quarante-cinq ans, à vue de nez.

Chaque fois que Poirot se penchait pour examiner la bouche d’une des victimes, je me détournais et m’occupais d’autre chose. Tandis qu’il poussait son investigation en la ponctuant de petites exclamations, j’inspectais le foyer et regardais par les fenêtres en me concentrant sur mes mots croisés. Depuis quelques semaines, j’essayais de composer une grille assez bonne pour être publiée dans un journal, sans grand succès jusqu’à présent.

Quand nous eûmes fait le tour des trois chambres, Poirot insista pour que nous retournions à celle de Richard Negus, la 238, située au deuxième étage. Peut-être qu’à force, cela me deviendra-t-il plus facile ? me dis-je avec espoir. La réponse fut non. Il me fallut un effort surhumain pour entrer à nouveau dans cette chambre d’hôtel. Ce fut comme entreprendre l’ascension d’une montagne escarpée avec la certitude que mon cœur me lâcherait dès que j’atteindrais le sommet. Mais apparemment, je dissimulais bien ma détresse, car Poirot ne sembla rien remarquer.

— Bon, commença-t-il, en se campant au milieu de la pièce. C’est cette chambre qui diffère le plus des autres, n’est-ce pas ? Certes Ida Gransbury a un plateau et une tasse supplémentaire dans la sienne, mais ici, il y a le verre de sherry au lieu d’une tasse de thé, et une fenêtre ouverte en grand, tandis que dans les autres chambres, toutes les fenêtres sont fermées. D’ailleurs on gèle, ici.

— La pièce était ainsi quand M. Lazzari est entré et a découvert le corps, dis-je. Rien n’a été changé depuis.

Poirot gagna la fenêtre ouverte.

— Voici donc les magnifiques jardins de l’hôtel que M. Lazzari voulait me montrer. Quant à Harriet Sippel et Ida Gransbury, leurs chambres donnent de l’autre côté, un point de vue absolument splendide sur Londres, dirait-il. Vous voyez ces arbres, Catchpool ?

— Difficile de les manquer, répliquai-je.

— Il y a une autre différence : la position du bouton de manchette, dit Poirot. L’avez-vous remarqué ? Dans les bouches de ces dames, le bouton dépasse un peu d’entre les lèvres. Tandis que dans celle de Richard Negus, il est enfoncé presque jusqu’à la gorge… Parlez, m’encouragea-t-il en me voyant tiquer.

— Je vous trouve quelque peu pointilleux. Les trois victimes ont chacune un bouton de manchette dans la bouche, gravé des mêmes initiales PIJ. Qu’importe
qu’il soit plus ou moins enfoncé, indéniablement, c’est un point commun.

— Mais non, cela fait une grande différence ! protesta Poirot en se rapprochant pour venir se planter devant moi. Catchpool, s’il vous plaît, rappelez-vous ce que je m’en vais vous dire. Quand trois meurtres sont quasi identiques, les détails qui divergent, même infimes, sont de la plus haute importance.

Étais-je censé me rappeler ces sages paroles alors que je n’étais pas du même avis ? Mais Poirot n’avait pas à s’inquiéter. Je me rappelle pratiquement chaque mot qu’il a prononcé en ma présence, en particulier ceux qui m’ont le plus mis en rage.

— Les trois boutons de manchette étaient dans les bouches des victimes, m’entêtai-je. Cela me suffit amplement.

— Je le vois bien, répondit Poirot d’un air navré. Cela vous suffit comme cela suffirait à la centaine de personnes auxquelles vous poseriez la question, ainsi qu’à vos patrons de Scotland Yard, je n’en doute pas une seconde. Mais à Hercule Poirot, cela ne suffit pas !

Je m’efforçai de ne pas prendre cette remarque personnellement. Il cherche juste à définir les termes de similarité et de différence, me dis-je.

— Et la fenêtre ouverte alors que toutes celles des autres chambres sont fermées ? me demanda-t-il. Cette différence ne vaut-elle rien non plus ?

