“Elle a été construite dans les années 1840 par deux femmes exclues de la communauté de New Harmon. C’est pas une blague. Sauf qu’elle n’était pas violette à l’origine. Blanche, bien sûr. Et sa construction imite les bâtiments originaux de style Shaker des années 1790. Vous en avez entendu parler, de la communauté de New Harmon ? Elle a donné son nom à la ville. Cette terre porte l’histoire d’une communauté alternative radicale. Des extrémistes chrétiens qui pensaient que la propriété privée était la racine de tous les maux. Autrement dit polygamie et vie en communauté où tout se partageait, y compris l’éducation des enfants. Il existe même des archives de leurs périodiques et de leurs journaux intimes à la bibliothèque municipale. Les ploucs qui gouvernent ce bled n’ont aucune idée de ce qu’était la communauté de New Harmon — s’ils le savaient, ils adopteraient sûrement un autre nom.”
La Mère l’Oie, plus âgée que Jill, était une femme trapue et robuste. Elle portait ses cheveux poivre et sel tirés en chignon, un chemisier très simple en mousseline, et une jupe. Sans maquillage, d’une austérité frondeuse, elle sentait la réformatrice religieuse à plein nez. Moins sexy, on ne pouvait pas, pensa Caroline, qui avait l’impression d’être tapageuse avec son chapeau et ses lunettes. Elle jeta un œil à Berry, dont les yeux s’arrondissaient de plus en plus. C’était drôle de les voir face à face, ces deux femmes rondes aux chairs blondes : Berry dans sa cascade d’étoffes diaphanes et légères et avec ses mèches de cheveux d’ange ; et la Mère O, tirée à quatre épingles.
“Voyez-vous, je suis une empiriste. Ici, nous pouvons tendre à la précision, éliminer les variables.
— Par exemple ? demanda Berry.
— Eh bien, les hommes, déjà, pour commencer”, répondit Jill. La Mère O la regarda. Jill fronça les sourcils.
“On ne peut pas fonder une communauté sur la soustraction, sur une simple opposition. C’est une attitude réactionnaire d’évitement. Crypto-fasciste. Sans compter que les gens pourraient s’arrêter aux aspects les plus spectaculaires de ce qui relève d’une vision beaucoup plus subtile et sophistiquée. Néanmoins — et là, la Mère O s’interrompit un instant pour jeter un regard appuyé sur la lèvre enflée de Berry et la couleur étrange des cheveux de Caroline —, vous avez vos raisons d’être là, et je peux vous offrir un refuge, au moins temporairement.
— Génial.
— Mais si vous souhaitez rester plus d’une semaine, il faudra faire une demande d’inscription. Pas de touristes, pas de pique-assiettes, précisa Jill.
— Nous vous inviterons à prendre part à la direction de la communauté ainsi qu’à ses travaux”, ajouta la Mère l’Oie.
Celle-ci habitait une petite chambre privée dans la maison principale. Elle installa Berry et Caroline au deuxième étage, dans le dortoir. Il y avait une salle de bains équipée d’une grande baignoire sur pieds, et des rangées de lits simples, immaculés, parfaitement alignés. Des étagères couraient le long des murs, ainsi que des planches munies de crochets pour suspendre vêtements et balais. La première règle qu’elles apprirent — la première d’une longue liste — intimait de ne rien laisser par terre. On rangeait les chaussures dans des tiroirs, et on était convié à se servir des balais. Un sol nu afin de pouvoir balayer dans les moindres recoins.
Ensuite, on expliqua aux deux femmes le système de la roue des travaux, qui attribuait à toutes les habitantes de la communauté des points de travail pour les tâches qu’elles choisissaient elles-mêmes d’effectuer. Chacune, peu importe depuis combien de temps elle était arrivée, devait obtenir un certain nombre de points par semaine. On en attribuait davantage pour les travaux les plus pénibles, comme nettoyer les étables ou laver les toilettes. À l’inverse, on en donnait moins pour les tâches les plus appréciées, confectionner des gâteaux ou ramasser les œufs par exemple ; et ce jusqu’à ce que chaque tâche bénéficie d’un attrait similaire et trouve une volontaire. Malheureusement, ce système signifiait aussi qu’on ne tenait pas compte des compétences particulières des résidentes. Ainsi, alors que Caroline, cuisinière talentueuse, aurait dû se trouver aux fourneaux, la roue ne lui offrit pas davantage de points qu’à Berry, cuisinière lamentable.
