Eat the Document (3 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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PoliGrip. Mange comme un homme.

Appareil photo Polaroid. Land Caméra, SX-70.

Devenez inséparables.

D-Con. Spray anti-moustique pour maison
et jardin.
 

Elle se demandait si chacune de ses idées allait être prévisible, identique à ce que pensent toujours les gens dans ce genre de circonstances, et si elle allait se trahir sans même s’en rendre compte. En réalité, elle doutait que quelqu’un d’autre adoptât sa stratégie du Nebraska. La logique voudrait que l’on tentât de traverser la frontière pour aller au Canada ou au Mexique. La plupart partiraient vers les pays frontaliers. Voilà ce vers quoi ils tendraient.

Quoi d’autre ?

Elle, Caroline, n’avait ni frère ni sœur et ses parents étaient morts des années auparavant dans un accident de voiture. L’écrire la rendait superstitieuse. Comme si ces mots allaient en quelque sorte jeter un sort à ses pauvres parents ou détruire sa sœur cadette.

Durant les premières années, Caroline n’avait pu s’empêcher d’appeler sa mère de temps en temps. Elle savait que c’était dangereux. Qu’il s’agissait d’un risque aussi énorme que stupide. Elle savait que le FBI, le COINTELPRO — chargé de l’espionnage —, la police, tous s’y attendaient et avaient mis sur écoute le téléphone de ses proches et de son réseau d’amis. S’il y avait bien quelque chose dont Bobby lui avait rebattu les oreilles, c’étaient les conséquences de l’implication d’autres personnes. Tous ceux à qui elle disait la vérité pouvaient être inculpés pour recel de malfaiteur. Aucun contact d’aucune sorte ne devait avoir lieu. Elle espérait seulement qu’au fond sa famille comprenait cela. Qu’elle assurait la protection des siens. Aussi souvent que possible, Caroline se persuadait de ne pas les contacter, mais elle finissait toujours par appeler, depuis une cabine. Elle attendait que son père ou sa mère décroche le téléphone. Elle ne disait rien. Elle écoutait la voix de sa mère dire allô, puis, agacée, répéter ce mot,
allô,
de façon pressante. Après quoi Caroline raccrochait et se mettait à pleurer. Ou plutôt continuait à pleurer puisque les larmes coulaient déjà quand du doigt elle avait fait tourner le cadran du téléphone. Elle tenait aussi longtemps qu’elle pouvait puis appelait de nouveau en se jurant que c’était la dernière fois, jusqu’à ce qu’après quelques mois elle ne pût s’empêcher de recommencer.

Et ensuite ?

Invente un numéro de Sécu californien, commence par 568 ou 546. Les deux chiffres suivants correspondent à ton âge. Toujours des chiffres pairs.

Elle retira la serviette de ses cheveux mouillés. Puis ouvrit la minuscule fenêtre givrée de la salle de bains pour évacuer la vapeur d’air chaud. Elle se servit de la serviette pour essuyer le miroir. Durant ces quelques instants de netteté, elle aperçut sa chevelure désormais blonde. Jaune jonquille, pas le blond cendré promis sur l’emballage. La femme sophistiquée, libérée, coiffée raie sur le côté sur la boîte L’Oréal. Issue de la série des Blondes Champagne. Franchement ! Mais peu importait. Jamais ses cheveux blonds ne la feraient se sentir libérée, qu’ils fussent jaune d’œuf ou jaune pâle, genre barbe de céréales au début de l’été. Elle ne ressentait aucun soulagement d’avoir changé de look ou de ne plus devoir être la femme qu’elle était. Seulement une peur indistincte, davantage liée au sentiment d’une perte qu’à la crainte de l’arrestation. Que découvre-t-on lorsqu’on supprime toutes les variables ? Que l’on est la somme de ses expériences et de ses mensurations ? Que l’on est soi, peu importe son nom ou que les gens attendent des choses différentes de vous ? Elle voulait ressentir la joie de n’avoir personne pour l’exhorter à faire un troisième cycle, à se marier, ou même à tout abandonner pour le mouvement. Devenir n’importe qui est une renaissance, pas vrai ? Mais elle ne pouvait pas être n’importe qui, elle était — devait être — n’importe qui sauf qui elle était. En cavale comme en lieu sûr. Elle regarda son reflet et vit la même femme, seule et insignifiante, qu’elle avait été sa vie durant, avec encore moins de chances que jamais de se sentir chez elle quelque part. Et puis ses cheveux colorés rendaient son teint plus terreux. Elle n’avait pas l’air monochrome, mais infra chrome. La pâle esquisse d’une personne.

