— Et pour éviter tout empêchement de dernière minute tel qu’un retard de train, par exemple, qui aurait pu entraver la bonne marche de ses projets, renchérit Poirot.
— Donc Jennie Hobbs a tué Harriet Sippel, et Richard Negus s’est chargé d’Ida Gransbury ?
— Oui, mon ami, confirma Poirot, puis il regarda Jennie Hobbs, qui le confirma elle-même d’un hochement de tête. Simultanément, dans les chambres 121 et 317, et selon la même méthode. Jennie et Richard proposèrent obligeamment et respectivement à Harriet et Ida d’aller leur chercher un verre d’eau dans la salle de bains, où un verre se trouvait à disposition près du lavabo. Ils y glissèrent le poison et tendirent leur verre à chacune des victimes, qui expirèrent peu après.
— Et Richard Negus, comment est-il mort ? m’enquis-je.
— Jennie l’a tué, selon le plan qu’ils avaient établi ensemble.
— Vous voyez que tout ce que je vous ai raconté chez Sam était vrai ou presque, constata Jennie. Richard m’a bien écrit une lettre après des années de silence. Il était rongé de culpabilité à cause de ce qu’il avait fait subir à Patrick et à Frances. À force de réfléchir, il n’avait trouvé aucun moyen de rendre justice pour retrouver la paix de l’esprit, à part celui-ci : les quatre personnes responsables de ce drame devaient le payer de leur vie. Mais il fallait que nous y passions tous les quatre sans exception, sinon cela n’avait pas de sens, insistait-il. Richard ne se considérait pas comme un assassin, mais comme un exécuteur, d’ailleurs ce mot revenait sans cesse dans ses propos. Cela signifiait que ni lui ni moi ne pouvions éviter le châtiment.
Jennie s’arrêta et resta pensive un instant.
— Et donc, il a fait appel à vous ? dis-je pour l’encourager à poursuivre.
— Oui. J’étais d’accord avec lui quant au fait qu’Harriet et Ida devaient mourir ; elles le méritaient amplement. Mais moi, je n’avais pas envie de mourir,
et je trouvais injuste que Richard fasse partie du lot. Il regrettait sincèrement le rôle qu’il avait joué dans la mort de Patrick, et je… j’étais sûre que cela aurait suffi à Patrick, ainsi qu’à toute autorité supérieure, s’il en existe. Mais je compris aussitôt que rien n’en persuaderait Richard, et qu’il était même vain d’essayer. Il avait conservé toute son intelligence, pourtant ces années passées à ruminer et à se ronger les sangs lui avaient troublé l’esprit. Il s’y ajoutait une sorte de fanatisme qui lui inspirait d’étranges idées. Je sus sans l’ombre d’un doute qu’il me tuerait, si je n’acceptais pas sans réserve sa proposition. Il ne me l’a pas dit explicitement, car il ne voulait pas user de menaces. Il était gentil avec moi et me ménageait. Il avait besoin d’une alliée, comprenez-vous ? Et il a cru sincèrement la trouver en moi, car contrairement à Harriet et Ida, on pouvait faire appel à ma raison et à mon sens de la justice. Or il était convaincu d’avoir trouvé la seule solution possible et viable pour chacun de nous. Je comprenais son point de vue et le partageais, en partie. Mais j’avais peur. Plus maintenant. J’ignore ce qui m’a changée. Peut-être qu’alors, même dans mon malheur, j’entretenais toujours l’idée que ma vie irait s’améliorant. La tristesse est différente du désespoir.
— Vous saviez qu’il vous fallait jouer le jeu pour sauver votre vie, dit Poirot. Vous ne pourriez échapper à la mort qu’en mentant de façon convaincante à Richard Negus. Et comme vous ignoriez comment faire, vous êtes allée demander conseil à Nancy Ducane.
— Oui. Et elle a résolu mon problème, du moins l’ai-je cru, sur le moment. Son plan était vraiment génial. Suivant son conseil, j’ai suggéré à Richard de ne modifier que très peu le plan qu’il proposait et qu’on peut résumer ainsi : une fois Harriet et Ida éliminées, il me tuerait, puis se supprimerait. C’était
un homme habitué à diriger et, en tant que maître d’œuvre, il voulait garder le contrôle des opérations jusqu’à la toute fin.
