Eat the Document (2 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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Ils avaient utilisé ces pseudonymes exclusivement dans les communiqués de presse et au téléphone. Aujourd’hui, elle en choisissait un nouveau, son opposé — discret, pudique, timide —, mais elle le choisissait vraiment.

Le lendemain matin (était-ce le matin ?), après s’être réveillée d’un très bref sommeil, elle s’assit sur la seule chaise de la chambre, une espèce de siège en plastique moulé jaune moutarde posé à côté du lit de motel, avec pour seule occupation celle de s’ingénier à intégrer sa nouvelle vie pendant les temps morts qui séparaient douches et sommeil. Elle ne pourrait pas partir avant d’y être parvenue. Elle écrivit tout sur un bout de papier arraché au carnet à spirale. Âge : vingt-deux ans. Lieu de naissance : Hawthorne, Californie. Prénom : Caroline. Hawthorne c’était une ville de banlieue californienne, une de plus, qui, à coup sûr, avait plus de points communs que de différences avec toutes les autres ; cela conviendrait donc parfaitement, même si son groupe préféré venait aussi de là-bas. Quant à Caroline, c’est un joli prénom féminin, qui se trouve être aussi celui de la fille dans une de ses chansons préférées. (OK, inutile de faire de l’esprit autour de son identité, de la codifier ou de la rendre cohérente de quelque manière que ce fût, sauf si ça l’aidait à s’en souvenir. Mais, comme l’en avait prévenue Bobby, si elle est lisible pour toi, tu te trahis. Cependant,
tout
est signifiant. Peu importe le degré d’hermétisme et d’abstraction, le sens est toujours là, non ? À moins, bien sûr, que quelque part elle ne voulut, subrepticement, que son identité fût lisible et cohérente. À moins, bien sûr, qu’elle ne voulut que quelqu’un, à un moment donné, la déchiffrât.)

Caroline. Caroline Sherman. D’accord ?

Cette première nuit-là, Caroline ignorait où Bobby était allé. Et quand elle le reverrait. Elle n’avait pensé qu’à traverser les frontières, le plus vite possible. Cela fait, elle avait alors pu s’arrêter, anonyme au cœur de la vaste étendue d’États entre les deux côtes, et se terrer dans une chambre de motel pour composer sa nouvelle vie. D’un commun accord, ils avaient choisi pour elle l’Oregon comme destination finale, car elle voulait retourner sur la côte ouest. Bobby avait dit qu’il finirait par la contacter. Va à Eugene lui avait-il recommandé, quand et si les choses se tassent, je te ferai signe. Je te trouverai. Sinon ils avaient établi un plan infaillible pour se retrouver à un endroit précis à la fin de l’année suivante. Mais ils se verraient sûrement d’ici là. Il lui ferait signe quand et si les choses se tassaient.

Si,
avait-il précisé.

Lors des toutes premières nuits, elle s’endormait en mémorisant les “éléments” de sa nouvelle identité. Pendant un temps, il allait lui être difficile de ne pas être troublée et embarrassée même lors des échanges les plus banals. Vous buvez du café ? Il lui faudrait alors réfléchir : Eh bien, j’en ai toujours bu, mais bon, en fait, peut-être que non. Et elle répondrait : “Non, je n’en prends jamais.” Et cette deuxième étape consistant à comparer le présent au passé la maintiendrait dans un perpétuel état réactif. Jusqu’à ce que ça s’arrête, plus tard, lentement — mais cela elle ne le savait pas encore, elle ne pouvait même pas l’imaginer. Pourtant le jour viendrait où elle aurait si longtemps vécu sa nouvelle vie que se représenter l’ancienne ferait l’effet d’un rêve, d’un acte d’imagination. Elle finirait presque par avoir l’impression que celle-ci n’avait jamais existé. Voilà la façon dont les choses étaient censées se dérouler. Un secret si longtemps gardé que même toi tu ne crois plus que ce n’est pas vraiment toi. Mais à ce moment-là, elle ne se doutait pas que cela durerait indéfiniment. Qu’elle se rendrait compte que son identité tenait davantage de l’habitude et de la volonté que d’éléments plus intrinsèques.