“Ce modèle n’est pas parfait, mais, à mon avis, c’est la façon la plus égalitaire de structurer les choses. Il s’agit d’une expérience. Chaque méthode engendre ses propres répercussions. La seule organisation du travail, par exemple, peut avoir d’énormes conséquences sociales. Nous encouragerons peut-être, d’ici quelque temps, celles qui excellent dans un domaine à exercer davantage leurs talents en la matière, mais nous nous retrouverons alors avec des personnes nées pour nettoyer les toilettes et qui n’auront jamais l’occasion d’effectuer les tâches agréables. Ainsi, nous sacrifions l’efficacité et la qualité afin de conserver une équité et une égalité optimales”, expliqua la Mère O à Caroline tandis qu’elles prenaient un petit-déjeuner constitué de fruits en bocaux et de pain au levain.
Caroline appréciait les possibilités qu’offrait la communauté. Même l’absence d’hommes ne la gênait pas, au contraire. Berry se montrait moins enthousiaste. Elle passait ses journées là-haut, sur le versant des anti-techs, à fumer de l’herbe ou à se prélasser dans le sauna. Elle trouvait épuisante et légèrement suspecte l’assiduité au travail des pro-techs. Elle préférait bénéficier de moins d’équipement à moindre effort. Mais elle dormait toujours dans le dortoir avec Caroline et effectuait les tâches qui lui étaient assignées sur la roue. À la fin de leur première semaine, les deux femmes dirent à la Mère O qu’elles voulaient rester et désiraient faire une demande d’inscription.
Il leur fut alors expliqué que celles qui souhaitaient s’installer devaient, à terme, édifier leur propre maison, dissimulée au regard de toutes les autres. Tant qu’elles participaient à la roue des travaux, elles pouvaient se joindre aux repas communautaires et aux prises de décision. Celles qui préféraient se débrouiller seules, à l’instar de certaines anti-techs, étaient libres de sortir du système de points.
Caroline apprit que la plupart des femmes qui se trouvaient là avaient quitté le département d’études classiques de Harvard, où la Mère O enseignait. D’autres dirigeaient la section design et architecture au Massachusetts Institute of Technology. Elle avait aussi découvert que la Mère O était la bienfaitrice financière de la communauté. Il faudrait des années avant que l’autarcie soit effective, c’est pourquoi elle avait avancé l’argent pour acheter la terre et les équipements de base. La plupart des femmes étaient des anciennes d’autres communautés, en général disparues, qui avaient eu pour règle d’or : portes ouvertes et liberté absolue, avant d’être envahies par des toxicomanes et des marginaux. Ce lieu se voulait donc une révision des expériences précédentes. La Mère O souhaitait disposer d’un espace où l’on pût remettre en question les préjugés culturels de base. Comme ceux concernant le comportement des femmes en l’absence d’hommes. Et déterminer si, oui ou non, nous pouvions échapper aux paradigmes culturels dans lesquels nous avions été élevées. Elle avait restauré la vieille maison de style Shaker, payait les impôts et approvisionnait fréquemment la communauté. Malgré le potager et l’élevage de poules et de vaches, elles étaient loin de pouvoir vivre en autarcie. Ainsi, dans un sens, la Mère O avait-elle une grande responsabilité, à laquelle elle ne pouvait pas échapper, quel que fût le nombre de points de travail qu’elle accumulait à la pointeuse.