» “Il faut persuader Richard que c’est à toi de le tuer en premier”, m’a dit Nancy. Et comme je lui rétorquais que c’était tout bonnement impossible, elle m’a conseillé de faire preuve de zèle, de montrer combien notre but commun à Richard et à moi me tenait à cœur. Présentée sous cet angle, ma proposition pouvait marcher. Et elle avait raison. Ça a marché. Je suis allée trouver Richard en disant que nos morts ne suffisaient pas, qu’il fallait que Nancy soit punie elle aussi, et que je mourrais heureuse seulement une fois qu’elle serait morte. Car Nancy était encore plus mauvaise qu’Harriet, ai-je poursuivi, et elle avait tout fait pour éloigner Richard de sa femme avec un cynisme éhonté. J’ai encore raconté à Richard ce que Nancy m’avait prétendument confessé : ce n’était pas pour aider Patrick qu’elle avait pris la parole en public au King’s Head, mais pour faire du mal à Frances. Elle espérait ainsi pousser Frances au suicide, ou du moins l’obliger à quitter Patrick pour aller vivre chez son père à Cambridge, en lui laissant la voie libre.
— Des mensonges, encore des mensonges, dit Poirot.
— Hé oui, mais ceux-ci me furent soufflés par Nancy, et ils firent mouche ! Richard accepta de mourir avant moi.
— Quant à la participation de Samuel Kidd, Richard l’a toujours ignorée, n’est-ce pas ? dit Poirot.
— Oui. Seules Nancy et moi avons requis l’aide de Sam. Cela faisait partie de notre plan. Aucune de nous n’avait envie de descendre par cette fenêtre en s’agrippant à des branches d’arbre, nous avions bien trop peur de nous casser le cou. Or après avoir verrouillé la porte de l’intérieur et caché la clef derrière le carreau, c’était la seule façon de quitter la chambre
238. C’est pourquoi nous avions besoin de Sam ; pour cela, et pour jouer le rôle de Richard.
— Oui, la clef devait être cachée derrière le carreau, dis-je à mi-voix, tout en faisant le tri dans mes pensées. Car il fallait que tout semble concorder, quand vous nous avez raconté votre version des faits, chez M. Kidd : Richard Negus avait caché la clef pour faire croire que le meurtrier l’avait emportée, suivant en cela le plan établi par ses soins et avec votre complicité, afin d’incriminer Nancy Ducane.
— Et lui-même y a cru jusqu’au bout, renchérit Poirot. Quand Jennie lui a tendu comme convenu le verre d’eau empoisonnée, il a cru qu’elle resterait en vie pour faire accuser Nancy des trois meurtres de l’hôtel Bloxham. Il était persuadé que Jennie saurait manipuler la police de façon à ce que les soupçons se portent sur Nancy. Il ignorait que Nancy avait convenu d’un alibi inattaquable avec lord et lady St John Wallace ! Et qu’après sa propre mort, le bouton de manchette serait enfoncé dans sa bouche, la clef cachée derrière le carreau, la fenêtre laissée ouverte… Oui, il ignorait totalement que Jennie Hobbs, Nancy Ducane et Samuel Kidd combineraient tout cela pour faire croire à la police que les meurtres avaient dû avoir lieu entre 19 h 15 et 20 h 10 !
— En effet, Richard n’était pas au courant de ces détails, convint Jennie. Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai qualifié de génial le plan de Nancy, monsieur Poirot.
— C’est une artiste de talent, mademoiselle. Les meilleurs artistes ont le souci, et du détail, et de l’ensemble.
Jennie se tourna vers moi.
— Ni Nancy ni moi n’avons voulu ça. Vous devez me croire, monsieur Catchpool. Richard m’aurait tuée, si je lui avais résisté… Nous avions tout prévu, soupira-t-elle. Nancy était censée s’en tirer à bon
compte, et Sam et moi devions juste être punis pour avoir tenté de faire inculper Nancy, ce qui ne nous vaudrait qu’une courte peine de prison, espérions-nous. Après quoi, nous avions l’intention de nous marier… Oh, je n’aime pas Sam comme j’aimais Patrick, ajouta-t-elle en voyant la surprise se peindre sur nos visages, mais je lui suis très attachée. Il aurait fait un bon compagnon, si je n’avais pas tout gâché en frappant Nancy d’un coup de couteau.