Elle avait toutes ses affaires. Elle les sortit une par une d’un sac à dos marron et les déposa sur la courtepointe. Teinture blonde pour les cheveux. Osez le Cendré de L’Oréal. Ciseaux. Flouse. Environ quatre cents dollars, le tout en coupures de vingt. C’était toute sa vie, la somme de ses vingt-deux ans passés et le chemin vers son avenir. Un carnet à spirale, des cheveux blonds, des ciseaux, une poignée de billets, un jean, un pull noir, un T-shirt trop grand, un peignoir et un chemisier bleu. Trois ensembles de sous-vêtements, trois paires de chaussettes, une paire de sabots marron. Des boucles d’oreilles anciennes en argent que Bobby lui avait offertes à l’occasion du premier anniversaire de leur rencontre. Elles avaient appartenu à sa grand-mère. Une montre que ses parents lui avaient donnée pour son bac : une Timex à quartz, un modèle sport pour femme avec un bracelet en tissu kaki. Il aurait mieux valu qu’elle s’en débarrasse, mais elle n’y arrivait pas. Déjà, elle avait jeté son répertoire : la nuit précédente, après avoir arraché son nom de la couverture elle avait enfoui le calepin aussi profondément que possible dans les grosses poubelles à l’extérieur de la gare, glissant plusieurs pages à travers chaque couvercle à bascule, aussi discrètement que son état le lui permettait. Juste avant cet épisode, debout dans les toilettes pour femmes, nauséeuse, elle avait lu une dernière fois les adresses et les numéros de téléphone de ses parents et de ses quelques amis. De toute façon, elle connaissait par cœur tout ce dont elle avait besoin, et c’était encore le cas aujourd’hui. Ce fut la première fois que cette expression,
par cœur,
avait signifié quelque chose. Mémoire, mémoriser, non pas de façon intellectuelle ni sur le bout des doigts, mais par cœur.

Au début, quand Bobby et Mary avaient discuté du jour où ils devraient peut-être partir en cavale, cela avait paru excitant, en fait. Elle le reconnaissait volontiers. En cas d’urgence, voilà comment tu dois procéder. L’échappatoire. Change de nom, de couleur de cheveux, de vêtements. De numéro de Sécu. Rappelle-toi que les premiers chiffres doivent correspondre au lieu dont tu dis être originaire. Ne compte pas sur la chance. Sur la malchance, oui. Il lui avait tout fait répéter. À l’époque, elle ne comprenait pas vraiment que si cela arrivait (et pourtant ils savaient que ce serait le cas, non ?), si tout se passait bien, comme prévu dans le plan, ce serait dans le silence et l’isolement. Ni vu ni connu. Elle se retrouverait seule quelque part dans une chambre anonyme ayant comme décor une courtepointe trouée, en chenille, face à la reproduction d’une aquarelle représentant un paysage dans les mêmes tons moutarde et vert présents partout dans la pièce, et, avec pour seul rappel du monde extérieur, une télé posée sur un plateau tournant déglingué.

Passé la deuxième nuit, elle s’était forgé sa nouvelle identité. Après elle devait déterminer la suite des opérations : pas seulement comment éviter d’être repérée, mais comment survivre, subvenir à ses besoins aussi longtemps que cela durerait. (À l’époque, elle ne cernait pas ce que “cela” représentait vraiment. Elle se projetait quelques mois dans l’avenir puis s’arrêtait.) Caroline,
alias
Freya,
alias
Mary, ne comptait pas sur la chance, toutefois elle répertoriait ses avantages. Deux au total : un, elle était une femme. Deux, elle était quelconque.

