Poirot me désapprouverait ? Qu’importe ! Margaret Ernst se donnait bien le droit d’être en désaccord avec Dieu, je pouvais donc assumer à l’occasion de ne pas être du même avis qu’Hercule Poirot. S’il souhaitait tant interroger le Dr Flowerday, rien ne l’empêcherait de venir à Great Holling pour s’entretenir avec lui.
J’espérais que ce ne serait pas nécessaire. Nous devions désormais reporter toute notre attention sur Nancy Ducane. Et nous efforcer de sauver la vie de Jennie, en supposant que ce ne soit pas trop tard. À l’idée d’avoir négligé le danger qui la menaçait, j’étais plein de remords. Si nous réussissions à la sauver, elle le devrait entièrement à Poirot. Si nous résolvions les trois meurtres de l’hôtel Bloxham, ce serait
aussi grâce à Poirot. Officiellement, à Scotland Yard, ce succès me serait attribué, mais au su de tout le monde, le triomphe reviendrait à Poirot. D’ailleurs, si mes supérieurs m’avaient confié l’affaire en premier lieu, c’était parce qu’ils savaient que mon ami belge participerait à l’enquête. C’était à Hercule Poirot et à ses fameux procédés qu’ils avaient laissé toute liberté d’action, pas à moi.
J’avoue que l’idée m’effleura : à choisir, que préférerais-je au fond ? Échouer tout seul en ne m’en prenant qu’à moi-même, ou ne réussir que grâce au concours de Poirot ? Le sommeil me prit avant que j’aie eu le temps de trancher cet absurde dilemme.
Pour la première fois sur un train, je fis un rêve : j’étais condamné par tout mon entourage pour une faute que je n’avais pas commise. Je vis nettement ma propre pierre tombale, avec mon nom gravé dessus au lieu des noms de Patrick et Frances Ive, accompagné du sonnet de Shakespeare parlant de la marque de la calomnie. À côté de la tombe, je vis luire un reflet métallique, et je sus sans doute possible que c’était un bouton de manchette portant mes initiales, à demi enfoui dans la terre retournée. Alors que le train arrivait à Londres, je me réveillai, trempé de sueur, le cœur battant à tout rompre.
Nancy Ducane
J’ignorais, bien sûr, que Poirot avait déjà connaissance de l’implication éventuelle de Nancy Ducane dans nos trois meurtres. Pendant que je m’échappais de Great Holling en train, lui prenait les dispositions nécessaires, avec l’aide de Scotland Yard, pour rendre visite à Mme Ducane dans sa maison londonienne.
Il y réussit plus tard ce même jour, escorté du constable Stanley Beer. Une jeune soubrette en tablier blanc lui ouvrit la porte de l’hôtel particulier situé dans Belgravia. Poirot pensait qu’elle le ferait patienter en attendant que son hôtesse paraisse, et il fut surpris de découvrir Nancy Ducane, postée au pied de l’escalier.
— Monsieur Poirot ? Bienvenue. Je constate que vous êtes accompagné d’un policier. Tout cela est fort intrigant.
Stanley Beer émit un son étranglé en virant au cramoisi. Nancy Ducane était une femme d’une beauté frappante : un teint de pêche, des cheveux d’un noir lustré, des yeux bleu foncé frangés de longs cils. Elle avait la quarantaine et était vêtue d’un ensemble en soie moirée vert paon d’un grand
raffinement. Pour une fois, Poirot avait affaire à aussi élégant que lui.
— C’est un plaisir de faire votre connaissance, madame Ducane, lui dit-il en s’inclinant. Je suis un fervent admirateur de votre art. J’ai eu la chance de voir quelques-unes de vos œuvres dans des expositions, ces dernières années. Vous avez un indéniable talent.
— Merci. C’est très gentil à vous. Veuillez donner votre manteau et votre chapeau à Tabitha, nous irons nous installer confortablement pour bavarder. Voulez vous boire quelque chose, du thé, du café ?
— Non merci.
— Très bien. Suivez-moi.
Ils gagnèrent un petit salon dont Poirot me décrivit plus tard les murs couverts de portraits. Tous ces yeux scrutateurs… Je me réjouis alors d’avoir échappé à ce rendez-vous qui eût tourné pour moi à la séance de torture.
Poirot lui demanda si tous les portraits accrochés étaient de sa main.
— Oh non, fit-elle. Très peu, à vrai dire. J’achète autant que je vends, ce qui devrait être une pratique courante, selon moi. L’art est ma passion.