Mais Caroline l’aimait bien. Et elle aimait ce lieu, malgré ses contradictions. Elle aimait cet effet de claustration, la façon dont chaque femme se réinventait. Ici, personne ne confessait sa vie passée. Personne ne désirait profiter d’autre chose que du moment présent et de l’avenir. N’était-ce pas l’endroit rêvé pour quelqu’un comme elle ?
DEUX MOIS PLUS TARD
environ, Caroline et Berry n’avaient toujours pas construit leur maison. En lieu et place, Berry était parvenue à convaincre les femmes retranchées sur la colline de la laisser s’installer avec elles. Mais elle faisait souvent des pauses : après plusieurs jours passés en groupe avec les anti-techs (cuisine au feu de bois, travaux agricoles de base effectués pieds nus, bains très occasionnels, incantations diverses), elle s’enfuyait chez les pro-techs (chaînes hi-fi, sucre raffiné, eau potable, sparadraps, tampons). Caroline, vêtue de son chapeau souple et de sa robe de grand-mère, la voyait encore presque quotidiennement, lorsqu’elle ressentait le besoin de bavarder en aparté, ou simplement de partager en silence un moment de complicité. Elle ne se sentait pas encore tout à fait à l’aise dans ce phalanstère. Elle vivait dans le dortoir aussi discrètement que possible : à l’heure qu’il était, elle aurait sûrement dû en partir. Mais construire une maison lui semblait constituer un engagement considérable pour quelqu’un dans sa situation.
Après avoir récupéré son planning hebdomadaire de travail, elle retrouva Berry sur le sentier, puis elles partirent se balader au-delà des limites de la communauté. Elles s’assirent sur des rochers près du ruisseau pour manger leurs sandwiches. Caroline alluma la radio portative de la Mère O. “Good Vibrations”, la chanson des Beach Boys, se mit à résonner. Elle monta le volume, et la musique se répercuta sur les collines alentour.
“Pendant ma deuxième année de lycée, c’était mon tube préféré. Cette fausse fin, lorsque la chanson se fond dans une autre qui, bien qu’elle semble complètement différente, garde pourtant un lien avec la première ; ça me faisait planer.”
Tout en parlant, Caroline tressait les cheveux de Berry. Elle s’était mise à les lui peigner puis à les natter spontanément, sans lui demander son avis. Sinon elle allait bientôt avoir des dreadlocks touffues et des nœuds impossibles à défaire. Apparemment, nœuds ou pas, Berry s’en fichait.
“Elle est pas mal, cette chanson.
— Elle est super, renchérit Caroline.
— Le problème avec les Beach Boys, c’est pas qu’ils sont trop sentimentaux ou quoi. Ça, je m’en fous. Mais ils ne sont absolument pas sexy...
— Oui, c’est vrai...
— Je dirais même qu’ils n’ont aucun sex-appeal. À moins d’avoir douze ans.
— C’est pas la question.
— C’est quoi, la question, alors ?
— La solitude. Le manque. La tristesse qui perce à travers toutes ces effusions de joie forcées. C’est bouleversant.”
Berry haussa les épaules.
“C’est une chanson sympa.
— Ce n’est pas le son, ni les mots. C’est ce que tu ressens, ou plutôt le sentiment que tu perçois. Comme une Amérique un peu lointaine, un peu rance, tu vois ?”
Berry se tourna vers elle et lui sourit. Ses nattes blondes étincelaient au soleil.
“Quand tu emménages dans un nouvel endroit, c’est bien d’avoir avec toi quelqu’un ou quelque chose lié à ton passé, qui te rappelle qui tu es, tu ne crois pas ?”
I don’t know where but she sends me there
10
“Écoute ces accords. Pourquoi est-ce qu’ils nous donnent des frissons ? Pourquoi ils nous procurent une satisfaction si profonde ?
— Tu vois, c’est tellement facile de se perdre soi-même, d’une certaine façon, si tu vas dans un nouveau lieu”, dit Berry, la gorge un peu nouée. Le son de sa voix la fit rire.
“Tu es nostalgique ?
— Émotive, peut-être. Pas étonnant avec tous ces œstrogènes qui se baladent à l’air libre ici !”
