Meurtres en majuscules (14 page)

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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

BOOK: Meurtres en majuscules
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— Et la servante ?

— D’après Ambrose Flowerday, elle n’avait pas l’intention de déclencher ce drame. Dès que le ressentiment envers les Ive s’est emparé du village, elle s’en est mordu les doigts.

— Excusez-moi, mais si l’on se place du point de vue de la meurtrière, en continuant sur l’hypothèse Nancy Ducane, je ne partage pas votre avis. Pourquoi n’aurait-elle pu pardonner à Richard Negus malgré son revirement, et pardonnerait-elle à la jeune fille qui est à l’origine de tout ce qui a suivi ?

— C’est possible en effet. Peut-être l’a-t-elle tuée elle aussi, reconnut Margaret. Je ne sais ce que la servante est devenue, mais Nancy Ducane le savait peut-être. Elle peut l’avoir pourchassée pour la supprimer aussi. Mais qu’est-ce qui vous arrive ? Vous êtes livide !

— Dites… Comment s’appelait-elle… cette servante ? balbutiai-je, craignant de connaître la réponse, car elle s’imposait déjà à moi dans toute son évidence.

— Jennie Hobbs… Monsieur Catchpool, vous vous sentez mal ?

— Ainsi il avait raison ! Elle est bien en danger.

— Qui donc ?

— Hercule Poirot. Il a toujours raison. Comment est-ce possible ?

— Pourquoi cela vous contrarie-t-il ? Auriez-vous préféré qu’il se trompe ?

— Non, non, bien sûr, soupirai-je. Mais je m’inquiète pour Jennie Hobbs et pour sa sécurité… en supposant qu’elle soit encore en vie.

— Je vois… Comme c’est étrange.

— Qu’est-ce qui est étrange ?

— Malgré tout ce que j’ai dit, j’ai du mal à croire que Nancy puisse s’en prendre à quelqu’un. Avec ou
sans mobile, je ne la vois pas commettre un meurtre. Cela semble bizarre, mais… selon vous, on ne peut tuer sans tremper dans le sordide et l’horreur, n’est-ce pas ?

— En effet, confirmai-je.

— Or Nancy aimait la beauté, le plaisir, l’amour. C’était quelqu’un de lumineux, fait pour le bonheur, même si elle ne l’a pas connu. Décidément, je ne la vois pas commettre trois meurtres aussi odieux. Ce serait contraire à sa nature profonde.

— Si ce n’est Nancy Ducane, qui d’autre ? demandai-je. Et ce vieil ivrogne de Walter Stoakley ? Êtes-vous si certaine qu’en s’abstenant de boire un jour ou deux, il n’aurait pu perpétrer ce crime ? Après tout, être le père de Frances lui donne un mobile puissant.

— Non, je puis vous l’assurer. Voyez-vous, contrairement à Nancy Ducane, Walter ne rejeta pas la faute de ce qui était arrivé à sa fille sur Harriet, Ida et Richard. Il s’en voulait à lui-même.

— D’où la boisson ?

— Oui. Après avoir perdu sa fille, il s’est mis à boire comme s’il avait décidé de se tuer à petit feu. Et il n’est pas loin de réussir, à mon avis.

— Mais comment diable le suicide de Frances lui serait-il imputable ?

— Walter n’a pas toujours vécu à Great Holling. Il s’y est installé pour se rapprocher du lieu de repos de Patrick et Frances Ive. En voyant ce qu’il est devenu, vous aurez du mal à y croire, mais avant la mort de Frances, Walter Stoakley était un éminent spécialiste de lettres classiques, directeur du Saviour College de l’université de Cambridge. C’est là que Patrick Ive avait suivi sa formation théologique. Patrick n’avait pas de parents. Il était resté orphelin très jeune, et Walter en avait fait en quelque sorte son protégé. Jennie Hobbs, qui n’avait alors que dix-sept ans, était femme de chambre à l’université. Elle était très effi
cace, et Walter Stoakley fit en sorte qu’elle s’occupe de l’appartement de Patrick. Puis Patrick épousa Frances Stoakley, la fille de Walter, et quand ils partirent s’installer à Great Holling, au presbytère des Saints-Innocents, Jennie les accompagna… Vous comprenez maintenant pourquoi Walter Stoakley s’en veut d’avoir mis en relation Patrick Ive et Jennie Hobbs. Si Patrick et Frances n’avaient pas emmené Jennie avec eux, elle n’aurait pas raconté le terrible mensonge qui a entraîné leur mort. Rien de tout cela ne serait arrivé… et je ne passerais pas ma vie à surveiller une tombe pour être sûre que personne ne la profane.

