Eat the Document (7 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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Nash hocha la tête.

“Parfois, je ne lis que l’index.

— Très moderne, ça, non ?” remarqua Nash.

À présent, il se rappelait cette sensation d’être espionné quand il était en présence de ce garçon.

“Certains livres de philosophie et de théorie sociale publiés par de petites maisons d’édition indépendantes ont attendu pour avoir des index que quelqu’un, un plumitif universitaire, peut-être, les rajoute plus tard.

— Je n’ai pas toujours envie de lire les essais en suivant leur organisation. J’aime papillonner à la recherche de sujets spécifiques qui m’intéressent. J’aime que les textes soient divisés en chapitres et en parties. J’aime les titres et les subdivisions.

— Ouais.

— Combien ?

— Cinquante centimes.”

Ce prix fit sourire Josh, puis il sortit de la poche intérieure de son imperméable un portefeuille en cuir de vachette. Il prit un dollar, qu’il posa sur la table, devant Nash.

“Vous ne devriez pas vendre à moins d’un dollar. Cela dévalue les choses, dit le garçon sans regarder Nash, et en reniflant la couverture du livre. Les gens ne respecteront rien s’ils pensent que vous faites cadeau de vos produits.

— C’est complètement faux. Tu ne sais pas de quoi tu parles.”

Josh le regardait, la bouche à présent entrouverte. Il tenait toujours le livre.

“Enfin... ajouta Nash d’une voix adoucie, je refuse d’accepter ça.”

Josh s’appuya sur la table de façon à rapprocher son visage de celui de son interlocuteur.

“Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté ? demanda-t-il à voix basse. Je suis sûr que vous avez vu ce qu’il a fait.”

Nash examina soigneusement l’avant-dernier livre de sa pile.

“Ce gosse a fauché un magazine. Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté ?”

Nash inscrivit un prix à l’intérieur du volume puis en prit note sur la liste accrochée à son bloc-notes.

“Au fait, il est très moisi, tu sais”, dit-il en pointant son stylo sur le livre que Josh tenait toujours.

“Vous l’avez vu. Voler. Je le sais.”

Nash repoussa le dollar vers le garçon.

“Le truc, c’est que je ne peux pas te vendre un livre moisi. Ce ne serait pas juste. Je te l’offre.” Josh ne bougea pas.

“Vas-y, prends-le. Il est à toi.”

NEPENTHEX
 

HENRY QUINN
portait son bleu de travail de mécanicien. À 1 h 45 du matin il traversa rapidement un parking le long de la Troisième Avenue. Le silence régnait dans les rues, mais pas l’obscurité. Cela ne l’inquiétait pas. Après avoir passé plusieurs nuits au même endroit et à la même heure, il savait que très peu de gens passaient par là. Et qu’il y avait très peu de circulation. La seule fois où il avait vu une voiture de police dans le coin, il était 2 h 30, et encore, elle ne faisait que poursuivre quelqu’un.

C’était une nuit fraîche de début d’été, mais Henry transpirait déjà dans son bleu de travail. Il retira le bonnet noir qu’il avait sur la tête et le mit dans sa poche. Il avait toujours le crâne bien rasé, et, lorsqu’il leva les yeux vers le mur latéral de l’immeuble, de gros plis se formèrent sur sa peau, là où son crâne se tassait sur sa nuque. Une douleur fulgurante lui irradia l’épaule. Il ne se rappelait plus l’époque où ni son cou ni son dos ne le faisaient souffrir. Il aurait voulu boire un verre et s’allonger sur son lit avec l’oreiller à la forme étrange adaptée à la nuque, et le coussin chauffant. Il bifurqua dans la rue latérale perpendiculaire à l’avenue, et qui, en pente raide, donnait accès à une série de ruelles menant à Elliott Bay. Henry sentait l’éternelle odeur d’humidité nocturne provenant de Puget Sound, derrière les immeubles au pied de la colline. La rue était en grande partie éclairée par le panneau publicitaire lumineux fixé au côté en brique du bâtiment, qui donnait sur la rue latérale. Sur la façade en vinyle du panneau, de gigantesques lettres sans empattement formaient les mots
Resistil
et
Tolerax.
Au-dessous, on lisait la légende suivante :