Ni moche, ni jolie. Seulement ce mot démodé : quelconque. Dès lors qu’elle quittait la pièce ou qu’on essayait de la décrire à d’autres, voire à soi-même, les adjectifs se trouvaient limités — pas difficiles à trouver, mais tout juste dignes de l’effort requis. Mince, oui ; soignée, oui ; des cheveux bien plus châtains que roux, ce qui les rendait également difficiles à décrire, pas tant à la fois ceci et cela qu’à peine ceci et cela ; des yeux bleu clair craintifs et un corps blanc et rose. Son teint, évoquant la peau d’un fruit, estompait la séparation entre les lèvres et le visage, et ses sourcils pâles se confondaient avec un front de couleur presque identique. Une fois, Bobby l’avait comparée à une héroïne de roman du XIX
e
siècle. Pour elle, cela évoquait des traits maladifs, fades, qui fleuraient les vertus mesquines et collet monté.

“Mais non, avait ri Bobby. À cette époque, on aurait parlé d’une noble physionomie.

— C’est ça, oui.

— D’une contenance charmante.

— Ce qui veut dire ?

— Euh... un bon caractère ?”

Il avait ri et essayé de l’embrasser.

“Comme c’est mignon.”

Elle s’était dégagée, l’air désapprobateur. Il la tenait par le bras. Elle l’avait repoussé.

“Non, écoute.”

Elle ne le regardait pas, les yeux baissés au sol, les lèvres pincées.

“Tu as tant de charme, avait-il poursuivi, la voix alors plus douce. C’est vrai que ça ne saute pas aux yeux, il s’agit d’une beauté subtile, mais tout à fait irrésistible, je t’assure.”

Elle s’était un peu tournée vers lui. Il la regardait si intensément qu’elle avait de nouveau baissé la tête. S’était sentie rougir.

“Il émane de toi une espèce de — je ne sais pas vraiment comment l’expliquer — ce qu’on pourrait appeler une attraction sous-jacente, si tu vois ce que je veux dire. Plus je suis avec toi, plus j’ai envie de le rester. Te quitter semble plus difficile de jour en jour. Rien à voir avec l’enchantement, la séduction ou quoi que ce soit d’aussi futile. C’est plus comme si j’étais captif. C’est puissant, perturbant et cela ne fait qu’empirer au fil du temps.”

Elle n’entendait pas ce qu’il disait. Tout ce qu’elle avait compris, c’est que celui qu’elle aimait la trouvait quelconque.

Mais, en tant que Caroline, elle pouvait assembler ces deux faits irréfutables : quelconque et femme. Cela lui permettrait d’emménager ailleurs, de se rendre à l’épicerie ou de postuler pour un emploi sans que les gens se sentent menacés ou attirés. Elle savait qu’elle pouvait se déplacer sans se faire remarquer. Elle-même ne parvenait pas à se rappeler son propre visage si elle ne se regardait pas dans la glace. Cette invisibilité confuse qui l’avait fait souffrir toute sa vie devenait à présent un atout, son anonymat un attribut salvateur. Son statut de fugitive fournissait enfin à ses traits un contexte parfait. Insignifiante par nature, elle était née pour la fuite. (Ce qui expliquait aussi en partie pourquoi, pour commencer, elle s’était retrouvée dans cette situation : marcher lentement, un petit sourire aux lèvres, en serrant un banal sac à main, un paquet, ou une valise. Qui se soucierait d’arrêter une personne pareille ?)

Mais Caroline bénéficiait de bien d’autres avantages. Elle savait cuisiner. Elle avait passé son enfance à travailler dans le restaurant de son père. Elle pouvait entrer dans une cuisine pourvue d’un garde-manger presque vide et confectionner chilis, pâtes et ragoûts. Ce qui la rendait hautement employable. Les restaurants embauchaient des sans-papiers. Pas besoin de numéro de Sécu en règle. Ni de références. Personne ne se douterait que cette femme fade et pâle fût autre chose qu’inoffensive et ordinaire. Parce que, malgré les circonstances qui l’avaient amenée ici, elle-même se savait inoffensive et ordinaire, au bout du compte.