— Qui ferait une chose pareille ? Harriet Sippel ? Avant son assassinat, je veux dire.

— Oh non, Harriet avait pour arme sa langue venimeuse, elle ne se serait jamais sali les mains en dégradant une tombe. Non, ce sont les jeunes voyous du village qui le feraient, s’ils en avaient l’occasion. Ils étaient encore enfants quand Patrick et Frances sont morts, mais ils ont entendu les histoires racontées par leurs parents. Interrogez n’importe quel habitant de Great Holling, à part Ambrose Flowerday et moi-même, il vous dira que Patrick Ive était un sale bonhomme, et que sa femme et lui se livraient à la magie noire. Le temps qui passe ne fait que renforcer leurs convictions au lieu de les atténuer, dirait-on. C’est fatal. S’ils commençaient à admettre leurs erreurs, ils s’en voudraient autant que je leur en veux.

Restait un point que j’avais besoin d’éclaircir.

— Richard Negus a-t-il coupé les ponts avec Ida Gransbury parce qu’elle s’obstinait dans sa croisade contre Patrick Ive après que lui-même eut changé d’avis ? Leur rupture eut-elle lieu suite à la déclaration publique de Nancy Ducane au King’s Head ?

— C’est ce jour-là, au King’s Head, que…, commença Margaret, mais elle eut un drôle d’air, et sem
bla soudain se raviser. Oui. L’obstination irrationnelle d’Harriet et d’Ida à poursuivre leur injuste cause sous couvert de la vertu lui devint insupportable.

Son visage s’était brusquement fermé. J’eus l’impression qu’elle préférait garder pour elle un élément important.

— Vous avez mentionné que Frances avait avalé du poison, dis-je. Comment s’en est-elle procuré, et comment Patrick Ive s’est-il tué ?

— De la même façon, en avalant du poison. De l’abrine… Connaissez-vous cette substance ?

— Non.

— Elle est extraite d’une plante commune sous les tropiques et appelée pois rouge, ou encore haricot paternoster, car ses graines servent à la confection de chapelets. Frances s’était procuré plusieurs ampoules de ce produit.

— Pardonnez-moi, mais s’ils ont tous deux pris le même poison et ont été découverts ensemble, comment fut-il établi que Frances s’était tuée la première, et que Patrick ne le fit qu’après l’avoir trouvée morte ?

Cette question sembla la contrarier.

— Ce dont je vous fais part aujourd’hui, vous ne le répéterez à aucun habitant de Great Holling ? Seulement à vos collègues de Scotland Yard, une fois à Londres ?

— Oui, promis-je, tout en décidant intérieurement d’inclure Hercule Poirot dans l’équipe.

— Frances Ive a écrit un mot à son mari avant de se supprimer, dit Margaret. Elle comptait sans doute qu’il lui survivrait. Patrick a également laissé un mot que…

Elle s’interrompit. J’attendis.

— Les deux mots nous ont révélé la façon dont les choses se sont enchaînées, finit-elle par dire.

— Ces mots, que sont-ils devenus ?

— Je les ai détruits. Ambrose Flowerday me les avait donnés et je les ai jetés au feu, me répondit-elle, ce que je trouvai pour le moins curieux.

— Mais pourquoi diable avez-vous fait ça ?

Margaret regarda ailleurs.

— Je ne sais pas…

Si, elle le savait, me dis-je, mais à voir comme elle serrait les lèvres, il était évident qu’elle se refuserait à en dire plus ; mon insistance ne ferait que renforcer sa détermination. Je me levai pour étirer mes jambes engourdies par l’immobilité.