— C’était perdu d’avance, mademoiselle. Car moi, je savais que vous aviez tué Harriet Sippel et Richard Negus.
— Je n’ai pas tué Richard, monsieur Poirot. Là, vous vous trompez lourdement. Richard voulait mourir. C’est avec son plein consentement que je lui ai administré le poison.
— Oui, mais sous de faux prétextes. Richard Negus avait accepté de mourir dans le cadre de son plan initial, qui supposait que vous mouriez tous les quatre. Tous les cinq, puisque vous y aviez ajouté Nancy Ducane. En réalité, vous l’avez trahi en complotant derrière son dos. Qui sait si Richard Negus aurait choisi de mourir à cet instant et de cette façon, si vous lui aviez révélé votre pacte secret avec Nancy Ducane.
Les traits de Jennie se durcirent.
— Je n’ai pas tué Richard Negus. C’était un acte de légitime défense. Autrement, il m’aurait tuée.
— Il ne vous en avait pas menacée explicitement, vous l’avez dit vous-même.
— Non… mais je le savais. Qu’en pensez-vous, monsieur Catchpool ? Ai-je tué Richard Negus, oui ou non ?
— Je l’ignore, répondis-je, troublé.
— Catchpool, mon ami, ne soyez pas absurde, me tança Poirot.
— Il n’est pas absurde, répliqua Jennie. Il veut bien y réfléchir quand vous-même restez borné, monsieur Poirot. Faites un effort, je vous en supplie. Avant que l’on me pende, j’espère vous entendre reconnaître que je n’ai pas tué Richard Negus.
— Allons-y, Poirot, dis-je en me levant.
Je préférais mettre fin à l’interrogatoire tant que le verbe « espérer » résonnait encore dans la pièce.
Épilogue
Quatre jours plus tard, assis au coin d’un bon feu, je sirotais un verre de cognac tout en travaillant sur mes mots croisés lorsque Poirot entra dans le salon. Il resta un bon moment planté à côté de moi en silence, mais je gardai les yeux baissés en faisant mine de me concentrer sur ma feuille.
— Alors, Catchpool, me dit-il après s’être raclé la gorge. Vous refusez toujours de discuter de la fin de Richard Negus, visiblement. Jennie l’a-t-elle tout bonnement assassiné, l’a-t-elle aidé à mettre fin à ses jours avec son consentement, ou l’a-t-elle tué en état de légitime défense ?
— Je ne vois vraiment pas l’intérêt d’un tel débat, répliquai-je en sentant mon estomac se nouer.
Je ne voulais plus jamais reparler des meurtres du Bloxham. En revanche, je ressentais la nécessité impérieuse de coucher sur le papier tout ce qui était arrivé, et ceci dans les moindres détails. D’ailleurs, ce paradoxe ne laissait pas de m’étonner. Pourquoi relater des événements par écrit était-il si différent que de le faire oralement ? Pourquoi éprouvais-je tant d’ardeur dans un cas, et tant de répugnance dans l’autre ?
— Ne vous inquiétez pas, mon ami, je n’insisterai pas davantage, dit Poirot. Parlons d’autre chose. Tenez, ce matin, je me suis rendu au Pleasant’s Coffee House. Fee Spring m’a chargé de vous transmettre ce message : elle aimerait vous parler dès que possible. Elle n’est pas contente.
— Y suis-je pour quelque chose ?
— Oui. Disons qu’elle est restée sur sa faim. La voici assise dans la salle de restaurant de l’hôtel Bloxham, attendant qu’on lui explique toute l’histoire, or voilà qu’un meurtre se déroule devant nos yeux et que l’histoire reste inachevée, du moins pour notre public. Mlle Fee souhaite que vous lui en fassiez le récit complet.
— Est-ce ma faute s’il y a eu un nouveau meurtre ? maugréai-je. Pourquoi ne lit-elle pas l’histoire dans les journaux, comme tout le monde ?
— Elle souhaite en discuter avec vous personnellement. Vous savez, Catchpool, cette jeune femme est d’une remarquable intelligence. Elle mériterait qu’on s’intéresse à elle.
— Je vois clair dans votre petit jeu, Poirot, répliquai-je avec lassitude. Vous perdez votre temps, et Fee Spring également si elle s’imagine que… Bref, laissez tomber, vous voulez bien ?