Passé le troisième soir dans le motel, elle ne se sentait plus aussi terrorisée. Un vertige de confiance la saisit même pendant une heure ou deux. Elle était presque prête. Presque.

Elle s’imaginait que, dans les années à venir, elle aurait le temps de repenser à la suite d’événements qui avait mené à celui qui avait inévitablement conduit à cette chambre de motel. Voilà l’impression qu’elle avait : une histoire filante, la culbute de la dialectique plutôt que le pas ferme de la volonté. Le poids de siècles d’histoire contrebalancé par quoi, l’action d’une seule personne ? Au stade même de la planification, ils avaient su où tout cela mènerait. Les contingences ne sont jamais vraiment des contingences, mais des projets. Les probabilités deviennent certitudes. Elle savait qu’elle ressasserait comment elle en était venue à se mêler à des groupuscules, à des stratégies et à des gens qui croyaient en l’inévitable et en l’absolu. Un jour, elle expliquerait ses intentions à quelqu’un, au moins à elle-même. Et l’événement, auquel elle ne parvenait pas à réfléchir, pas encore, l’événement qu’elle était même incapable de nommer, en pensée elle l’appelait
alors,
ou
la chose,
ou
cela.
Mais dans les années à venir, elle y songerait sûrement, encore et encore, en particulier à cette partie de l’histoire où Mary était devenue Freya, qui était devenue Caroline.

Quoi d’autre ?

Elle se brossa les dents. Mangea encore un peu de beurre de cacahuète et de pain. Elle avait envie d’un joint, mais se décida pour une bière achetée au magasin d’en face dans la rue. L’après-midi du troisième jour, elle fit une brève sortie, portant de grandes lunettes de soleil et une écharpe. Elle tremblait dans la fluorescence de l’épicerie et se dépêcha de prendre jus de fruits, bière et journal. Le
Lincoln Journal Star.
En première page, dans le coin en bas à gauche, une photo de Bobby Desoto. Allez, paie et pars. Elle trébucha en traversant la nationale pour retourner à sa chambre de motel couleur moutarde. Elle lisait tout en marchant.

Elle ouvrit le quotidien à la page du reportage et vacilla sous la déferlante de peur qui la frappait de nouveau. Elle se mit à pleurer, des sanglots bruyants entrecoupés de hoquets, tandis qu’elle fermait la porte derrière elle, les yeux rivés sur les caractères d’imprimerie. Elle apprit que le groupe avait été identifié, bien qu’un seul membre eût été arrêté : Tamsin. La plus jeune et la plus faible. C’est elle qui avait dû leur fournir les noms, tout comme Bobby avait eu l’intuition qu’elle le ferait. (Par-derrière, il l’appelait CRA : Craquage Assuré.) Cependant, Tamsin ne connaissait pas vraiment les détails des différents projets de planque. Les autorités menaient l’enquête, mais n’avaient guère de piste. Toutefois, plus question d’entrer bientôt en contact avec Bobby. Mary savait bien que ce serait probablement le cas, mais n’en pleura pas moins.

Elle but trois bières d’affilée en regardant des séries télé qui mettaient en scène des gens ordinaires. Son nez coulait, elle reniflait. Se repassait en boucle les événements. Avait-elle déjà commis des erreurs ?

Sa chambre de motel se trouvait juste à côté de la gare, au sud de Lincoln dans le Nebraska, autant dire au fin fond du pays. Alors qu’elle regardait
L’Homme de fer,
zappait sur
Owen Marshall : avocat,
puis sur une pub pour de la colle à dentier, elle se demandait combien de fugitifs étaient en train de se diriger vers le fin fond du pays avant d’y faire halte pour décider du prochain lieu où se rendre. Cet endroit était peut-être le QG des gens en cavale, un aimant.

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