— C’est aussi l’une des miennes, lui avoua Poirot.
— Quel ennui ce serait de ne contempler toute la journée que ses propres œuvres ! Quand j’accroche le tableau d’un autre artiste, c’est comme un nouvel ami que j’accueille chez moi. On se sent moins seul… Mais puis-je être direct et vous demander quel est l’objet de votre visite ? ajouta Nancy Ducane dès qu’ils furent installés. Vous m’avez dit au téléphone que vous aimeriez procéder à une fouille en règle de ma maison. Je n’y vois pas d’objection, mais puis-je savoir dans quel but ?
— Vous avez dû apprendre par les journaux que trois clients de l’hôtel Bloxham ont été assassinés jeudi dernier en soirée, madame.
— Au Bloxham ? s’étonna Nancy avec un petit rire, mais elle reprit aussitôt son sérieux. Excusez-moi, mais j’ai du mal à imaginer pareille chose dans un grand hôtel aussi chic que le Bloxham.
— Vous connaissez donc l’endroit ?
— Oh oui, je m’y rends souvent l’après-midi pour prendre un thé. Lazzari, le directeur, est un amour. Leurs scones sont réputés comme les meilleurs de Londres, vous savez. Désolée… c’est tout à fait hors de propos. Ainsi, trois personnes ont été tuées. C’est terrible. Pourtant je ne vois toujours pas en quoi cela me concerne.
— Vous n’avez donc pas appris ces meurtres par voie de presse ?
— Non, répondit Nancy Ducane avec une certaine dureté. Je ne lis pas les journaux et je n’en ai pas chez moi. Ils ne parlent que de malheurs. Et j’évite le malheur, autant que possible.
— Donc, vous ignorez les noms des trois victimes ?
— En effet. Et je ne souhaite pas les connaître, répondit Nancy en frissonnant.
— Je crains d’être obligé de vous les révéler. Il s’agit d’Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus.
— Oh non, non. Oh, monsieur Poirot ! s’écria Nancy, puis elle pressa une main sur sa bouche et resta un moment sans rien dire.
— Je regrette, madame, reprit Poirot après avoir respecté son silence. Cette nouvelle vous a bouleversée.
— C’est d’entendre ces noms, qui m’a bouleversée. Que ces gens soient vivants ou morts, peu m’importe, pourvu que je n’aie pas à penser à eux. Autant que faire se peut, on évite de songer aux choses pénibles, mais ce n’est pas toujours possible et… j’ai une aversion particulière pour le malheur.
— Vous avez donc beaucoup souffert dans votre vie ?
— Je ne souhaite pas discuter d’affaires privées qui ne regardent que moi, déclara Nancy en se détournant.
Cela n’aurait rien rapporté de bon à Poirot de rétorquer qu’en l’occurrence, lui le souhaitait vivement, car rien ne le fascinait davantage que les passions intimes d’inconnus qu’il ne reverrait sans doute plus jamais.
— Alors revenons à l’enquête de police qui m’amène en ces lieux, dit-il. Les noms des trois victimes vous sont donc familiers ?
— Hélas oui. J’ai vécu dans un village perdu de la Culver Valley nommé Great Holling. Harriet, Ida et Richard étaient de mes voisins. Cela fait des années que je n’ai plus entendu parler d’eux. Pas depuis 1913, quand je suis venue vivre à Londres. Est-ce vrai ? Ils ont été assassinés ?
— Oui, madame.
— Mais que faisaient-ils à l’hôtel Bloxham ? Pourquoi étaient-ils venus à Londres ?
— C’est l’une des nombreuses questions auxquelles je n’ai pas encore de réponses, répondit Poirot.
— Cela n’a pas de sens ! s’exclama Nancy en bondissant de son siège, et elle se mit à faire les cent pas dans la pièce. La seule personne susceptible de faire ça ne l’a pas fait !
— Qui est cette personne ?
— Oh, ne faites pas attention, répondit Nancy, et elle retourna s’asseoir. Je m’excuse. Cette nouvelle m’a fait un choc, comme vous voyez. Je ne puis vous aider. Et… je ne voudrais pas paraître grossière, mais je préférerais que vous partiez, maintenant.
— Faisiez-vous allusion à vous-même, madame, en invoquant la seule personne susceptible d’avoir souhaité leurs morts ? Pourtant ce n’est pas vous qui les avez tués ?
