Eat the Document (28 page)

Read Eat the Document Online

Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
6.77Mb size Format: txt, pdf, ePub

“Tu sais à quoi elle me fait penser, cette musique ? m’a demandé Gage.

— A quoi ?

— Quand je l’entends, j’ai l’impression que la mère de George Clinton vient de mourir.”

Je lui ai jeté un regard en coin. Qu’entendait-il par là ? Où voulait-il en venir ? La plainte de la guitare s’est étirée, plus envahissante et plus éloignée de la mélodie. Jamais, ça ne s’arrêtait ? S’il vous plaît, on pourrait revenir à la normale ? Tout cela était trop sombre pour moi, alors je me suis excusé et je suis retourné à la maison pour écouter
Pet Sounds
(la version originale du single vinyle). J’ai mis le casque ringard avec les énormes coussinets en mousse pour les oreilles, puis me suis allongé par terre. Et j’ai laissé le chœur des Beach Boys me submerger de la tête aux pieds jusqu’à ce que je me retrouve dans un univers sans faille, merveilleux, d’une beauté pleine d’exquise naïveté.

Parfois, j’ai l’impression d’être amoureux de ma propre jeunesse. Je refuse d’avancer, je voudrais, insouciant, me perdre pour toujours dans cette musique. Je ne veux pas m’en lasser, et non, non, et non ma passion ne s’éteindra pas avec l’âge ou je ne sais quoi. Et je n’ai certainement pas besoin d’en savoir plus sur ma mère.

LA CHINOISE
 

NASH N’AVAIT PAS VU
Miranda depuis plusieurs mois. Il avait entendu dire qu’elle comptait partir dans l’Est avec Josh, ou qu’elle était déjà partie. Finalement, elle réapparut à l’occasion d’une réunion du collectif de la Dernière Vague du Cinéma, l’un des groupes d’art underground et ecto-provo de
Prairie Fire.
Ce n’était pas Nash qui s’en occupait, mais il laissait les participants passer leurs films et encaisser ce qu’ils pouvaient à l’entrée. L’ennui, selon Nash, c’était que la plupart de ces travaux se révélaient être des navets d’un ennui mortel : pétris d’un didactisme pénible et d’une volonté de satire trop souvent on ne peut plus superficielle — cette satire qui, justement, renforçait l’hégémonie culturelle américaine oppressive au lieu de la remettre en question. Pour lui les films ratés, et en particulier les tentatives ratées d’expression politique ou subversive, manquaient à ce point d’attrait qu’ils n’étaient pas seulement tristes et déprimants, mais également contre-révolutionnaires, réactionnaires, et faisant, à la limite, partie intégrante de l’Amérique du statu quo. Il ne trouvait aucun — mais vraiment aucun — mérite aux “bonnes intentions” ni au “fait avec les moyens du bord”. Il se sentait insulté par les navets.

Mais, ce soir-là, Nash était doublement agacé, incapable de résister à l’envie de jeter des regards à Josh, assis là à côté de Miranda. On baissa la lumière, et quelqu’un montra un film représentant deux figurines de Gi Joe, l’une habillée en Saddam Hussein, l’autre en Michael Jackson. Minable : la critique sociale revue et corrigée par la défonce. Après la projection, le “réalisateur” tenait un forum.

“Alors, des commentaires ? Bien sûr, il ne s’agit que d’une ébauche de montage. Nous allons réaliser un film de dix minutes pour ensuite le présenter aux festivals et trouver des sponsors qui financeraient une animation numérique, une mise en forme avec les logiciels Avid, Pro Tools et Flash.”

Il portait sur le bout du nez de petites lunettes ovales à monture de fer, et coiffait ses longs cheveux noirs bien dressés sur la tête, en pics raides et collants. Il arborait, tatouée à la base du cou, une tige de lierre luxuriante hérissée d’épines aux contours agressifs, qui disparaissait ensuite sous sa chemise pour réapparaître sur son avant-bras, avant de s’enrouler péniblement autour des os fragiles de son poignet. On eût dit qu’une plante carnivore s’était insinuée sous ses vêtements afin d’enserrer furtivement ses membres pour l’étrangler avant de le dévorer. Nash trouvait ce tatouage distrayant, au point, au bout d’un moment, de ne même plus arriver vraiment à regarder le garçon.

