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Authors: Joël Dicker

Le livre des Baltimore (30 page)

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Vraiment?

— Vraiment. L'université a un bon programme de sport-étude.

Patrick nous expliqua être lui-même un fanatique de football et y avoir joué à l'université. L'un de ses anciens camarades, avec qui il avait gardé contact, était l'un des directeurs sportifs des Giants de New York.

— On adore tous les trois les Giants, lui dit Woody. Vous allez voir des matchs?

— Oui, aussi souvent que je le peux. J'ai même eu l'occasion de visiter les vestiaires. Nous n'en revenions pas.

— Vous avez rencontré les joueurs? demanda Hillel.

— Je connais bien Danny Kanell, nous assura-t-il.

— Je ne vous crois pas, le défia Woody.

Patrick s'absenta un instant et revint avec deux cadres dans lesquels il y avait des photos de lui et des joueurs des Giants sur la pelouse de leur stade à East Rutherford, dans le New Jersey.

Ce soir-là, à la table des Baltimore, Woody raconta à Oncle Saul et Tante Anita notre discussion avec Patrick Neville au sujet du football universitaire. Il espérait que Patrick pourrait l'aider à décrocher une bourse.

Woody voulait pouvoir rejoindre une équipe universitaire non pas tellement pour financer ses études, mais surtout parce que c'était la porte d'entrée vers la NFL. Il s'entraînait sans relâche pour cela. Il se levait le matin avant nous et partait pour de longues courses. Je l'accompagnais parfois. Il était beaucoup plus lourd que moi, pourtant il courait plus vite et plus longtemps. Je l'admirais faire des exercices de pompes et de tractions pendant lesquels il soulevait le poids de son propre corps comme s'il ne pesait rien. Il m'avait confié quelques matins plus tôt, alors que nous trottions le long de l'océan, que le football était ce qu'il y avait de plus important pour lui.

— Avant le football, je n'étais rien. Je n'existais pas. Depuis que je joue, les gens me connaissent, me respectent...

— Ce n'est pas vrai que tu n'existais pas avant le football, lui avais-je dit.

— L'amour des Baltimore, ils me l'ont donné. Ou prêté, si tu veux. Ils peuvent me le reprendre. Je ne suis pas leur fils. Je ne suis qu'un gamin qui leur a fait pitié. Qui sait, un jour ils me tourneront peut-être le dos.

— Comment peux-tu penser des choses pareilles ! T'es comme un fils pour eux.

— Le nom de Goldman ne me revient ni de droit, ni de sang. Je ne suis que Woody, le gamin qui gravite autour de vous. Je dois construire ma propre identité et pour cela, je n'ai que le football. Tu sais, quand Hillel a été viré de l'équipe de Buckerey, j'ai voulu arrêter le football moi aussi. Pour le soutenir. Saul m'en a dissuadé. Il m'a dit que je ne devais pas faire ça sur un coup de tête. Lui et Anita m'ont trouvé un nouveau lycée, une nouvelle équipe. Je me suis laissé convaincre. Aujourd'hui je m'en veux. J'ai l'impression de ne pas avoir assumé mes responsabilités. C'était injuste qu'Hillel paie les pots cassés.

— Hillel était l'entraîneur adjoint. Il aurait dû empêcher Scott de rentrer sur le terrain. Il savait qu'il était malade. C'était sa responsabilité en tant qu'entraîneur. Je veux dire : tu ne peux pas te comparer à lui. Il aimait bien être avec toi sur le terrain et crier sur des types plus gros que lui, c'est tout. Toi, le football c'est ta vie. C'est peut-être ta carrière.

Il avait eu une moue.

— Je m'en veux quand même.

— Il n'y a pas de quoi.

Oncle Saul n'était pas aussi convaincu par Madison que nous l'étions. À table, après que Woody eut parlé de ses éventuelles opportunités là-bas, Oncle Saul lui dit :

— Je ne dis pas que ce n'est pas une bonne université, je dis qu'il faut choisir en fonction de ce que tu veux y faire.

