Eat the Document (26 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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Presque aussitôt après, elle retrouva l’usage de ses sens. Elle avait mal partout, comme si elle venait de se faire renverser. Elle remit ses vêtements en place. Bientôt, des bleus apparaîtraient. C’est alors — et ce fut vraiment le pire de tout — qu’elle sentit le foutre dégouliner dans ce qui restait de son sous-vêtement. Là, au bord de la route, elle poussa avec ses muscles jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien en elle, puis retira sa culotte sous sa jupe. Elle s’essuya aussi efficacement et discrètement que possible à l’aide du tissu en coton humide. Elle ressentait une profonde humiliation à tenir son slip à la main sans savoir quoi faire ensuite. Elle leva une épaule pour frotter son visage contre sa manche afin de sécher les larmes qui coulaient de ses yeux brûlants. Puis elle jeta sa culotte souillée sur le bas-côté. Elle n’avait plus son sac à dos où se trouvaient ses habits et le peu d’affaires qu’elle possédait. Il était resté avec eux dans la voiture. Elle avait trente dollars dans une chaussure, point final.

Elle s’assit un moment sur un rocher au bord de la route et cessa de pleurer. Puis elle pensa :
Ça n’est jamais arrivé.
Jamais elle n’en parlerait, ni ne s’autoriserait à y penser, jamais. Elle était persuadée que l’on pouvait changer son passé, changer les faits, par la seule force de la volonté. Seule la mémoire rend le passé réel. Il faut donc l’annihiler. Et s’il était aussi vrai qu’à certaines occasions elle ne parvenait pas à contrôler les errances de son esprit — un rêve, une sueur froide à un moment inattendu, une odeur qui soudain la trahissait — avec le temps, cela s’améliorerait. Le temps atténue tout : les bonnes choses dont on veut absolument se rappeler, et les affreuses que l’on a besoin d’oublier. Finalement, tout s’estompe de la même manière. C’était une des leçons que sa deuxième vie lui avait enseignées sur la capacité de résistance des êtres humains.

Ce fut à ce moment-là — et non plus tard, lorsque le rendez-vous avec Bobby à l’endroit et à la date convenus n’eut pas lieu — qu’elle se mit à habiter sa nouvelle vie comme si elle n’en avait pas eu d’autre.

NOURRISSONS MORTS
 

ELLE ATTEIGNIT
une sympathique bourgade ringarde, délaissée et déserte, juste de l’autre côté de la frontière avec l’Arizona. Nova, en Californie, trois mille habitants. C’était une jolie ville, en dépit des efforts acharnés de cinquante ans d’aménagement incontrôlé. Installée sur un plateau, elle avait vue sur le désert et les montagnes. Caroline loua une chambre avec un nom qu’elle s’inventa dans l’instant. Puis elle dépensa les quelques dollars qui lui restaient en coloration, un châtain clair, pour faire raccord avec la couleur de ses racines. Penchée tout près du miroir, elle s’appliqua plusieurs couches de mascara et un peu de rouge à lèvres rose. Elle dissimula le bleu qu’elle avait au menton avec du fond de teint et termina avec de la poudre un ton trop pâle. Elle remonta ensuite ses cheveux teints de frais pour les rassembler au sommet de sa tête. Avant, pour finir, d’épingler un large serre-tête devant son chignon.

Un seul après-midi de prospection plus tard, elle avait décroché un boulot de serveuse dans un restoroute. Un sentiment de confiance et de sécurité la gagnait. Ici, pas de contre-culture. Elle pouvait garder sa couleur de cheveux naturelle et exercer un métier “public”. Dans la vaste étendue de ce pays, qui était-elle pour sortir du lot ?

