Eat the Document (6 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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Sa stratégie d’embauche n’avait peut-être pas enrayé le vol, mais Nash apprenait à ne pas prendre le phénomène pour lui. Lorsqu’il parlait aux gosses, leur disait bonjour, les servait, ou même répondait aux questions, il savait qu’ils ne lui en voulaient pas personnellement parce que c’est tout juste s’ils faisaient attention à lui. Lui les observait, voire les étudiait, eux et toutes leurs faiblesses, mais il savait que cet intérêt n’était pas réciproque. Jamais ils ne trahissaient la moindre curiosité à son égard, ni même ne l’appelaient par son nom.

Toutefois, bien qu’il n’eût jamais vraiment entendu le mot, Nash était persuadé qu’ils parlaient de lui en termes de
loser.
Il s’agissait là d’un mot à la résilience inexplicable, d’une épithète qu’on jette à la face de quelqu’un et qu’on n’a plus besoin de prononcer par la suite. De même que
puer, loser
avait gardé la cote auprès des adolescents, malgré la longévité de son emploi abusif. Aucun intensif ne fonctionnait aussi bien que ces mots ; des termes sans appel, genre claque dans la gueule, téléologiquement absolus. Intrinsèquement nihilistes, ils ne transmettaient aucune véritable information, seulement l’expression d’un dédain abyssal. Nash s’imaginait que les ados le décrivaient souvent comme un
loser et
aussi comme quelqu’un qui
pue.
Du genre
il pue, ce loser.
À cet égard, entre autres, Miranda avait été dès le début un cas à part. C’est elle qui avait entamé la conversation avec lui.

“Vous ne devriez pas boire du Coca. D’ailleurs, vous ne devriez même pas en vendre ici”, l’avait-elle sermonné un après-midi, au moment précis où il était convaincu d’être enfin vraiment devenu invisible. Il connaissait déjà son nom : Miranda Diaz. La dernière arrivée. Celle qu’il n’avait jamais vue voler. Son visage lui paraissait étonnamment jeune, lisse, sans maquillage, mais Nash supposait qu’elle allait sur ses vingt ans. Elle s’était assise à côté de lui quand il avait pris sa pause. Il venait de passer des heures à marquer les prix sur des livres d’occasion, et voulait se détendre une minute avant le lancement de la soirée. Il avala une lampée de son Coca-Cola puis fit un signe de tête à son interlocutrice.

“Ouais, en fait on ne vend pas beaucoup de, euh, Coca-Cola. Et, c’est vrai, je suppose que je ne devrais pas en boire, mais bon…”

Elle eut un instant l’air surpris, puis sourit et haussa les épaules.

“J’aime bien cet endroit. C’est chouette.”

Elle ne lui semblait plus aussi jeune, à présent. Peut-être était-ce dû à la façon dont son expression s’attardait sur son visage même quand son sourire avait disparu. Espiègle, non ?

“Vous êtes le propriétaire ?

— Non.”

Elle le regarda comme si elle souhaitait qu’il développât sa réponse, et, comme il n’en faisait rien, elle se mit de nouveau à rire.

Miranda avait commencé à traîner dans le magasin au début de l’été. C’était Sissy qui l’avait amenée, ou alors elles se connaissaient. Nash supposait que Miranda était encore une de ces filles de banlieue riche bien nourries : en général, elles ressemblaient à ça quand elles emménageaient en ville, un petit peu trop fragiles et angoissées. Elle se tenait constamment les bras croisés sur la poitrine, jambes croisées et recroisées, doigts de pied crochetés sur la cheville. Ses sourcils sans cesse en mouvement, expressifs à outrance, compensaient la rondeur du visage et les yeux sombres à moitié cachés sous des paupières tombantes. Une adepte du fronçage des sourcils, cette fille, jusqu’au moment où elle se mettait à sourire de ce sourire facile et ravageur de femme mûre. Il décréta qu’il l’aimait bien. Elle lui disait toujours bonjour et remettait chaque livre à sa place avant de partir. Elle consultait les prospectus et commençait même à venir à quelques meetings de testeurs.

Quelques mois seulement après les premières réunions de comités que Nash aidait à organiser le soir, on eût dit que tout un chacun était un organisateur. Au lieu de créer un groupe musical, ces gosses créaient des collectifs, des ligues, des mini-armées. Pour certaines plages horaires, il existait même une liste d’attente à la librairie. Nash laissait Sissy gérer tout ça.

Que
Prairie Fire fût
devenu un lieu de rencontre aurait dû lui apparaître comme un succès, mais, d’après lui, il y avait trop de groupes indiscernables. Ils voulaient manifester avec leurs affiches devant le bureau du sénateur. Ou bien parader jusqu’à la mairie avec des effigies du Président en papier mâché. Aux yeux de Nash, certains comités avaient tendance à manquer d’imagination et à se prendre trop au sérieux. Ce qui le poussait, contre toute logique, à continuer à fonder ses propres groupes.