Le meilleur de la psychopharmacologie
dans le nouveau système du Nepenthex :
grâce à lui vous viendrez à bout
de vos nuits blanches et de vos journées noires
 

Henry ne pouvait s’empêcher d’entendre les voix doucereuses des publicités télévisées pour ces deux médicaments, la voix masculine disant : “nuits blanches” et la voix féminine, couvrant légèrement l’autre : “journées noires”. Sous les lettres, deux pilules rondes se chevauchaient sur un fond de clair-obscur rose et lumineux, le tout rougeoyant en trois dimensions virtuelles sous la lumière du projecteur. Au-dessous encore, en plus petits caractères, on lisait :

Consultez votre médecin pour savoir si le système Nepenthex associant Resistil et Tolerax
est adapté à votre cas
 

Henry resta un moment le regard fixe, incapable de s’arrêter de lire le panneau ni d’entendre la voix mielleuse de la femme de la pub télévisée. Debout, en nage, il attendait. À 2 heures précises, les lumières de l’enseigne s’éteignirent. Henry essaya de prendre une dernière grande inspiration, mais c’était déjà difficile, puis il s’éloigna du panneau pour atteindre un escalier de secours qui menait au toit. Il attacha une corde à l’une des barres en métal qui maintenaient l’enseigne fixée au mur. Contrairement à la plupart des panneaux publicitaires, celui-ci n’avait pas d’échelle sur le côté. Henry s’attacha à la corde avec un mousqueton qu’il fixa à un solide baudrier en nylon. Tirant sur le mousqueton, il marcha jusqu’à l’angle de l’immeuble. Là, il laissa pendre la corde jusqu’en bas de la façade du panneau. De près, il voyait qu’il s’agissait d’un épais revêtement en vinyle. Il sortit un grand cutter, s’allongea sur le ventre, puis planta son couteau dans le coin de l’affiche, en exerçant une pression jusqu’à ce que la lame perce la surface. Il déplaça malaisément le manche vers la droite, découpant toute la partie supérieure du panneau. Une poussière blanche volatile à l’odeur de plastique neuf sortait par bouffées du vinyle découpé et se répandait autour de son visage. Il sentait ses poumons se fermer quand il inspirait. Il se débattit avec la fermeture Éclair de son bleu de travail et récupéra son inhalateur juste à temps pour ne pas s’évanouir. La bouche sur l’embout, il inspira, allongé sur le toit, les yeux rivés sur le ciel nocturne. Il sentait les embruns froids et humides du Puget Sound l’asperger légèrement. De l’endroit où il se trouvait, il voyait l’eau bleu-noir. Il aurait voulu rentrer chez lui, prendre un cachet et s’endormir. Cependant, il plongea de nouveau la main dans son bleu de travail et en ressortit un bandana pour se couvrir la bouche et les narines. Très lentement, il reprit son travail de découpe.

Il avait réfléchi à toutes les possibilités — et en particulier à l’idée qu’il ne devrait pas enlever le vinyle du mur, mais plutôt y ajouter quelque chose. Une riposte caustique à cette publicité. Il en avait vu d’autres le faire. Le panneau Gap Kids au bord de l’autoroute. La photo était celle d’une belle fillette asiatique qui portait un chapeau en velours côtelé rose. On lisait ces simples mots : “Gap Kids.” Mais quelqu’un, ou un collectif, avait collé dessous, en utilisant exactement la même police de caractères :

fait pour les gosses, par des gosses
 

Henry reconnaissait que c’était malin. Vachement malin. Mais, pour lui, ce genre d’ajout n’était rien d’autre qu’une blague, une façon de frimer en montrant que l’on maîtrisait la technologie pour imiter la police de caractères. Et qu’on avait suffisamment d’esprit pour détourner l’objectif des publicitaires. Qu’on pouvait pirater leur affiche grâce au maniement habile du langage commercial et de la technologie. Autant laisser ça aux gosses accros à la pub. Ce geste ne contribuait-il pas au cloaque de la confusion générale ? Et puis était-ce seulement vrai, cette histoire de travail des enfants ? Admettons.