Elle se levait tous les matins à 5 heures. Se rendait au restoroute et se préparait pour le rush du petit-déjeuner. À 8 h 30, c’était fini, les employés faisaient alors une longue pause cigarette avant le rush du déjeuner, à 11 h 30. Il y avait du travail, de sorte que le temps passait plus vite. À 14 heures, exténuée, elle avait presque achevé sa journée. Prête pour fumer une autre cigarette, changer de tenue, puis pour une bière, ou un whisky-soda. Les filles buvaient toutes du whisky-soda ou du whisky-Coca.

Le lendemain, en arrivant au boulot, elles blaguaient sur leur gueule de bois et se raclaient la gorge, le poing devant la bouche, tout en fumant et en buvant leur café. Elles empilaient des gobelets à eau jaunes, éraflés, en plastique moulé. Remplissaient les bouteilles de ketchup et les salières. Les cents s’accumulaient jusqu’à former une somme d’argent étonnante. Elle aimait la pause café du milieu de matinée : on y enchaînait les cigarettes et d’innombrables tasses d’un café très léger bu dans des mugs épais dont le fond était taché de manière indélébile. Il fallait trois sachets de sucre et deux dosettes de crème allégée pour que le breuvage fût buvable. À l’aide de chiffons en coton humide, elles essuyaient les restes de sirop qui collaient aux distributeurs en plastique. Puis elles lavaient le sol et aspergeaient de spray dégraissant le comptoir en Formica (le Formica est un stratifié décoratif fabriqué à partir de papier et de résine à base de mélamine — la voix de Bobby la poursuivait. Mais ce souvenir lui était plaisant), ensuite il y avait encore une autre pause cigarette, et une tournée de lavage des menus plastifiés, jusqu’à ce qu’elles pointent leur sortie, à 15 heures. Parfois, au plus fort du rush, elles se déplaçaient à quelques centimètres les unes des autres — approche et esquive pile au bon moment sans prononcer un mot. Elle sentait une montée d’adrénaline à effectuer son travail lorsqu’il fallait faire cinq choses à la fois. En être capable, même au cœur du chaos, lui procurait une confiance palpable, qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant. C’était satisfaisant — et cette confiance se lisait dans son port de hanches.

Elle ne ressemblait pas tout à fait à ses collègues, certes, mais suffisamment, néanmoins.

Il ne s’agissait pas de femmes “libérées”. Elles se mettaient des tartines de fond de teint orange, et portaient des soutiens-gorges pigeonnants. Toutes surveillaient leur ligne (et employaient ce mot,
ligne)
et se vêtaient uniquement de vêtements synthétiques bon marché. Elles ne débattaient pas de la question de l’orgasme vaginal
versus
l’orgasme clitoridien, pas plus qu’elles ne discutaient de l’oppression inhérente aux rapports sexuels. En revanche, elles parlaient souvent de sexe et d’hommes — toutes étaient divorcées ou devaient entretenir un type qui les trompait. Elles portaient d’affreux bas teints en orange et s’occupaient seules de leurs gamins. Elles fumaient, buvaient et enduraient l’existence tant qu’elles n’avaient pas abusé du whisky-soda. Mais, après le verre de trop, elles fondaient en larmes à l’idée de passer encore quarante ans à faire le même boulot et à voir le même homme, le visage toutefois moins joli, et le dos plus fragile.

Finalement, ces serveuses n’étaient pas si différentes d’elle ou des féministes.

Elle se sentait bien avec elles et, en quelques jours, elle eut l’impression de pouvoir passer pour l’une des leurs. Elle devenait très douée à ce jeu-là, vraiment. C’était marrant : de son côté, elle voyait les choses ainsi, mais en fait elle
faisait partie
des leurs. Après tout, qui étaient ces femmes exactement ?