— Vous avez raison sur un point, dis-je. Maintenant que je connais l’histoire de Patrick et Frances Ive, j’ai envie de parler au Dr Ambrose Flowerday, assurément. Il était au village quand tout cela s’est produit. Aussi fidèle que soit votre compte rendu des faits…

— Non. Vous m’avez promis, me coupa-t-elle.

— J’aimerais beaucoup l’interroger au sujet de Jennie Hobbs, par exemple.

— Je peux vous répondre. Qu’aimeriez-vous savoir ? Patrick et Frances Ive semblaient la trouver indispensable. Ils avaient beaucoup d’affection pour elle. Les autres la trouvaient posée, polie, assez inoffensive. Personnellement, je ne crois pas qu’une personne capable de générer une telle calomnie puisse être inoffensive le reste du temps. Autre chose : elle aspirait manifestement à s’élever au-dessus de sa condition.

— À quoi cela se voyait-il ?

— À sa façon de s’exprimer. D’après Ambrose, assez soudainement, elle s’était mise à imiter ses patrons, qui étaient très instruits et avaient un langage châtié, en s’efforçant de parler comme eux.

Ainsi Poirot avait eu raison sur toute la ligne. Dès le début de l’affaire, il avait bien interprété la phrase que Jennie avait laissée échapper sous le coup de la
panique, « Que personne ne leur ouvre la bouche », en devinant qu’elle parlait des bouches des trois cadavres, contenant chacune un bouton de manchette gravé d’un monogramme.

— Margaret, s’il vous plaît, dites-moi la vérité : pourquoi êtes-vous si opposée à ce que je rencontre le Dr Ambrose Flowerday ? Craignez-vous qu’il me révèle une chose que vous m’avez dissimulée ?

— Cela ne vous apporterait rien de plus de parler avec Ambrose, et vous lui causeriez inutilement du souci, répliqua Margaret. En revanche, vous pouvez tout à loisir terroriser n’importe quel autre habitant de Great Holling, ajouta-t-elle, le regard dur. Ils sont déjà terrorisés, car les coupables ont été éliminés un par un et ils savent au fond d’eux-mêmes qu’ils sont tous responsables. Leur peur grandirait encore s’ils entendaient dire que le tueur ne s’estimera satisfait qu’après avoir expédié en enfer tous ceux qui ont contribué de près ou de loin à persécuter les Ive. Surtout venant d’un professionnel averti comme vous, conclut-elle en souriant.

— Ce serait pousser les choses un peu loin, remarquai-je. Mais cette idée semble vous amuser…

— C’est vrai, reconnut-elle. J’ai un sens de l’humour assez particulier. D’ailleurs, Charles s’en plaignait souvent. Vous savez, je ne le lui ai jamais dit, mais je ne crois pas au paradis ni à l’enfer. Certes, je crois en Dieu, mais Il ne ressemble pas à celui dont on nous rebat les oreilles.

Je n’avais nulle envie de débattre de théologie. Mon seul désir était de rentrer à Londres au plus vite pour raconter à Poirot ce que j’avais découvert. J’eus du mal à dissimuler mon impatience, pourtant Margaret poursuivit :

— Le Dieu en lequel je crois ne souhaite pas que nous suivions des règles aveuglément, sans jamais les questionner, que nous traitions mal quelqu’un en
position de faiblesse, que nous piétinions une personne déjà à terre. Je suis persuadée qu’Il voit le monde comme je le vois, et pas du tout comme Ida Gransbury le voyait. Qu’en pensez-vous ?

J’émis un grognement peu compromettant, et elle continua sur sa lancée :

— L’Église nous enseigne que Dieu est seul juge de nos actes. Pourquoi Ida Gransbury n’a-t-elle pas invoqué ce principe au lieu d’encourager Harriet Sippel et sa meute déchaînée ? Pourquoi a-t-elle condamné Patrick Ive sans appel ? Quand on se donne des airs de sainte, on devrait au moins s’efforcer de bien comprendre les bases mêmes du christianisme, non ?

— Je constate que cela vous met toujours en rage.

— Oui, et je le resterai jusqu’à la fin de mes jours, monsieur Catchpool. Les grands pécheurs persécutant les petits au nom de la moralité… il y a de quoi vous mettre en rage.