— Pour le football, en tout cas, c'est formidable, répéta Woody.

— Peut-être pour le football, mais si vous voulez faire du droit par exemple, vous devriez commencer votre cursus dans une université qui dispose d'une faculté de droit. C'est plus logique. Georgetown, par exemple, est une bonne université. Et puis, c'est proche de la maison.

— Patrick Neville dit qu'il ne faut pas limiter ses possibilités, rétorqua Hillel.

Oncle Saul leva les yeux au ciel.

— Si Patrick Neville le dit...

Parfois, j'avais l'impression qu'Oncle Saul était un peu agacé par Patrick. Je me souviens d'un soir où nous avions tous été invités à dîner au
Paradis.
Patrick avait organisé les choses en grand : il avait fait venir un chef pour cuisiner et du personnel pour servir. En rentrant à la maison, Tante Anita avait loué la qualité du repas. Cela avait déclenché une petite dispute avec Oncle Saul, sans conséquence, mais qui, sur le moment, me mit mal à l'aise car c'était la première fois que je voyais mon oncle et ma tante se chamailler.

— Évidemment que c'était bon, lui avait rétorqué Oncle Saul, il a fait venir un cuisinier. Il aurait pu faire un barbecue, ça aurait été plus sympa.

— Enfin, Saul, c'est un homme seul, il n'aime pas cuisiner. En tout cas, la maison est magnifique.

— Trop tape-à-l'oeil.

— Ce n'est pas ce que tu disais du temps des Clark...

— Du temps des Clark, ça avait du charme. Il a tout redécoré façon nouveaux riches.

— Est-ce que ça te dérange qu'il gagne beaucoup d'argent? demanda Tante Anita.

— Je suis très content pour lui.

— Ce n'est pas l'impression que tu donnes.

— Je n'aime pas les nouveaux riches.

— Est-ce que nous ne sommes pas des nouveaux riches nous aussi?

— On a plus de goût que ce type, ça c'est certain.

— Oh, Saul, ne sois pas mesquin.

— Mesquin? Vraiment, est-ce que tu trouves que ce type a du goût?

— Oui. J'aime la façon dont il a décoré la maison, j'aime son style vestimentaire. Et arrête de l'appeler
ce type,
il s'appelle Patrick.

— Son style vestimentaire est ridicule : il veut faire jeune et branché, mais il fait vieux beau avec sa peau tirée. Je ne peux pas dire que New York lui fasse du bien.

— Je ne pense pas qu'il se soit fait tirer la peau.

— Enfin, Anita, il a la peau du visage lisse comme les fesses d'un bébé.

Je n'aimais pas que mon oncle et ma tante s'appellent par leurs prénoms. Ils ne le faisaient que lorsqu'ils étaient fâchés. Le reste du temps, c'étaient des mots doux et des surnoms pleins de tendresse qui donnaient l'impression qu'ils s'aimaient comme au premier jour.

À force d'entendre Patrick Neville en parler, l'idée de faire mes études à l'université de Madison se mit à me trotter dans la tête. Pas tant pour l'université elle-même que pour l'envie de côtoyer Alexandra. L'avoir si proche de moi me faisait me rendre compte combien j'étais heureux lorsqu'elle était là. Je nous imaginais sur le campus, elle et moi, retrouvant notre complicité d'avant. Je trouvai le courage de lui faire part de mon projet une semaine avant la fin de notre séjour dans les Hamptons. Alors que nous quittions
Le Paradis
après y avoir passé la journée, au bord de la piscine, je prétextai auprès de mes cousins avoir oublié quelque chose chez les Neville et repartis vers la maison. J'entrai sans frapper, d'un pas décidé, et la trouvai au bord de la piscine, seule.

— Je pourrais venir étudier à Madison, lui dis-je. Elle baissa ses lunettes de soleil et me lança un regard désapprobateur.

— Ne fais pas ça, Marcus.