— Vous êtes en colère contre moi.
— Un peu, oui, admis-je. Henry Negus et la valise, Rafal Bobak et le chariot de linge, Thomas Brignell dans les jardins de l’hôtel avec sa bonne amie, qui se trouvait porter un manteau marron clair comme la moitié des femmes de ce pays. La brouette…
— Ah !
— Ah ! comme vous dites. Vous saviez parfaitement que Jennie Hobbs n’était pas morte, alors pourquoi m’avez-vous mené en bateau en me faisant supposer que son cadavre avait peut-être été enlevé de la chambre 402 par trois moyens des plus improbables ?
— Parce que je voulais vous encourager à vous servir de votre imagination, mon ami. Si vous ne prenez pas en compte la possibilité même la plus saugrenue, vous ne serez pas l’excellent inspecteur que vous pouvez devenir. C’est ainsi qu’on éduque ses petites cellules grises, en les forçant à suivre des chemins de traverse. De là surgit l’inspiration.
— Si vous le dites, répondis-je d’un air sceptique.
— Vous pensez que je vais trop loin… plus qu’il n’est nécessaire, c’est ça ?
— Tout ce tapage que vous avez fait au sujet de la traînée de sang dans la chambre 402, qui allait de la mare de sang du centre de la pièce vers la porte, ces remarques intempestives sur la largeur de cette porte… À quoi tout cela rimait-il ? Vous saviez que Jennie Hobbs n’avait pas été tuée, et que son cadavre n’avait été traîné nulle part !
— Moi, oui, mais pas vous, me rétorqua Poirot. Vous croyiez, comme notre ami le signor Lazzari, que Mlle Jennie était morte, et que le sang répandu par terre était le sien. J’ai simplement voulu que vous alliez jusqu’au bout de votre raisonnement, pour mieux vous en dissuader : une valise, un chariot sur roulettes, voici deux objets qui auraient pu être apportés dans la chambre 402 jusqu’à l’endroit où se trouvait le cadavre. Alors pourquoi le tueur aurait-il pris la peine de traîner le corps jusqu’à la porte ? Cela ne tenait pas debout ! La traînée de sang en direction de la porte était une feinte, destinée à nous faire croire que le corps avait été emporté hors de la chambre. C’était le petit détail essentiel, celui qui conférait à la scène de crime toute sa crédibilité.
» Mais c’est ce détail qui confirma à Hercule Poirot ce qu’il suspectait déjà : ni Jennie ni personne n’avait été tué dans cette chambre. Aucun assassin n’irait traîner le cadavre de sa victime dans le couloir d’un hôtel sans le cacher d’abord dans un réceptacle qui n’attire pas
l’attention ; tel qu’un chariot ou une valise, par exemple, objets qui pouvaient facilement être introduits dans la chambre pour aller jusqu’au corps, plutôt que l’inverse. C’était de la simple logique, Catchpool. Et je fus surpris que vous ne fassiez pas aussitôt cette déduction.
— Un petit conseil, Poirot. La prochaine fois que vous voudrez me faire comprendre quelque chose, faites-m’en part sur-le-champ, franchement et sans détour. Vous verrez que cela nous épargnera pas mal de tracas.
— Très bien, répondit-il en souriant. Eh bien, mon cher, puisque vous y tenez, je vais m’y mettre sur-le-champ, franchement et sans détour ! Ceci est arrivé pour moi il y a une heure, m’annonça-t-il en sortant une enveloppe de sa poche. Vous n’appréciez pas que je me mêle de votre vie privée, Catchpool… Selon vous, elle ne me regarde pas, et je n’ai pas à y mettre mon grain de sel. Pourtant voilà une lettre qui me remercie avec gratitude d’avoir cédé à ce vilain penchant que j’ai, et qui vous est si insupportable.
— Si vous faites allusion à Fee Spring, elle ne fait pas, et ne fera jamais partie de ma vie privée, dis-je en fixant la missive qu’il tenait à la main. Alors, quel est le pauvre diable dont vous avez encore violé l’intimité ? Et pourquoi vous exprime-t-il sa gratitude ?
— Pour avoir réuni deux êtres qui s’aiment.
— Bon, mais cette lettre, de qui est-elle ?
— De M. et Mme Ambrose Flowerday, répondit-il en me la tendant.