La toute dernière fois qu’elle avait téléphoné chez elle, ça avait été à l’occasion de l’anniversaire de sa mère, le 9 mars 1975. Vingt-neuf mois, trois semaines et deux jours après sa fuite. Elle avait appelé, sa mère avait répondu. Elle l’avait écoutée dire : Allô ? et attendu, sans raccrocher, parce qu’elle ne pouvait pas, pas tout de suite, puis d’une petite voix plaintive sa mère avait demandé : “Mary, c’est toi ? Mary ?” Elle avait alors aussitôt appuyé sur le bouton pour couper la communication, l’oreille toujours collée au combiné. Haletante, elle avait senti son cœur lui tomber dans l’estomac et ses genoux littéralement céder lorsqu’elle avait entendu sa mère prononcer ce nom. Son nom. Elle s’était appuyée contre la cabine, la gorge serrée, et avait eu un haut-le-cœur tandis que de la bile au goût de café lui remontait dans la bouche. C’est alors qu’elle avait compris qu’elle ne pourrait plus jamais appeler. Jamais plus, plus jamais, jamais.

*
 

Elle écrivit tout, une fois, une seule, sur le bout de papier arraché au carnet à spirale. Son nom, son histoire, les membres de sa famille. Où Caroline Sherman avait passé chaque année de ses vingt-deux ans. Cela fait, elle déchira la feuille en morceaux au-dessus de la corbeille. Puis elle les en retira et les brûla un par un dans le cendrier en verre jaune. Tout était mémorisé. Elle avait déjà tous les détails en tête, à défaut de les avoir là, dans le cœur.

DEUXIÈME PARTIE
 
Été 1998
JOURNAL DE JASON
 

ELLE, MA MÈRE
, est apparemment passée devant la porte ouverte de ma chambre alors que je beuglais “Our Prayer”. Je venais juste de mettre la main sur les trois CD piratés de l’album
Smile
des Beach Boys — le style de truc illégal où il y a genre dix versions de la même chanson à la suite, vous voyez ? En général, il ne s’agit que d’une alternance d’enregistrements qui se distinguent à peine les uns des autres. Tiens, par exemple, sur celui-ci Brian arrête de chanter deux mesures avant la fin. Ou bien les accords s’embrouillent légèrement. Ou encore quelqu’un dit au début : “Un, deux, trois, quatre” d’une voix de garçonnet douce et soumise. Il ne s’agit donc pas de versions au sens strict, plutôt d’une série de ratages.