— Pourquoi?

— Ne le fais pas, c'est tout. Oublie cette idée stupide.

Je ne voyais pas ce que mon idée avait de stupide mais j'eus la décence de ne pas répondre et je m'en allai. Je ne comprenais pas pourquoi elle était si avenante avec mes cousins et si désagréable avec moi. Je ne savais plus si je l'aimais ou si je la haïssais.

Notre séjour toucha à sa fin la dernière semaine du mois de juillet 1997. La veille, nous nous rendîmes au
Paradis
dire au revoir aux Neville. Alexandra n'était pas là, il n'y avait que Patrick. Il nous offrit une bière et nous distribua à chacun sa carte de visite : « Quelle joie d'avoir pu mieux vous connaître ! Vous êtes trois gars fantastiques. Si l'un d'entre vous veut intégrer l'université de Madison, qu'il me contacte. J'appuierai votre candidature. »

En début de soirée, juste après le dîner, elle passa à la maison d'Oncle Saul et Tante Anita. J'étais seul sous l'auvent, à lire. Lorsque je la vis, mon cœur se mit à battre très fort.

— Salut, Markikette, me dit-elle, en s'asseyant à côté de moi.

— Salut, Alexandra.

— Vous alliez partir sans dire au revoir?

— On est passés tout à l'heure, tu n'étais pas là. Elle me sourit et me fixa de ses yeux gris-vert en forme d'amandes.

— Je me disais qu'on pourrait sortir ce soir, proposa-t-elle.

Une puissante sensation d'euphorie me traversa le corps.

— Oui, répondis-je en cachant mal mon excitation.

Je plongeai mes yeux dans les siens, j'eus l'impression qu'elle allait me confier quelque chose de très important. Mais tout ce qu'elle dit fut :

— Tu vas prévenir Woody et Hillel ou on va attendre jusqu'à demain?

Nous sortîmes dans un bar de la rue principale qui disposait d'une scène libre où venaient jouer les musiciens de la région. Il suffisait de donner son nom au comptoir, et un maître de cérémonie appelait les participants chacun leur tour.

Depuis que nous nous étions mis en route, Hillel jouait à Monsieur-je-sais-tout pour impressionner Alexandra. Il s'était mis sur son trente et un et nous abreuvait de paroles et de son savoir. J'avais envie de le gifler et pour mon plus grand plaisir, la musique du bar couvrit sa voix et il fut obligé de se taire.

Nous écoutâmes un premier groupe. Puis un garçon fut appelé sur scène et interpréta quelques morceaux pop en s'accompagnant au piano. Installé à une table derrière nous, un groupe de trois garçons excités siffla la prestation.

— Un peu de respect pour lui, leur intima Alexandra. Pour toute réponse, elle récolta une insulte. Woody se retourna :

— Qu'est-ce que vous avez dit, les connards? rugit-il.

— T'as un problème? demanda l'un d'eux.

Il n'en fallut pas plus pour que, malgré les supplications d'Alexandra, Woody se lève et attrape le bras d'un des garçons et le torde d'un geste sec.

— Vous voulez régler ça dehors? demanda Woody.

Il avait une classe folle lorsqu'il se battait. Une allure de lion.

— Lâche-le, lui ordonna Alexandra en se précipitant sur lui et en le poussant des deux mains.

Woody lâcha le garçon qui gémit de douleur et les trois acolytes déguerpirent sans demander leur reste. Le pianiste avait terminé son dernier morceau et dans les haut-parleurs, résonna le nom du musicien suivant.

« Alexandra Neville. Alexandra est attendue sur scène. » Alexandra se figea et blêmit.

— Lequel de vous trois a été suffisamment imbécile pour faire ça? demanda-t-elle. C'était moi.

— Je pensais te faire plaisir, dis-je.