“À mon avis, le truc des figurines, c’est dépassé. Je me rappelle avoir vu au début des années 1990 une reconstitution d’événements historiques réalisée avec des poupées Barbie”, intervint Sissy, l’air très sérieuse avec ses deux tresses impeccables, bien serrées, et sa frange coupée au cordeau. De gigantesques lunettes d’aviateur vintage lui mangeaient le visage et auraient évoqué les films pornos à petit budget si leurs verres avaient été teintés, mais comme ils étaient transparents, et manifestement prescrits, elles ressemblaient davantage à ce que porterait un
serial killer
d’âge moyen. Nash réalisa que c’était exactement l’effet que Sissy recherchait, et il ne put s’empêcher d’être fier d’avoir “capté” ça. Pour la plupart des ados, Sissy était la nana qui écrivait des articles dans les plus underground des magazines hebdomadaires locaux ; du coup, lorsqu’elle prenait la parole, ils la considéraient comme une autorité absolue. Bien sûr, elle ne s’occupait que de la rubrique musique, mais, quand même, elle était liée aux médias, alors tout le monde la traitait comme si elle avait été susceptible de conférer une célébrité instantanée à n’importe lequel d’entre eux. Rien n’inspirait davantage de respect aux ados que les liens avec les médias.

“Violer le copyright de Mattel ou de Hasbro en faisant référence aux Barbies ou aux GI Joe est aussi un peu vain. Personne ne vous autorisera à diffuser votre truc en public ; bon, bien sûr vous pouvez toujours inclure la lettre de mise en demeure d’arrêt d’activité dans les copies envoyées à la presse, histoire d’essayer de gagner en crédibilité, j’imagine. Mais il faudra que le film acquière une sacrée réputation pour surmonter le fait qu’il ne sera jamais vraiment vu.”

Josh leva la main.

“Est-ce que par hasard quelqu’un parmi vous aurait entendu parler de Bobby Desoto, un réalisateur des années I960 ? Il a sorti une série de films entre 1968 et 1972. La plupart sont tournés en super huit, et dans certains il y a des poupées ou des figurines en argile filmées image par image. Ces films sont extraordinaires : intrinsèquement beaux, avec cette espèce d’animation primitivo-complexe à la Lotte Reiniger, un éclairage minimaliste et des effets de papier, mais aussi des voix off très drôles qui déblatèrent des conneries politiques, comme dans
La Chinoise
, le film de Godard où on entend des discours sur les Viêt-công récités d’une voix plate et monotone par des Françaises canon en minijupe. Et où le ton est tel qu’on n’est jamais sûr que le didactisme poussé à l’extrême soit critiqué ou adopté. Les deux en même temps. Vous mélangez Godard avec Gumby et Georges Méliès, et ça vous donne une idée de ce à quoi ressemblent les films de Desoto.”

Josh souriait au groupe de cinéphiles à la fois perplexes et nonchalants, qui le regardaient fixement.

“Desoto était très en avance sur ces techniques, c’est sûr. Y compris sur l’histoire du copyright. Il a réalisé plusieurs films à partir d’autres films et de flashs d’informations. Il en sélectionnait des extraits dont il modifiait la bande-son, puis procédait à leur juxtaposition pour obtenir différents effets. Un farceur, aussi, ce Desoto. Il a également tourné de vrais documentaires, qui n’ont pas eu autant de succès que le reste. Il s’est même débrouillé pour que Jean-Pierre Léaud fasse le narrateur dans l’un d’eux, moitié en français, moitié en un anglais approximatif, avec un accent à couper au couteau.

— On peut les voir sur cassette, ces films ? demanda une fille.

— Non, mais il existe une espèce de groupe de néo-luddites, les Formaphiles.” Quelques personnes hochèrent la tête. “Ils sont branchés à fond sur le formatage rétro. Ils préservent et diffusent les trucs dans leur format original, par exemple des films en huit millimètres, super-huit ou seize millimètres. Vinyles, cassettes audio huit titres, et même disques laser. Tant que c’est obsolète, ils prennent. Pas de remastérisation numérique ou de transfert vidéo. On peut aussi leur acheter des projecteurs. En tout cas, ils vendent surtout des trucs piratés, alors c’est à moitié illégal. Tous les films de Desoto sont vendus comme ça.

— Du coup, l’artiste ne touche pas d’argent ? demanda Miranda.