Il existe plein d’autres disques piratés qui contiennent différentes versions reconnues des chansons des Beach Boys : leur divergence réside dans le nombre de couplets ou le chanteur principal. Les accords ou les arrangements. Ou parfois dans les paroles, qui changent complètement. Mais mon coffret piraté spécial bonus de
Smile,
lui, ne propose quasiment qu’une alternance d’enregistrements de la même version. Dix, quinze, vingt, presque tous identiques. Le groupe a déjà réfléchi au cadre général, au rendu exact à l’écoute, les enregistrements, eux, ne servent qu’à trouver la manière d’exécuter le morceau. Maintenant, vous allez me dire : pourquoi s’emmerder à écouter un truc pareil ? Pour être honnête, quand je me suis rendu compte de ce que j’avais acheté (quatre-vingt-dix dollars, rien que ça), au début j’ai été déçu. Mais, et il y a un grand, mais, écouter ces CD a quelque chose d’extraordinaire. On a l’impression d’être dans le studio au moment où les Beach Boys ont fait cet album. On est là quand ils se plantent, en prise avec leur perfectionnisme, avec leur frustration quand ils essaient de transcrire dans le réel les sons qu’ils ont dans la tête. Parfois, ils s’arrêtent net après que quelqu’un a dit : “coupez” parce qu’ils n’étaient pas dedans, que ça ne leur brisait pas assez le cœur, qu’ils n’arrivaient tout simplement pas à trouver le truc. Ou alors il y en a un qui se met à rire, ou bien demande tout d’un coup : “Vous avez entendu ce que je viens de faire, là ?” Résultat, ton obsession atteint un degré supplémentaire : même les détails les plus ésotériques deviennent fascinants. À suivre cette succession de vétilles et de répétitions, on se retrouve complètement ensorcelé. Écouter ce genre de musique en profondeur a un effet hypnotique ; la même chanson dix fois de suite, c’est comme une méditation ou une prière. Il est donc tout à fait approprié d’écouter le titre “Our Prayer” de cette façon-là. C’est la troisième fois que je me passe l’intégrale des enregistrements, j’en suis à peu près au septième, en route vers l’extase : mon désir d’écouter est satisfait, mais pas totalement rassasié, la lassitude ne point pas encore, j’en veux toujours plus, je vis là une expérience exceptionnelle, l’explosion d’accords omniprésents, cinq chants sans paroles, seulement de magnifiques ahhhh célestes, les voix s’élèvent, purs instruments de son. Les Beach Boys au top de leur chœur lysergique, franchement.

Elle, ma mère, elle s’est arrêtée à ma porte, qui, comme je l’ai dit, était ouverte, chose en soi très inhabituelle. Je revenais sûrement de la cuisine ou des toilettes et je n’avais pas encore fermé derrière moi. Peut-être étais-je tellement pris dans cette musique, à ne désirer qu’une chose : revenir près d’elle, que je n’ai même pas fait attention à ce détail. Mais, en fait, je crois que j’avais un sandwich et une canette de soda dans les mains, que je les disposais sur mon bureau et c’est pour cette raison que je n’avais pas encore refermé. J’ai vu ma mère s’appuyer légèrement contre le chambranle. Je me suis dit qu’elle avait peut-être interprété cette porte ouverte comme une invitation. Toutefois, quand j’ai vu un petit sourire s’esquisser sur ses lèvres, et son regard absent, j’ai compris que, si elle se tenait là, c’était pour écouter les Beach Boys.

OK, il était pas loin de vingt heures, et arrivée à ce moment de la soirée — j’ai remarqué ça vraiment chaque fois, sans le vouloir —, elle était un peu pompette. Je le savais parce que de temps en temps je vais regarder la télé dans le salon. Ou bien dîner avec elle dans la salle à manger. Elle se concocte ce mélange où il faut verser environ un tiers de vin blanc puis ajouter de l’eau de Seltz à ras bord. Un spritz, je crois. Le genre de boisson ringarde pour femme au foyer. Elle s’imagine que c’est un apéritif léger, je suppose. Si on veut que cela semble raisonnable, presque médicinal, on peut l’appeler comme ça, c’est sûr. Le hic, c’est qu’elle le finit vite et qu’elle recommence aussitôt le rituel tiers de vin blanc, eau de Seltz. Le hic, c’est qu’elle fait ça jusqu’au coucher. C’est pas que je compte ou que je fasse vraiment attention, mais difficile de ne rien voir quand elle fait ça toute la soirée, tous les soirs. Je ne suis pas en train de critiquer. Elle n’a jamais l’air bourrée : elle ne bafouille pas et ne fait rien tomber. Elle a seulement l’air de plus en plus placide et un peu déprimée au moment d’aller au lit. C’est déjà le genre de personne qui semble en permanence n’être qu’à moitié là. Alors cette habitude ne fait que la rendre de plus en plus absente ou indifférente aux bizarreries et à l’ennui liés à cette maison. Attention, je ne juge pas ma mère, je me contente de décrire son comportement. Je l’observe, point. À mon avis, peut-être que tout ce truc du tiers de vin plus eau de Seltz montre qu’elle refuse de s’avouer à quel point elle boit, mais bon il y a bien un moment où elle va se resservir et où elle se rend compte qu’il ne reste plus que l’équivalent d’un seul tiers de verre dans une bouteille qui était pleine en début de soirée (et attention, parfois on parle en terme de cubi, une bonne grosse bonbonne économique), et elle doit bien réaliser alors qu’elle boit vraiment beaucoup. Mais en même temps, après tous ces spritz, elle doit être suffisamment placide et anesthésiée pour ne pas trop culpabiliser devant ce cubi vide. À ce moment-là, elle est... qui qu’elle soit dans ses pensées intimes et silencieuses, et moi franchement ça m’est égal, tant qu’elle me laisse tranquille, ce qu’elle fait en général.