— Me faire plaisir? Mais Marcus, tu as perdu la tête? Je vis ses yeux se remplir de larmes. Elle nous dévisagea chacun notre tour et nous dit :

— Pourquoi a-t-il fallu que vous vous comportiez comme des imbéciles? Pourquoi a-t-il fallu que vous gâchiez tout? Toi, Hillel, pourquoi fais-tu le singe savant? T'es mieux quand tu es toi-même. Et toi, Woody, pourquoi te mêles-tu de ce qui ne te regarde pas? Tu crois que je ne peux pas me défendre toute seule? T'avais besoin d'agresser ces types qui ne t'ont rien fait? Quant à toi, Marcus, il faut vraiment que tu arrêtes avec tes idées de crétin. Pourquoi tu as fait ça? Pour m'humilier? Si c'est le cas, tu as réussi.

Elle éclata en sanglots et elle s'enfuit du bar. Je lui courus après et la rattrapai dans la rue. Je la retins par le bras. Je m'emportai :

— J'ai fait ça parce que l'Alexandra que j'ai connue n'aurait pas fui ce bar : elle serait montée sur cette scène et aurait conquis la salle. Tu sais quoi, je suis content de t'avoir revue, parce que je sais que je ne t'aime plus. La fille que j'ai connue me faisait rêver.

Je fis mine de retourner vers le bar.

— J'ai laissé tomber la musique ! s'écria-t-elle dans un torrent de larmes.

— Mais pourquoi? C'était ta passion.

— Parce que personne ne croit en moi.

— Moi, je crois en toi !

Elle essuya ses yeux d'un revers de la main. Sa voix tremblait.

— C'est ton problème, Marcus : tu rêves. La vie n'est pas un rêve !

— On n'a qu'une vie, Alexandra ! Une seule petite vie de rien du tout ! N'as-tu pas envie de l'employer à réaliser tes rêves au lieu de moisir dans cette université stupide? Rêve, et rêve en grand ! Seuls survivent les rêves les plus grands. Les autres sont effacés par la pluie et balayés par le vent.

Elle me regarda une dernière fois avec ses grands yeux, perdue, avant de s'enfuir dans la nuit. Je lui criai une dernière fois, de toutes mes forces : « Je sais que je te reverrai sur une scène, Alexandra. Je crois en toi ! » Ce fut l'écho de la nuit qui me répondit. Elle avait disparu.

Je retournai au bar, où il y avait une soudaine agitation. J'entendis des hurlements : une bagarre venait d'éclater. Les trois garçons étaient revenus accompagnés de trois autres amis pour en découdre avec Woody. Je vis mes deux cousins aux prises avec six silhouettes et je me précipitai dans la mêlée. Je hurlai comme un damné : « Le Gang des Goldman ne perd jamais ! Le Gang des Goldman ne perd jamais ! » Nous nous battîmes courageusement.

Woody et moi en assommâmes rapidement quatre. Lui était d'une force redoutable, moi j'étais un bon boxeur. Les deux autres étaient en train de terrasser Hillel et nous leur bondîmes dessus et les boxâmes jusqu'à ce qu'ils s'enfuient, laissant leurs camarades gémissant au sol. Des sirènes retentirent. « Les flics ! Les flics ! » hurla quelqu'un. La police avait été prévenue. Nous nous enfuîmes. Nous courûmes comme des dératés à travers la nuit. Nous traversâmes les ruelles d'East Hampton et nous courûmes encore, jusqu'à être certains d'être à l'abri. Hors d'haleine, pliés en deux pour reprendre notre respiration, nous nous dévisageâmes : ce n'est pas contre des voyous que nous venions de nous battre, mais contre nous-mêmes. Nous savions que les sentiments que nous éprouvions pour Alexandra faisaient de nous des frères ennemis.

« Il nous faut faire un pacte », déclara Hillel.

Nous comprîmes immédiatement, Woody et moi, de quoi il parlait.

Dans le secret de la nuit, nous unîmes nos mains et nous jurâmes, au nom du Gang des Goldman, pour ne jamais devenir rivaux, que nous renoncions chacun à Alexandra.

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