— L’hypocrisie est une vilaine chose, confirmai-je.

— En outre, quel mal y a-t-il au fond à vouloir être avec la personne qu’on aime ?

— Là, je ne vous suis plus. Si cette personne est mariée…

— Oh, le mariage, quelle blague ! s’exclama-t-elle, puis elle leva les yeux vers les portraits accrochés au mur du petit salon et s’adressa à eux directement. Excuse-moi, Charles, mais deux personnes qui s’aiment… Eh bien, l’amour c’est l’amour, même s’il va contre l’Église et ses commandements, non ? Je sais, tu n’aimes pas m’entendre dire ça.

Il n’était pas le seul.

— L’amour peut causer pas mal de problèmes, dis-je. Si Nancy Ducane n’avait pas aimé Patrick Ive, je n’aurais pas à enquêter sur trois meurtres.

— Quelle absurdité ! répliqua Margaret en plissant le nez. C’est la haine qui amène les gens à s’entretuer,
monsieur Catchpool, pas l’amour. Jamais. S’il vous plaît, faites donc preuve d’un peu de jugeote.

— J’ai toujours cru que des règles rigoureuses vous forgent le caractère, répliquai-je.

— Certes, mais quel aspect de notre caractère forgent-elles ? Notre crédulité ? Notre idiotie chronique ? Avec toutes ses règles, la Bible n’est qu’une œuvre humaine, écrite par des hommes. Elle devrait toujours s’accompagner d’un avertissement en lettres capitales : « Voici la parole de Dieu, déformée et dénaturée par les hommes. »

— Bon, je dois prendre congé, dis-je, passablement gêné par le tour qu’avait pris la conversation. Il me faut rentrer à Londres. Merci infiniment pour votre aide et le temps que vous m’avez accordé.

— Il faut me pardonner, monsieur Catchpool, dit Margaret en me raccompagnant à la porte. Je n’ai pas l’habitude de me laisser aller à parler aussi franchement, à part avec Ambrose et Charles-sur-le mur.

— C’est une marque d’estime et j’en suis honoré, remarquai-je.

— Vous savez, j’ai passé toute ma vie à suivre les règles prescrites par cette bonne vieille Bible, et j’ai fini par comprendre que c’était idiot. Je parle en connaissance de cause. Alors quand des amoureux se retrouvent en oubliant toute prudence… ils ont ma sympathie et je les admire ! Oui, j’admire aussi la personne qui a tué Harriet Sippel, quelle qu’elle soit. C’est plus fort que moi. Mais ce n’est pas pour autant que je défends le meurtre. Bon, vous feriez mieux de partir avant que mon franc-parler ne vous indispose encore davantage.

Les détours de la conversation sont décidément bien étranges, ils vous mènent souvent très loin de votre point de départ et l’on ne sait plus comment revenir sur ses pas, songeai-je en retournant au King’s Head, tandis que les paroles de Margaret Ernst réson
naient à mon oreille :
Même s’il va contre l’Église et ses commandements… l’amour c’est l’amour, non ?

Une fois entré au King’s Head, je passai devant un Walter Stoakley ronflant paisiblement, sous le regard sournois de Victor Meakin, et montai faire mes bagages.

J’attrapai le prochain train pour Londres et fis allégrement mes adieux à Great Holling quand il quitta la gare. Si je me réjouissais de m’éloigner de ce maudit village, je regrettais de n’avoir pu m’entretenir avec le Dr Flowerday. Que dirait Poirot quand je lui avouerais ma promesse faite à Margaret Ernst ? Il me désapprouverait, c’est sûr, en maudissant les Anglais et leur absurde sens de l’honneur. Et moi, je m’inclinerais humblement en marmonnant de creuses excuses plutôt que d’exprimer ma véritable opinion, à savoir que l’on parvient toujours à recueillir plus d’informations des gens quand on respecte leurs souhaits. Faites-leur croire que vous n’avez aucun désir de les forcer à vous dire ce qu’ils savent, et vous serez surpris de voir combien ils vous donneront, en temps voulu et de leur propre gré, les réponses que vous attendiez.

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