— Non, ce n’est pas moi…, répondit lentement Nancy d’un air hagard. Ah, mais je comprends à présent ce que vous avez en tête. Vous avez entendu dire certaines choses qui vous font penser que c’est moi qui les ai tués. Et c’est pour cela que vous souhaitez perquisitionner ma maison ? Eh bien, je n’ai tué personne. Fouillez tant que vous voudrez, monsieur Poirot. Demandez à Tabitha de vous faire visiter toutes les pièces, et elles sont nombreuses ; vous risqueriez d’en manquer, si elle ne vous servait pas de guide.
— Merci, madame.
— Vous ne trouverez rien de compromettant, car il n’y a rien à trouver. J’aimerais que vous partiez, maintenant ! Je ne puis vous dire à quel point vous m’avez troublé l’esprit.
— Je vais m’en occuper, intervint Stanley Beer en se redressant. Merci pour votre coopération, madame Ducane.
Il quitta la pièce et referma la porte derrière lui.
— Vous êtes intelligent, n’est-ce pas ? reprit Nancy Ducane, comme si cela jouait en la défaveur de Poirot. Aussi intelligent qu’on le dit. Je le devine à vos yeux.
— On m’attribue en effet un esprit supérieur.
— Et vous en êtes fier, manifestement. D’après moi, un esprit supérieur ne vaut rien s’il n’est accompagné d’un cœur généreux.
— Naturellement. Vous comme moi sommes des amoureux du grand art. En tant que tels, nous croyons que l’art parle davantage au cœur et à l’âme qu’à l’intellect.
— J’en conviens, répondit posément Nancy. Vous savez, monsieur Poirot, vos yeux… ils sont plus qu’intelligents. Ils sont sages. Une sagesse venue de très loin, du fond des âges… Oh, ne faites pas attention, vous ne pouvez comprendre, mais c’est vrai. Ils feraient un merveilleux sujet, mais je ne pein
drai jamais votre portrait, maintenant que vous avez apporté ces trois noms funestes dans ma propre maison.
— C’est fort dommage.
— À qui la faute ? répliqua Nancy avec rancune. Oh, je ferais aussi bien de vous le dire : c’est de moi en effet que je parlais tout à l’heure en évoquant la seule personne susceptible de tuer Harriet, Ida et Richard, mais je le répète, je ne l’ai pas fait. Aussi je ne comprends pas ce qui a pu se produire.
— Vous ne les aimiez pas ?
— Je les haïssais. J’ai bien souvent souhaité leur mort. Mon Dieu ! s’exclama Nancy en portant les mains à ses joues. Alors c’est vrai, ils sont bel et bien morts ? Je devrais être soulagée, transportée de joie, même. Mais je ne puis l’être tant que je pense à eux. Quelle ironie, n’est-ce pas ?
— Pourquoi les détestiez-vous ?
— Je préférerais ne pas en discuter.
— Madame, je ne vous le demanderais pas si je n’estimais pas cela nécessaire.
— Qu’importe, je me refuse à répondre.
Poirot soupira.
— Où étiez-vous jeudi soir passé, entre 19 h 15 et 20 heures ?
Nancy fronça les sourcils.
— Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai assez de mal à me rappeler ce que j’aurai à faire cette semaine… Oh, attendez. Jeudi, bien sûr. J’étais de l’autre côté de la rue, chez mon amie Louisa, Louisa Wallace. Comme j’avais terminé son portrait, je l’ai emporté chez elle et je suis restée pour le dîner. J’ai dû demeurer là-bas de 18 heures à presque 22 heures. Je me serais attardée davantage si St John, le mari de Louisa, n’avait pas été présent. C’est un épouvantable snob. Louisa est un amour, elle fait partie de ces gens incapables de voir le mal en quiconque, vous devez en connaître.
Elle aime à croire que St John et moi nous apprécions mutuellement, étant tous deux des artistes, mais je ne peux pas le souffrir. Il est convaincu que son genre artistique est supérieur au mien, et il ne manque pas une occasion de me le rappeler. Plantes, poissons, feuilles mortes, merluches et autres haddocks aux yeux vitreux, voilà ses sujets de prédilection !
— C’est donc un peintre animalier et botaniste ?
— Les artistes qui n’ont jamais peint un visage humain ne m’intéressent pas, décréta Nancy. Je regrette, mais c’est comme ça. St John insiste en disant que l’on ne peut peindre un visage sans raconter une histoire, et que dès qu’on commence à en imposer une, on déforme inévitablement les données visuelles, ce genre d’inepties ! Au nom du ciel, qu’y a-t-il de mal à raconter une histoire ?