Bref, à 20 heures elle avait sans aucun doute un petit coup dans le nez, et cette chanson avait attiré son attention alors qu’elle passait dans le couloir. Perdue dans la musique, elle souriait vaguement. Là, debout à écouter, elle avait l’air vraiment jeune et comme à découvert, attitude inhabituelle chez ma mère. D’habitude, elle est réservée, secrète, d’une façon bizarre et lumineuse, au point de vous donner la chair de poule. Comme si elle doutait d’être dans la bonne maison ou dans la bonne vie. Comme si elle était une invitée ici. Elle manque de cette certitude qu’on attend chez un parent, j’imagine. On dirait qu’il lui manque la confiance nécessaire. La chanson s’est terminée, il y a eu quelques secondes de silence, puis “Our Prayer”, enregistrement n° 8, a démarré. Durant la pause elle m’a souri : un sourire dragueur et gauche, désarmant — pas vraiment maternel.

“Super chanson”, a-t-elle dit avant que la musique reprenne et que je baisse le son de mauvaise grâce.

“Une symphonie d’adolescent adressée à Dieu”, ai-je répondu, citant les mots de la pochette, laquelle citait Brian Wilson.

“Oui, c’est vrai, a-t-elle approuvé en hochant la tête, c’est toujours l’impression qu’on a en les écoutant, quand il n’y a pas de paroles. Quand ils utilisent leurs voix comme des instruments. Une forme pure, parfaite.”

Après avoir sorti ce trait d’esprit sur les Beach Boys, elle s’est éloignée pour aller remplir son verre ou quoi. C’est la première fois que je me rappelle avoir pensé : Comment est-ce possible ?

ANTIOLOGIE
 

NASH AVAIT DÉJÀ VÉCU
cette situation — plusieurs fois, même. Il fixa des yeux le gosse et son énorme sac à bandoulière en nylon orné de larges bandes. Nash le reconnut. Davey D., peut-être, s’il se rappelait bien. D. arborait une espèce de coupe de surfeur : cheveux longs mal coupés, décolorés et emmêlés. Il se passait souvent les doigts à travers les nœuds pour les défaire, avant de jeter les petites touffes de cheveux par terre. Et quand il retirait son bonnet, sa chevelure blonde emmêlée se déployait sur son front comme une feuille de palmier. Nash se tenait près de la caisse et observait le garçon glisser un magazine de skate dans son sac. Il s’en serait foutu s’il ne s’était pas agi d’une de ces revues importées du Japon, emballées sous plastique avec un CD joint à l’intérieur et vendues quinze dollars. Davey le mit délicatement dans son sac, après l’avoir fait passer du présentoir à la poche à rabat. Pas l’ombre d’une hésitation. Ni de regard jeté à la ronde.

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