Caroline noua les longues tresses avec des lacets en cuir. Elle se leva puis balaya d’une main les gravillons qui étaient restés collés sur ses cuisses nues. Il faisait déjà froid. Dans ces montagnes vieilles de plusieurs millions d’années, la température chutait dès que le soleil déclinait. Berry se leva à son tour et elles prirent lentement le chemin du retour. Alors qu’elles approchaient de la communauté par le côté nord, Caroline aperçut la maison commune à travers les arbres. Pour la première fois, elle trouva la demeure de la Mère O magnifique, surtout avec le doux éclairage de la lumière crépusculaire qui donnait à la peinture violette une teinte marron naturelle presque indiscernable. D’ordinaire, les bardeaux lisses et le manque de décoration lui semblaient austères. Pas de fioritures sur les retours aux angles, pas de lignes fluides et fantasques, pas la moindre chose pour l’amour de l’art. Pas d’ornement à découvrir sur un linteau ou une lucarne. Pas une once de fantaisie sur une moulure ou une corniche. Mais à cet instant-là, lorsqu’elle l’aperçut à travers les arbres, elle fut frappée par sa symétrie. Par son économie, son équilibre. Par l’harmonie des lignes de bardeaux parfaitement droits et par celle des meneaux entre les carreaux. Répétition et ordre. Par la robustesse de l’ensemble. Et sa beauté, silencieuse, humble. Qui n’était peut-être même pas voulue. Mais n’y avait-il pas cependant une pointe d’arrogance au cœur de cette simplicité ? Cette demeure avait été tout aussi pensée et construite que la plus sophistiquée des maisons victoriennes ; tout aussi planifiée que les élégantes maisons à l’architecture néo-grecque qui ponctuaient la campagne environnante. Dans son cas, il ne s’agissait pas vraiment d’absence de style, finalement. Cette maison était tout aussi réfléchie que l’était la culture ascétique de la communauté. La nature n’y entrait pour rien. Des artefacts, tous autant que nous sommes, même au fond des bois.
“Dans un mois, les anti-techs seront parties. Elles passent l’hiver dans le Sud-Ouest, dit Berry.
— Tu m’étonnes ! C’est marrant. Je parie que la moitié des femmes se barrent de là en hiver. Il tombe des mètres de neige ici.”
Caroline arriva la première au bout du sentier. Berry courut la rejoindre et lui passa un bras autour des épaules.
“À quoi tu penses ? demanda-t-elle
— À quoi je pense en ce moment ? Je pense que je me ferais bien une petite bière et des hommes.
— Vraiment ? Parce que c’est exactement ce que je pense.
— Toi ? Tu m’étonnes !
— La ferme. Écoute, aujourd’hui je veux dire. On se fait une pause. On descend à Little Falls en stop et on passe la nuit dans un motel, proposa Berry en tapant dans ses mains.
— On mange des hamburgers, on fume, on va au bar.
— Des barres de chocolat.
— Des mecs.
— La télé, les journaux et...
— Des mecs.
— Ouais.”
Depuis leur arrivée, elles ne s’étaient pas aventurées plus loin que la bourgade de New Harmon. Elle y réfléchissait, Caroline, aux hommes. Jeunes et bêtes. Vieux et mystérieux. Visages barbus. Moustaches, ce que ça fait d’embrasser un moustachu. Le chatouillement. Des hommes séduisants, mâchoire carrée, cheveux courts. Ventres à bière. Grandes mains. Certains mecs ont des veines noueuses qui saillent de leurs biceps. Un bras qui s’enroule autour de ta taille. Certains hommes, Bobby par exemple, parvenaient à la soulever délicatement d’un seul bras lorsqu’elle était étendue sous lui. Tous lui ressemblaient, pourtant aucun ne soutenait la comparaison. Mais quand même, être restée si longtemps sans voir d’homme lui donnait le vertige et elle piaffait presque d’impatience. Ce n’était à l’évidence pas l’effet que recherchait un collectif de femmes...