Après avoir fini de découper le dessus, Henry se servit de la corde pour descendre doucement en rappel contre le panneau, tout en tailladant le vinyle.

Au fur et à mesure qu’il coupait, le revêtement se repliait sur sa tête. Au dernier coup de cutter, il se dégagea sur le côté et regarda toute la feuille de plastique se courber vers l’avant, jusqu’à ce que l’image se retrouve contre le bâtiment et que le mur soit dégagé. Henry était épuisé, ses bras tremblaient. Hors de question qu’il remonte là-haut. Il baissa les yeux sur l’affiche qui pendait sous lui. Le bord le plus bas se trouvait environ à un mètre cinquante du trottoir. Il desserra le nœud de la corde et se laissa descendre sur le vinyle. Arrivé au bout, il sauta le mètre cinquante qui le séparait du sol. Il parvint même à se rétablir sans problème, aucune douleur. Il s’éloigna du bâtiment de quelques pas et observa la brique grise.

Il n’était plus obligé de la voir, enfin. Henry enleva le foulard qui lui couvrait le visage et inspira l’air de la nuit. Il se mit à grelotter. Il retira alors ses gants et serra les poings pour se réchauffer les doigts. Puis il regarda une fois encore fixement la façade de brique. Ce n’est qu’au moment de se diriger vers sa voiture qu’il se rendit compte qu’il avait le visage mouillé. Au coin de ses yeux ridés coulaient des gouttes salées qui lui tombaient ensuite dans la bouche et lui dégoulinaient sur le menton. Sa vue se brouilla. Henry soupira. Bon Dieu...

SAFE AS MILK
 

LA VIE DE MIRANDA
changea dans le courant de l’été. Après des années d’inertie statique au lycée, tout enfin s’anima, fluctua, devint constamment inconstant. La jeune fille essayait de retracer les pourquoi, les comment et les chemins empruntés par ce changement : la façon dont elle avait d’abord rencontré Nash, puis Josh, la façon dont tout remontait à la Maison Noire, à son amie Sissy, et aussi, ou peut-être surtout, aux longues journées estivales du Nord-Ouest, lors desquelles non seulement le soleil brille toute la journée, mais où il fait jour jusqu’à 10 heures du soir ou presque — 10 heures ! — et où on a l’impression que la ville s’octroie des heures supplémentaires simplement pour favoriser la stochastique, voire le destin, question de point de vue.

Cet été-là avait brillé d’un éclat particulier, car pour la première fois elle avait quitté la maison de sa mère, dans la banlieue résidentielle, afin d’aller vivre toute seule en ville. Tout avait commencé lorsque s’était produite l’une de ces choses dont on pense qu’elles n’arrivent qu’aux autres, à des gens plus intéressants que toi. Elle avait rencontré quelqu’un, et avait même tiré le gros lot : une amie lui avait proposé une chambre disponible dans une maison à Capitol Hill, quartier alternatif et loufoque, même au cœur d’une ville qui l’était déjà. Et pas simplement une chambre dans n’importe quelle maison, mais dans la Maison Noire. Miranda avait rencontré cette fille alors qu’elle flânait chez
Shrink Wrap,
un magasin de disques d’occasion spécialisé dans les 33 tours.