— Il y a peu de chance qu’elle compte beaucoup, répliquai-je. Richard Negus avait peut-être ouvert la fenêtre lui-même, et le meurtrier n’aura pas jugé bon de la refermer. Vous vous plaignez assez de cette manie qu’ont les Anglais d’ouvrir leurs fenêtres au plus froid de l’hiver dans le but de se forger le caractère.

— Mon ami, reprit Poirot avec patience. Réfléchissez : les trois victimes n’ont pas bu de poison pour ensuite tomber de leurs fauteuils et se retrouver tout naturellement allongés sur le dos, les bras le long du
corps, les pieds pointés vers la porte. C’est impossible. L’un aurait pu s’effondrer au milieu de la pièce, l’autre tomber à la renverse et le troisième que sais-je encore ? Non, le tueur a
disposé
les corps afin que chacun soit dans la même position, à égale distance du fauteuil et de la petite table. Eh bien, s’il tient tant à faire en sorte que ces trois scènes de meurtre paraissent rigoureusement identiques, pourquoi dans ce cas n’a-t-il pas refermé la fenêtre que M. Richard Negus avait peut-être ouverte, je vous l’accorde ? Pourquoi le meurtrier ne l’a-t-il pas fermée, comme celles des deux autres chambres ?

Cela me laissa perplexe. Poirot avait raison : le meurtrier tenait à ce que les corps soient disposés de cette façon, à l’identique.

Telles des dépouilles mortuaires…

— Tout dépend du cadre qu’il a voulu donner à la scène de crime, m’empressai-je de répondre pour échapper au sombre souvenir de mon enfance.

— Le cadre ?

— Oui. Je ne parle pas d’un vrai cadre, mais d’un cadre théorique. Peut-être que notre meurtrier a voulu circonscrire ses macabres créations dans un carré pas plus large que celui-ci, expliquai-je en faisant le tour du cadavre de Richard Negus et en coupant à angle droit pour délimiter le carré en question. Vous voyez ? J’ai tracé un cadre en excluant la fenêtre, qui se trouve à l’extérieur.

— Un cadre théorique autour du meurtre…, répéta Poirot en souriant finement sous ses moustaches. Oui, je comprends. Où la scène de crime commence-t-elle et où finit-elle ? Peut-elle être plus petite que la pièce qui la contient ? Telle est la question, une question qui serait fascinante, pour des philosophes.

— Merci.

— De rien. Catchpool, veuillez me dire s’il vous plaît ce qui s’est passé à votre avis à l’hôtel Bloxham
hier soir ? Laissons de côté la question du mobile. Racontez-moi ce que le tueur a fait selon vous. En commençant par le commencement.

— Je n’en ai aucune idée.

— Catchpool, voyons, faites un effort.

— Eh bien… je suppose qu’il est arrivé à l’hôtel, les boutons de manchette en poche, et qu’il s’est rendu tour à tour dans chacune des chambres. Il a dû commencer par celle que nous avons nous-mêmes inspectée en premier, la 317, attribuée à Ida Gransbury, puis il a continué de haut en bas afin de pouvoir quitter l’hôtel au plus vite après avoir liquidé sa dernière victime, Harriet Sippel, chambre 121, au premier étage. Il n’a plus dès lors qu’à descendre un étage pour s’échapper.

— Et que fait-il dans les trois chambres ?

— Vous connaissez la réponse, répondis-je en soupirant. Il commet le meurtre et dispose le corps bien droit. Il place un bouton de manchette dans la bouche de la vicime. Puis il ferme la porte à clef et s’en va.