Juste après la fin de sa première vraie conversation avec Miranda, il avait tenu la réunion de l’Église de la Société Moderne Abolie, rassemblement néo-yippie et post-situationniste, dont la politique d’ouverture autorisait à participer quiconque se trouvait dans le magasin. Un nombre incroyable de gosses — huit — étaient venus en ordre dispersé. Nash avait remarqué que Miranda était restée dans les parages tandis qu’il rangeait ses cartons de livres et débarrassait la table pour la réunion. Après avoir critiqué un instant le choix de boisson de Nash, elle s’était tue, mais semblait écouter, pensive.

Elle s’était assise au fond, dans le coin, sur la chaise la plus éloignée ; jambes croisées, elle soufflait sur son thé noir. Ses baskets sans lacets avaient d’épaisses semelles en caoutchouc, sur lesquelles elle avait tracé des slogans et des dessins qu’elle avait tagués au marqueur noir. Nash trouvait ça touchant, ce geste juvénile d’écrire sur ses chaussures. Étrange moyen de s’exprimer, semblable à celui consistant à griffonner sur son classeur de cours : motivé à moitié par la volonté de déclarer sa différence à la face du monde (chose importante) moitié par asservissement désespéré à ce que les autres pensent de vous (terrible soumission aux apparences qui met en exergue les côtés débiles de l’adolescence). Avec ses chaussures, Miranda le charmait et le distrayait, il avait d’ailleurs vainement essayé d’en déchiffrer les slogans.

Elle se mit à venir presque tous les jours pour boire son thé. Un après-midi, Nash l’aperçut aussi qui marchait dans la rue au bras de Sissy. Elles le saluèrent de la main en souriant, puis firent cette chose typique chez les jeunes femmes : se mettre à glousser dès que vous leur retournez leur salut, comme si vous disparaissiez l’instant d’après et qu’elles restaient seules, pour s’adonner à la critique. La semaine suivante, Miranda participa à un nouveau rassemblement de Nash, le Projet Tuez les Marionnettes de Rue, une troupe de théâtre de rue anti-marionnettes. La manifestation attira beaucoup de monde, car apparemment nombreux étaient ceux qui nourrissaient une secrète aversion pour le papier mâché et le fil de fer. La jeune fille s’assit encore une fois dans un coin, bras et jambes croisés : le visage sévère et sérieux, elle prenait consciencieusement des notes. Elle attendit sa troisième semaine de participation aux réunions de Nash pour se décider à prendre la parole. La chose se produisit durant le rassemblement du Front pour la Dévaluation des Marques et des Logos.

Son idée était de détourner les étiquettes sur les T-shirts Nike.

“On pourrait les modifier pour montrer que ces vêtements ont été fabriqués en Chine dans des conditions abominables. On ferait en sorte qu’elles ressemblent parfaitement à celles de Nike, mais au lieu d’écrire : «cent pour cent coton», on mettrait : «fabriqué à soixante pour cent par des prisonniers chinois et à quarante pour cent par des enfants».

— Ouais, sauf que moi je crois que falsifier des produits est considéré comme un délit majeur”, répliqua un type vêtu d’un pull en alpaga légèrement élimé et pelucheux, et d’un imperméable trop grand pour lui. Il portait une casquette en laine et ne s’asseyait jamais, pas plus qu’il n’enlevait les mains de ses poches, comme pour dire : “Je ne suis pas vraiment là”, ou bien : “Je ne suis presque pas là, je vais juste rester suffisamment longtemps pour essayer de démotiver tout le monde.”

Miranda fronça les sourcils et se mordilla les ongles, dont la base était à vif, gonflée, comme celle des rongeurs chroniques. C’était toujours ce genre de personnes auto-carnassières qui se retrouvaient ici, à haïr Nike. (Nike, de même que Starbucks, était apparu dans le Nord-Ouest avant d’exploser dans l’affreuse ubiquité mondiale. La culture des jeunes du coin se focalisait de manière obsessionnelle sur ces sociétés d’origine locale. Ils avaient l’impression d’être dans leur bon droit lorsqu’il s’agissait d’en faire leurs cibles, tout en continuant, d’une certaine façon, à aimer et désirer ces produits. Amour qui semblait décupler leur désir de pirater les sociétés à qui ils devaient d’être là. Il fut un temps où, pour faire chier les gens, il fallait fabriquer des munitions. Désormais, il suffisait d’être gros, mondial, et de réussir. Du coup, la critique se faisait radicale et plus systématique, réfléchissait Nash. Et, bien entendu, plus futile.) Il se disait que ces gosses auraient pu utiliser des moyens bien pires pour consumer leur colère et leur énergie. Vraiment pires. Alors il les écoutait fulminer et comploter contre Nike, ça faisait du bien.