Incroyable, mais vrai,
Shrink Wrap
était situé à la périphérie de la ville, au sein d’un centre commercial colossal du nom de Bellevue : à l’origine, une monstruosité datant du boom des centres commerciaux dans les années 1980, dotée de piliers de béton peints à l’éponge en rose et gris, et qui était à présent occupée uniquement par des boutiques discount. Sa vie durant, Miranda avait observé le déclin et le vieillissement criard d’un bâtiment conçu pour être en avance sur son temps, ancré dans un présent éternel. Tout comme les immeubles alentour qui vieillissaient vite et mal, le centre commercial Bellevue n’avait jamais paru plus beau que le jour où il avait été construit. Jamais le temps ne lui conférerait le moindre cachet. Pourtant c’était là, dans cet environnement désormais hachélémien, que siégeait
Shrink Wrap,
petit frère d’un magasin de vinyles et de CD qui vivotait dans l’ombre dans l’University District. Du fait de son emplacement excentré,
Shrink Wrap
avait acquis la réputation de présenter un stock de marchandises éclectiques et était devenu un véritable aimant pour les maniaques inconditionnels et les fanas de musique. En plus de leur gigantesque stock de vinyles, ils vendaient également de vieilles cassettes audio, lesquelles, malgré leur infériorité technologique, redevenaient tendance chez les adolescents de la gent masculine, jusqu’à devenir, petit à petit, la spécialité et l’attrait de l’endroit : technologie dépassée à destination de jeunes ados qui identifiaient déjà l’avant-garde dans le passé, le passé récent, non seulement au niveau du contenu, mais aussi du format. Miranda aimait bien cet état d’esprit, elle le trouvait vaguement subversif, sans compter que ce magasin était le seul lieu digne d’intérêt dans les environs.

Son gros coup de chance s’était produit, ou avait commencé un après-midi, alors qu’elle farfouillait dans les bacs de vinyles. Ces disques se prêtaient bien à ce genre d’exercice. Contrairement aux CD, on pouvait examiner leurs grandes pochettes. Un titre inconnu pouvait vous attirer l’œil et vous forcer à regarder de plus près. Miranda prit un vieil album de Captain Beefheart,
Safe as Milk.
Elle s’était dit qu’elle allait peut-être l’acheter parce qu’elle aimait le titre. Le magasin aurait dû s’appeler
Safe as Milk
, aussi sûr que le lait. C’est même toute la banlieue résidentielle qu’on aurait pu appeler ainsi. La jeune fille avait cette habitude, de rebaptiser les choses. Si tu découvres le nom juste, c’est à la fois l’objet nommé et ta relation avec lui qui changent. Il devient à ta portée. Tandis qu’elle tenait ce disque, Miranda s’était dit : Ceci est un 33 tours, que les gens passent sur une chaîne hi-fi stéréo. Elle devinait le rebord du disque à travers la pochette en carton brillante. Alors qu’elle l’admirait — il était plutôt lourd — une fille coiffée de nattes à la Heidi exagérément gamines l’avait approchée.

Elle avait une frange courte et effilée, coupée bien au-dessus de sourcils très épilés, et, de derrière chaque oreille, partait une natte noir corbeau tressée serrée où était entremêlé un fil vert vif et attachée par un gros nœud. Attention, pas le fil maigrichon qu’on utilise en couture, mais de cette bonne grosse ficelle que Miranda n’avait vue qu’à l’école maternelle, une ficelle tellement épaisse que même les bambins avec de gros doigts pouvaient la nouer. Les nattes de cette fille provoquèrent chez Miranda un afflux de nostalgie déconcertante. Cela lui évoquait de petits tas de paillettes, le papier à dessin bleu cendré et de fantasmagoriques paysages abstraits en papier de soie, les confettis et les colliers de pâtes. D’une main, Miranda tirait sur ses longs cheveux pour les lisser, tout en regardant fixement cette fille, qui s’était mise à parler à toute vitesse (renifler, grincer des dents, quasi lancer des étincelles). La respiration de Miranda s’était accélérée, et elle avait senti en elle une aspiration douloureuse à obtenir quelque chose de ou avec cette fille.

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