— Eh bien, il se trouve que Desoto a été impliqué dans une affaire de terrorisme, des attentats à la bombe ciblant des fabricants d’armes, je crois, vers la fin de la guerre du Viêtnam, et qu’il est parti en cavale. Aujourd’hui encore, c’est un fugitif. Donc il lui est impossible de toucher de l’argent.”

Nash jeta un œil à Josh, puis leva la main droite, index et majeur levés. Geste effectué à contrecœur. Josh lui fit un signe de tête.

“Et comment as-tu trouvé ce groupe de pirates néo-luddites ?

— Grâce à leur site Internet, répondit Josh en lui adressant un grand sourire.

— Évidemment, sur leur site néo-luddite.

— Il en existe effectivement un assez grand nombre. Finalement, ils ne sont pas aussi opposés que ça à la technologie. Ils la fétichisent, d’une certaine façon. Quand on y pense.

— Les Formaphiles, hein ?

— Desoto était un génie.”

Nash haussa les épaules.

“Moi j’ai plutôt l’impression qu’ils prisent tout ce qui est obscur et difficile à se procurer.
Obscuristas.
Ça me paraît élitiste.”

Une fois la réunion finie et tout le monde parti, Miranda réapparut : soit elle n’était pas partie du tout soit elle était revenue. Nash faisait l’inventaire. Cela impliquait un bloc-notes et une liste complète des titres figurant en rayon. Mais cela signifiait aussi compter tous les livres en stock dans les cartons. Ainsi que remettre à leur place les ouvrages que les ados avaient mal rangés. Il s’y attelait une fois par mois et y passait la nuit. D’habitude, il aimait bien ça : se concentrer sans penser. Mettre de l’ordre. Il écoutait sa musique : ce soir, Thelonious Monk. Miranda le regarda travailler jusqu’à ce qu’il s’interrompe enfin.

“Ça m’a manqué de ne pas te voir dans le coin, dit-il.

— Je suis allée à New York. D’ailleurs, je vais emménager là-bas.

— C’est ce que j’ai entendu dire. Super. C’est super.”

Ils se firent un signe de tête mutuel. Coleman Hawkins jouait au saxo la dernière mesure de “Ruby, My Dear”.

“Je peux t’aider ?”

Nash secoua la tête.

“Je peux rester là un moment ?

— Bien sûr.”

Elle le regarda écrire sur son bloc. Au bout d’environ dix minutes, elle sortit un joint et l’alluma.

“Tu fumes dans le magasin ?”

Elle se contenta de rire et inspira, retenant la fumée dans ses poumons. Elle lui tendit la cigarette. Il s’avança pour la lui prendre.

“Tu te ronges toujours les ongles”, remarqua-t-il.

Il prit une bouffée. Elle s’assit par terre en tailleur.

“Je devrais mettre cet affreux vernis à ongles, le truc qui a un goût horrible, histoire d’arrêter de les manger.”

Elle l’attira à côté d’elle. Il s’assit puis inspira une autre bouffée.

Sous l’effet du hasch, la musique se répandait et s’approfondissait autour d’eux. Avec une intensité que Nash trouvait presque insupportable. Cette musique n’était pas destinée à servir de fond sonore.

“Il y a quelque chose qui ne va pas ?” demanda-t-elle.

Il lui tendit ce qu’il restait du joint.

“Je vais emménager avec ce type, Josh. Il allait au même lycée que moi, tu sais.

— Je ne suis pas...

— Je n’insinue pas que c’est notre relation à Josh et à moi qui te dérange, je voulais juste dire qu’il y a truc qui semble te perturber...

— Je ne savais pas que vous étiez allés au lycée ensemble.

—... Et après j’ai ajouté ça à propos de Josh et de moi parce que ça m’est passé par la tête.”

Un long silence saturé de notes de piano s’installa entre eux. Nash eut un rire nerveux. Puis il se leva.

“Il faut que je finisse l’inventaire. Malheureusement, ma concentration est tellement fragile que je suis incapable de parler et de compter en même temps. En plus avec le hasch, je risque de baver partout sur les livres.”

Miranda hocha la tête, mais n’esquissa pas le moindre geste pour partir.

“Et il faut que ce groupe de cinéma merdique, méta-provo, se barre, lança-t-il en s’adressant avant tout à lui-même et à son bloc-notes.

— Je croyais que c’étaient des ecto-provos.

— Ça ne veut rien dire, tu en as conscience, non ? N’empêche, ce nom, c’est sûrement ce qu’il y a de mieux chez eux.

— Tu ne l’aimes pas, Josh, hein ?