— En fait d’histoire, St John Wallace me racontera-t-il la même que vous, sur la soirée de jeudi dernier ? Confirmera-t-il que vous étiez chez lui entre 18 et 22 heures ?
— Bien sûr. C’est absurde, monsieur Poirot. Vous me posez toutes les questions que vous poseriez à un meurtrier. Qui vous a raconté que c’est moi qui avais dû commettre ces crimes ?
— On vous a vue vous enfuir de l’hôtel Bloxham dans un état de grande agitation peu après 20 heures. En courant, vous avez laissé tomber deux clefs par terre. Vous vous êtes penchée pour les ramasser, puis vous avez repris votre course. Le témoin oculaire de cette scène a reconnu votre visage pour l’avoir vu dans les journaux, et il vous a identifiée comme étant la célèbre artiste Nancy Ducane.
— C’est tout simplement impossible. Votre témoin se trompe. Demandez à St John et à Louisa Wallace.
— Je n’y manquerai pas, madame. Bon, à présent j’ai une autre question pour vous : les initiales
PIJ vous évoquent-elles quelqu’un ? Il pourrait s’agir d’une autre personne de Great Holling.
Le sang se retira du visage de Nancy.
— Oui, murmura-t-elle. Patrick James Ive. C’était le pasteur.
— Ah ! ce pasteur, il connut une fin tragique, n’est-ce pas ? Ainsi que sa femme ?
— Oui.
— Que leur est-il arrivé ?
— Je n’ai pas envie d’en parler. Je n’en parlerai pas !
— C’est de la plus haute importance. Je vous en conjure, parlez !
— Non ! s’écria Nancy. Même si j’essayais, j’en serais incapable. Vous ne comprenez pas. Je n’ai pas évoqué tout cela depuis si longtemps…
Les traits déformés par le chagrin, elle resta un instant sans voix.
— Harriet, Ida et Richard, reprit-elle, comment ont-ils été tués ?
— Empoisonnés.
— Ah, tout se tient.
— Comment ça, madame ? Patrick Ive et son épouse sont-ils morts empoisonnés ?
— Je vous ai dit que je n’en parlerais pas !
— Connaissiez-vous également une certaine Jennie, à Great Holling ?
— Jennie Hobbs, répondit Nancy en portant la main à sa gorge. Je n’ai rien à dire à son sujet, rien du tout. Ne me posez pas d’autre question ! protesta-t-elle en clignant des paupières pour chasser ses larmes. Pourquoi les gens sont-ils si cruels, monsieur Poirot ? Non, ne répondez pas ! Parlons d’autre chose, d’une chose qui nous élève l’âme. Parlons d’art, puisque nous sommes tous deux des amateurs éclairés.
Nancy se leva et se rapprocha d’un grand portrait accroché à gauche de la fenêtre, celui d’un homme
aux cheveux noirs un peu hirsutes et au menton creusé d’un sillon vertical. Il arborait un grand sourire, et semblait même sur le point d’éclater de rire.
— Mon père, dit Nancy. Albinius Johnson. Vous devez le connaître de nom.
— En effet, mais je n’arrive pas à le situer précisément.
— Il est mort il y a deux ans. J’avais dix-neuf ans quand je l’ai vu pour la dernière fois. J’en ai quarante-deux aujourd’hui.
— Veuillez accepter mes condoléances.
— Ce n’est pas moi qui ai fait son portrait. Je ne sais qui en est l’auteur. Le tableau n’est ni signé ni daté, et il n’a pas grande valeur, du point de vue artistique. Mais… c’est mon père, et il sourit. C’est pourquoi je l’ai accroché. S’il avait souri plus souvent dans la vie réelle… Vous comprenez ? dit-elle en se tournant face à Poirot. St John Wallace se trompe ! C’est justement le but de l’art de substituer des inventions heureuses à des réalités malheureuses.
On frappa énergiquement à la porte, et le constable Stanley Beer réapparut. Au regard que Beer lui lança, et à la façon dont il évita de croiser celui de Nancy Ducane, Poirot devina ce qui allait suivre.
— J’ai trouvé quelque chose, monsieur.
— Quoi donc ?
— Deux clefs. Elles étaient dans la poche d’un manteau, un manteau bleu foncé avec des manchons en fourrure. La servante m’a dit qu’il appartenait à Mme Ducane.
— Quelles clefs ? demanda Nancy. Montrez-les moi. Je ne garde jamais de clefs dans les poches de mes manteaux, jamais. J’ai un tiroir exprès pour les ranger.