N’importe qui peut démarrer une nouvelle vie, même dans une petite ville. Les gens bougent tellement à notre époque. Tu divorces, tu déménages et tu recommences de zéro. Essayez donc. Regardez comme les gens s’intéressent peu à vous. Comme ils ne vous écoutent guère. Ou, plus précisément, pensez au peu de choses que vous savez vraiment sur les gens que vous connaissez. Leur lieu de naissance, par exemple. Avez-vous rencontré leurs parents ? Ou leurs frères et sœurs ? À une certaine époque, le simple fait d’être nouveau venu dans une ville pouvait vous rendre suspect. Parce que vous l’étiez effectivement : les gens n’avaient aucun moyen de vérifier que vous étiez la personne que vous prétendiez être. Pourquoi donc aviez-vous dû quitter votre ville d’origine ? Mais en Amérique, et en démocratie, il existe une longue histoire de recommencements (rarement évoquée dans l’amnésie confortable du quotidien). C’était même un impératif, ou presque. Bien sûr, les États-Unis ont été fondés par des gens qui se sont inventé de nouvelles vies, avec pour seul désir de larguer le poids de la longue histoire européenne, son lourd fardeau et sa mémoire. C’était une forme de liberté. Liberté par rapport à la mémoire, à l’histoire et à la comptabilité. Même si une série infinie de commencements tendait à tout réduire à une répétition superficielle et à éradiquer toute possibilité d’expérience profonde, à ce moment précis et dans cet endroit précis, une telle tradition aidait assurément la jeune femme.

 

Saint-Sylvestre, 1973. Assise au bar, elle attendait que son amie Betsy revînt des toilettes. Elles avaient déjà bu pas mal de cocktails et allaient sûrement se rendre à une fête avec le petit ami de Betsy et un copain à lui. Ou alors elles allaient passer toute la soirée au comptoir, à écouter le barman, Jack, la petite trentaine, dont la sensualité désinvolte et vaguement émoustillante rappelait l’acteur Bruce Dern, mais en plus musclé et en moins sombre. Même s’il adorait les femmes, il ne se départait pas d’un ton impassible, qu’elles trouvaient de plus en plus délirant. Il ferait aussi bien l’affaire qu’une fête, et en plus, à minuit, elles n’auraient pas à s’inquiéter du renouvellement des boissons ou des glaçons.

C’est vrai qu’elle aurait pu aller à L. A. en voiture. Elle aurait pu faire des heures supplémentaires, emprunter la voiture de Betsy et être à Venice Beach en cinq heures. Vrai aussi que, malgré l’alcool et le côté pince-sans-rire de Jack, elle s’était effectivement demandé si Bobby s’était rendu à l’endroit convenu et s’il l’attendait, en ce moment même. Mais elle était persuadée qu’il ne se serait pas pointé. Elle ne supportait pas l’idée d’aller là-bas, de faire tout ce chemin, pour risquer un lapin. Elle préférait être assise dans ce bar à caresser la possibilité qu’il ait été au rendez-vous plutôt que de se confronter à la certitude de la déception. On était en 1974 : elle fêtait l’événement avec ses nouveaux amis et entamait le processus d’oubli. Elle essayait de ne pas penser au rêve qu’elle avait fait la veille. Elle ne croyait pas aux prémonitions, bien sûr, pourtant un malaise s’était insinué en elle. Toute la paranoïa revenait. Son identité n’était pas fiable pour deux sous : encore une fois, elle avait été bien trop négligente à ce sujet. Et là, au plus fort des festivités forcées de cette soirée, parmi ses nouveaux amis, elle savait qu’elle allait quitter cet endroit, lui aussi — bientôt et à tout jamais.

Elle expliqua aux gens qu’elle devait retourner dans l’Est pour s’occuper de sa mère malade. Elle avait mis cinq cents dollars de côté, et, au printemps, elle atteignit enfin la côte ouest. Elle se forgerait une identité sans faille et serait plus en sécurité dans une grande ville. Elle erra au hasard d’un endroit à l’autre dans la périphérie de L. A. C’était l’époque des fêtes aux lendemains qui déchantent, des patins à roulettes, des dos-nus. Et des drogues plus dures, plus dangereuses. Comme si quelqu’un s’était emparé de l’aura de la contre-culture et l’avait dépouillée de toute inspiration recevable. Résultat : ne restait que la libération facile du sexe et de la drogue. Le phénomène était-il spécifique à la Californie du Sud, ou la lassitude s’était-elle désormais aussi répandue partout ailleurs ? Une chose était sûre, le soleil et la plage faisaient de la promenade un aimant pour tous les marginaux de l’Amérique. La Californie méridionale grouillait d’individus en situation illégale vivant en autarcie : réfractaires, anciens détenus, travailleurs sans papiers. Exactement ce qu’elle voulait. Ici, elle pourrait disparaître dans le quotidien. Se mettre à l’abri des radars.