— C’est un garçon très intelligent. Légèrement trop imbu de sa sensibilité calibrée à la perfection, peut-être, sensibilité qui, si ça se trouve, n’est contrariante que pour la beauté du geste ; et il est assurément plus cynique qu’il ne devrait se le permettre. Mais, l’un dans l’autre, c’est un gosse brillant.

— Tu ne l’aimes pas.”

Nash lui sourit tout en notant quelque chose sur son bloc.

“On part à New York pour un projet sur lequel travaille Josh. Top secret. Je pense que ça va être cool.”

Elle s’apprêtait à en dire plus, mais Nash se mettant à faire ses comptes en silence, elle s’interrompit.

“Non je ne l’aime pas”, répondit-il, mais elle ne l’entendit probablement pas, car elle avait déjà passé la porte. Une fois qu’il eut réalisé le départ de Miranda, Nash s’assit un moment. Il s’allongea sur le banc près des étagères. Puis ferma les yeux et écouta la musique.

SEPTIÈME PARTIE
 
1982-1999
LES RÈGLES DE L’ENGAGEMENT
 

CE N’ÉTAIT PAS
qu’elle n’aimât plus Augie. L’affection qu’elle éprouvait pour lui grandissait. Ce n’était pas qu’elle lui trouvât des côtés repoussants. En toute honnêteté, elle aimait l’observer depuis l’autre bout de la salle lorsqu’il allait se rechercher une bière au bar. Il était agréable à regarder avec ses airs d’ours gentil. De beaux muscles enrobés d’un peu de graisse sans conséquence. Rien de saillant, rien de tranchant. Mais, quoi qu’il en fût, l’excitation initiale que lui procurait l’idée de coucher avec lui avait disparu sans crier gare. Ni déclin, ni décrue. Elle avait simplement complètement disparu.

Louise aimait bien Augie : ses cheveux, ses grands yeux, ses mains de travailleur, son visage franc. Elle trouvait qu’il sentait bon — si, si, vraiment. Il avait parfois mauvaise haleine, mais pas trop souvent. Il ne s’agissait pas de ça. Il n’y avait rien en particulier chez lui qui lui déplût ou la dégoûtât. Aucun problème dans leur relation, qui était même agréable. Alors pourquoi ne ressentait-elle tout à coup plus de désir pour lui ? Lui la désirait encore. Il avait soif de sexe et elle s’efforçait de le satisfaire autant qu’elle pouvait. Mais parfois, il prenait tellement son temps que sa générosité s’érodait. Elle se surprenait à penser : Allez, vas-y ! Alors il jouissait presque, mais pas complètement. Il voulait changer de position. Et le problème c’était que Louise savait qu’elle ne trahirait jamais l’impatience qui était la sienne. Elle ne dirait pas : “dépêche-toi” parce que cela n’aurait servi à rien. Non, le mieux était encore de feindre l’enthousiasme, de simuler l’excitation et la ferveur autant que faire se pouvait afin d’amener son désir à son point culminant et qu’il jouisse. Mais il fallait jouer fin : si elle se montrait trop enthousiaste, il se pouvait qu’il s’efforce de se retenir plus longtemps, de prolonger le plaisir qu’elle prenait. Souvent, elle lui léchait furtivement l’oreille, ou bien, à un moment crucial, lui murmurait un cliché d’une voix étouffée. Elle savait lui caresser le dos sans trop le déconcentrer. Non pas qu’elle n’aimât pas le sentir en elle, mais toute cette ruse et tout cet effort requis, c’était rude. Après leurs ébats, il se détendait et la regardait, en adoration. Faites qu’il ne se rende compte de rien ! Elle était honteuse et terrifiée à l’idée qu’il eût des soupçons. Mais peut-être qu’il ne se doutait de rien. Elle était passée maîtresse dans l’art de l’exciter, et dans les micro-modulations qui entretenaient son désir. Elle se concentrait, c’est vrai, seulement ce n’était pas pour les raisons qu’il pensait.

Other books

Delhi by Elizabeth Chatterjee
Crossing Hathaway by Jocelyn Adams
To the Sea (Follow your Bliss) by Deirdre Riordan Hall
One for Kami by Wilson, Charlene A.
The Reader by Bernhard Schlink
Wonders of the Invisible World by Patricia A. McKillip
Dormir al sol by Adolfo Bioy Casares
Highland Surrender by Halliday, Dawn