 

Le lendemain, il sentait le sang battre contre ses tempes, il n’était pas arrivé à dormir après la réunion tardive de la veille. Mais, malgré son épuisement, il se surprit à chercher Miranda du regard toute la journée. Il était en train de boire du café à la table commune tout en triant des livres d’occasion, lorsque la chose se reproduisit sous ses yeux. Davey D. Encore. Et encore un de ces magazines extrémistes sous film plastique. Trois semaines à peine s’étaient écoulées depuis le dernier incident. Nash était assis avec son stylo et son bloc-notes, au milieu de piles de vieux livres. Il renifla tout le temps qu’il inscrivait le prix dans les ouvrages. Ces derniers leur avaient été donnés, ou avaient été achetés lors de ventes immobilières ou sur des marchés aux puces. La plupart étaient moisis, tous étaient poussiéreux. Parfois, Nash avait l’impression que plus le livre était rare ou avait de la valeur, plus il était susceptible de s’être imprégné de la puanteur de la décomposition. En général, il mettait en quarantaine les plus abîmés. Ils infectaient les bons. Mais il ne les jetait pas. Si la moisissure se développait là, c’était avant tout parce que les livres avaient été négligés : pas lus, ni même ouverts pendant des années. Il fallait bien reconnaître que la plupart d’entre eux venaient de petites imprimeries artisanales : produits bon marché, jetables, fabriqués avec du papier à fort taux d’acidité qui commençait à se décomposer dès l’impression. On ne pouvait absolument rien faire contre la moisissure — Nash finirait par mettre ces volumes dans la poubelle publique devant le magasin.

Le premier vol de Davey D. n’avait pas vraiment été un choc, mais sa répétition, et le fait que cela se passait à nouveau sous ses yeux, rendait ce geste particulièrement agaçant. Nash se serait volontiers abstenu de vendre ce genre de magazines, mais certains gosses adoraient ces âneries : des embryons de subversion écervelée, produits de cultures parallèles en apparence très spécialisés, mais totalement dépourvus d’intérêt d’un point de vue intellectuel. Nash, lui, il appelait ça un caprice de sale gosse, cette satanée rébellion sur roulettes, mais c’était tout de même, peu ou prou, un mouvement alternatif, doté lui aussi de l’énergie de la résistance. Et il se disait que finalement ces compromis n’étaient peut-être pas une mauvaise chose, et que le plus mince vernis de rébellion était peut-être toujours préférable à son absence totale.

Aussi, lorsqu’il fut témoin de ce second larcin, Nash fut en proie à des sentiments complexes : la personne de D.D. en tant que crypto-riche, l’objet du délit, et le culot de la fauche effectuée juste sous ses yeux. Mais il savait aussi qu’il allait prendre sur lui sans mot dire et essuyer la perte. Henry ne lui en voudrait pas, il compenserait d’une autre manière. Car Nash aurait préféré compromettre l’existence de toute l’entreprise plutôt que de choper un môme. Non qu’il fût rétif à la confrontation, mais parce qu’il refusait tout net d’être un flic de quelque espèce que ce fût. Plutôt mourir. Les choix les plus minimes contribuaient à modifier le monde au moins autant que les grands, il en était certain. C’était à force d’accumulation que les gens finissaient progressivement par ne plus se reconnaître eux-mêmes. Nash était prêt à sacrifier beaucoup pour ne pas devenir gardien de la paix.

Il regarda Davey D. passer la porte sans l’ombre d’une hésitation, comme la fois précédente.

Nash retourna à ses piles de livres. Sa peau le démangeait, sensation habituelle lorsqu’il se savait observé : être épié lui faisait l’effet d’un eczéma. Il se rendit alors compte qu’un des autres gosses avait été témoin de toute cette affaire de vol.

Josh Marshall se tenait près de la table, il adressa un signe de tête à Nash, qui le reconnut. Ce garçon sortait du lot, car il n’arborait pas l’accoutrement habituel de ceux qui fréquentaient
Prairie Fire.
Il portait des vêtements propres et bien repassés. Il avait des cheveux courts soigneusement peignés. Et il achetait des livres intéressants. Nash ne se souvenait plus desquels exactement, mais il se rappelait s’être dit que ce n’était pas un ado comme les autres.

Il attendit que le garçon dise quelque chose, mais rien ne vint. Josh se contentait d’étudier le livre posé sur le dessus de la pile. Une édition de poche bon marché publiée par une petite maison, des souvenirs de prison d’Alexander Berkman, auxquels s’ajoutaient ses essais et sa correspondance, le tout sans introduction, imprimé en petite police Garamond sur du papier très fin, genre papier journal. L’ouvrage exhalait l’odeur rance de la moisissure. Josh s’en empara et regarda les dernières pages.

“La révolution d’abord, l’homme ensuite”, lut-il.

Il se servait de son pouce pour feuilleter doucement l’opuscule.

“Je crois qu’il revoit cette position autour de la dixième page, dit Nash.

— Je déteste les livres qui n’ont pas d’index.

— C’est une vieille édition. En rayon, il y en a une plus récente qui en a un. Et des notes de bas de page. Et une introduction...

— Je regarde juste les index pour situer les points de référence et parfois aussi les bibliographies. J’aime bien voir ce qui est mis en relation dans les livres, et d’où ils viennent. Je n’ai pas besoin qu’un plumitif universitaire m’en éclaire le contexte dans son introduction.”

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