Elle passait son temps à boire de la bière et à fumer des joints. Elle se baladait sur la plage et nouait de brèves relations avec des hommes qui vivaient à ses crochets.

Une seule chose lui donnait un but : le besoin de se trouver une nouvelle identité, pas une qu’elle inventerait, mais une qu’elle emprunterait. C’était un projet. Elle parcourut des microfilms dans les bibliothèques locales jusqu’à ce qu’elle tombe sur la nécrologie d’un bébé. Elle avait besoin d’une personne dotée d’un certificat de naissance, mais qui n’avait jamais demandé de numéro de Sécurité sociale. Elle avait besoin d’un bébé dont la naissance et la mort avaient eu lieu dans deux comtés différents, pour qu’aucun recoupement ne fût possible (Bobby prétendait que cette méthode était directement inspirée du film
Chacal
, et pourquoi pas ?). Il lui serait facile d’obtenir une copie du certificat de naissance, à partir de quoi elle pourrait se forger une “vraie fausse” identité, impossible à retracer. Se pourvoir d’un vrai numéro de Sécurité sociale, d’un vrai permis de conduire et même d’un vrai passeport. Méthodiquement, elle se fabriqua ses papiers. Ce fut là sa principale réussite durant ces années passées à L. A. : une identité sans faille, fiable. Elle devint ce nourrisson mort : Louise Barrot.

Louise, je suis Louise. Prendre le nom de quelqu’un d’autre au lieu de s’en inventer un procurait une impression bien différente. Le mensonge était plus profond, plus mesquin, en quelque sorte. Et l’origine morbide de ce patronyme ne la laissait pas indifférente. Parfois, tout en se reprochant de le faire, elle pensait au bébé Louise. Aux parents qui, à l’hôpital, avaient regardé leur enfant se débattre pour respirer, à ses minuscules jambes de grenouille et à ses poings violets serrés. Elle avait même conservé une copie de la nécrologie.

Il lui fallut un an pour construire sa nouvelle identité et rassembler tous les documents. Cela fait, elle se retrouva relativement désœuvrée. Une année se transforma en quatre. Elle était cuisinière dans un café de Marina del Rey. Louait un petit appartement près de la jetée à Santa Monica. Pendant ses jours de repos, Louise parcourait la promenade à pied, ou descendait la 4
e
Rue. De temps en temps, il lui arrivait d’oublier où elle se rendait, mais elle continuait quand même à marcher. Un jour, un homme venant de la direction opposée lui était rentré dedans. Il avait poursuivi son chemin sans s’arrêter. Cette indifférence à leur collision l’avait laissée perplexe. Elle était restée là, immobile, à regarder fixement le dos de l’homme qui s’éloignait. Ensuite, peut-être une semaine plus tard, la chose s’était reproduite à l’identique. Une femme marchait vers elle sur le trottoir en face du supermarché Ralphs. Elle avait cette sorte de regard absent qu’ont souvent les gens en public. Arrivée à la hauteur de Louise, au lieu de s’écarter elle avait foncé sur elle, lui heurtant l’épaule. Elle ne s’était pas arrêtée non plus, et ne lui avait pas adressé la parole. Elle avait poursuivi son chemin. Cette fois-ci, Louise avait été moins perturbée par l’incident. Elle en avait même presque rigolé. Ça y est, j’y suis arrivée. Je suis invisible, s’était-elle dit.

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