— Et il pénètre dans chacune des chambres sans difficulté ? Dans chacune, sa victime l’attend, son verre ou sa tasse toute prête à recevoir les gouttes de poison qu’il va y verser, une consommation qui fut servie par le personnel de l’hôtel à 19 h 15 précises ? Il reste à côté de sa victime pour bien veiller à ce qu’elle boive son thé ou son sherry, puis il s’attarde en attendant que chacune ait trépassé ? Et il prend même le temps de souper avec l’une d’elles, Ida Gransbury, qui lui a obligeamment commandé une tasse de thé ? Rendre visite aux trois victimes dans chacune des trois chambres, les tuer, mettre les boutons de manchette dans leurs bouches et disposer soigneusement les corps, il accomplit tout cela entre 19 h 15 et 20 h 10 ? Cela n’est guère vraisemblable, mon ami. Hautement improbable, dirais-je.

— En effet. Avez-vous des idées meilleures que les miennes, Poirot ? Vous êtes ici pour ça, après tout.
Alors allez-y, ne vous gênez pas, dis-je en regrettant aussitôt mon ton acerbe.

Heureusement, Poirot n’en prit pas ombrage.

— Vous avez dit que le tueur avait laissé à la réception un mot informant de ses crimes. Montrez-le moi, me dit-il.

Je le sortis de ma poche et le lui passai. John Goode, le réceptionniste idéal selon Lazzari, l’avait trouvé sur le bureau dix minutes après 20 heures. Il disait : « PUISSENT-ILS NE JAMAIS REPOSER EN PAIX. 121. 238. 317. »

— Donc le meurtrier, ou un complice, a eu l’audace de s’approcher du comptoir de la réception, qui occupe une place centrale dans le grand hall de l’hôtel, avec un mot qui l’aurait incriminé si quelqu’un l’avait vu le laisser, contesta Poirot. Il est téméraire, plein d’assurance. Il ne disparaît pas dans l’ombre en sortant par la porte de derrière. Il n’use pas de moyens détournés.

— Dès que Lazzari a lu le mot, il est allé vérifier les trois chambres et a découvert les cadavres, dis-je. Puis il a inspecté toutes les autres chambres de l’hôtel. Fort heureusement, aucun autre client n’a été retrouvé mort, m’a-t-il déclaré, tout content.

Mon ironie n’était pas de bon ton, et sans doute me serais-je davantage surveillé si Poirot avait été anglais, mais cela me faisait du bien, je l’avoue, d’aborder les choses avec un peu plus de légèreté.

— Est-il seulement venu à l’esprit de M. Lazzari que l’un de ses clients encore en vie pouvait être un assassin ? Non, s’insurgea Poirot. Toute personne qui choisit de séjourner à l’hôtel Bloxham est forcément vertueuse et respectable !

Je toussotai discrètement en indiquant la porte d’un hochement de tête. Poirot se retourna. Lazzari se tenait sur le seuil.

— C’est la vérité vraie, monsieur Poirot, confirma-t-il d’un air ravi.

— Eh bien, toute personne qui était dans cet hôtel jeudi devra s’entretenir avec M. Catchpool et lui rendre compte de ses déplacements, répliqua Poirot avec sévérité. Clients, employés. Tous sans exception.

— Avec grand plaisir, vous pourrez parler à qui vous voudrez, monsieur Catchpool, acquiesça Lazzari avec une petite courbette à mon adresse. Notre salle de restaurant sera bientôt à votre disposition, dès que nous aurons débarrassé le couvert du petit déjeuner et réuni tout le monde.

— Merci. Pendant ce temps, je procéderai à une inspection en règle des trois chambres, dit Poirot.

N’était-ce pas ce que nous venions de faire ? m’étonnai-je en mon for intérieur.

— Catchpool, trouvez-nous les adresses d’Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus. Découvrez lequel des membres du personnel a pris leurs réservations, quelle nourriture et quelles boissons ils ont chacun commandées, qui les leur a servies dans leurs chambres respectives, et à quelle heure.

Je m’apprêtai à gagner la sortie, craignant que Poirot ne rallonge encore ma liste de choses à faire, quand il me lança :

— Cherchez si une quelconque Jennie séjourne à l’hôtel ou y travaille.

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