Le livre des Baltimore (31 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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*

 

Quinze ans plus tard, le serment du Gang des Goldman résonnait encore en moi. Après de très longues minutes de silence, étendu sous le porche de la maison de mon oncle à Coconut Grove, je finis par reprendre la parole :

— Nous avions fait un pacte, Alexandra. Lors de notre dernier été dans les Hamptons, Woody, Hillel et moi nous étions fait une promesse.

— Marcus, tu commenceras à vivre vraiment quand tu cesseras de remuer le passé. Il y eut un instant de silence. Puis elle murmura encore :

— Et si c'était un signe, Marcus? Et si ce n'était pas un hasard que nous nous soyons retrouvés?

 

Tout commence comme tout finit et les livres commencent souvent par la fin.

 

J'ignore si le livre de notre jeunesse se referma au moment où nous terminâmes notre lycée ou juste une année avant, à la fin juillet 1997, au terme de ces vacances d'été dans les Hamptons qui virent l'amitié scellée, les promesses d'éternelle fidélité que nous avions bâties voler en éclats, ne supportant pas les adultes que nous allions devenir.

 

 

 

DEUXIEME PARTIE
Le Livre de la fraternité perdue
(1998-2001)

 

 

 

22.

Si vous êtes allé à l'université de Madison, dans le Connecticut, entre les années 2000 et 2010, vous avez certainement vu le stade de l'équipe de football, qui pendant cette décennie porta le nom de Stade Saul Goldman.

J'ai toujours associé l'université de Madison à la grandeur des Goldman. Aussi, ne compris-je pas pourquoi, à la fin du mois d'août 2011, mon oncle Saul me téléphona chez moi, à New York, pour me demander de lui rendre ce qu'il considérait être un important service : il voulait que j'assiste à la destruction de l'inscription de son nom sur la façade du stade, qui était prévue pour le lendemain. C'était trois mois avant sa mort, six mois avant que je retrouve Alexandra.

À ce moment-là, j'ignorais encore tout de la situation de mon oncle. Depuis quelque temps, il se comportait de façon étrange. Mais j'étais loin de me douter qu'il vivait les derniers mois de sa vie.

— Pourquoi tiens-tu absolument à ce que je voie ça? lui demandai-je.

— Depuis New York, tu n'en as que pour une heure de route...

— Mais enfin, Oncle Saul, la question n'est pas là. Je ne comprends pas pourquoi tu y accordes tant d'importance?

— S'il te plaît, fais-le, c'est tout.

Je n'avais jamais rien pu lui refuser et j'acceptai.

Oncle Saul avait tout organisé, si bien que le recteur de l'université m'attendait au garde-à-vous dans le parking du stade lorsque j'arrivai. « C'est un honneur de vous recevoir, Monsieur Goldman, me dit-il. Je ne savais pas que Saul était votre oncle. Ne vous inquiétez pas, nous vous avons attendu, comme votre oncle l'a demandé. »

Il ouvrit la marche de façon solennelle et m'accompagna jusqu'à l'entrée du stade, devant les lettres en acier vissées dans le béton et qui proclamaient sa gloire :

 

STADE SAUL GOLDMAN

 

À bord d'une nacelle fixée à un bras articulé, deux employés dévissèrent consciencieusement chaque lettre, qui vint s'écraser au sol dans un fracas métallique.

 

TADE SAUL GOLDMAN

SAUL GOLDMAN

UL GOLDMAN

OLDMAN

 

Puis les ouvriers s'affairèrent à installer sur le mur désormais nu une enseigne lumineuse à la gloire d'une entreprise de fabrication de poulet pané, qui reprenait le financement du stade pour les dix années à venir.

— Voilà, me dit le recteur. Remerciez encore votre oncle de la part de l'université, c'était un geste très généreux de sa part.

— Je n'y manquerai pas.

Le recteur partit, mais je le retins. Une question me brûlait les lèvres.

— Pourquoi a-t-il fait ça? demandai-je. Il se retourna.

— Fait quoi?

— Pourquoi mon oncle a-t-il financé l'entretien du stade pendant dix ans?

— Parce qu'il était généreux.

— Il y a autre chose. Il est généreux mais ça n'a jamais été son genre de se mettre en avant de cette façon. Le recteur haussa les épaules.

— Je n'en sais rien. Il faudra le lui demander.

— Et combien a-t-il payé?

— C'est confidentiel, Monsieur Goldman.

— Allons...

Il répondit après une hésitation :

— Six millions de dollars. Je restai complètement estomaqué.

— Mon oncle a versé six millions de dollars pour avoir son nom sur ce stade pendant dix ans?

— Oui. Bien entendu, son nom sera ajouté sur le mur des grands donateurs, dans l'entrée du bâtiment administratif. Il recevra également gratuitement le magazine de l'université.

Je restai un moment à regarder l'enseigne représentant un poulet souriant, en train d'être fixée contre la façade du stade. À l'époque, mon oncle était certes un homme relativement riche, mais à moins qu'il ait eu une source d'argent dont j'ignorais tout, je voyais difficilement comment il avait pu faire un don à l'université de six millions de dollars. D'où avait-il bien pu sortir cet argent?

Je lui téléphonai lorsque je retournai au parking.

— Voilà, Oncle Saul, c'est fait.

— Comment cela s'est-il passé?

— Ils ont dévissé les lettres et ils ont mis une enseigne à la place.

— Qui va financer le stade?

— Une entreprise de poulet pané. Je l'entendis sourire.

— Voilà, Marcus, où mène l'ego. Un jour, tu as ton nom sur un stade, et le lendemain tu es effacé de la surface de la terre au profit de tranches de poulet panées.

— Personne ne t'a effacé de la surface de la terre, Oncle

Saul. Ce n'était que des lettres en métal vissées dans du béton.

— Tu es un sage, mon neveu. Tu rentres à New York maintenant?

— Oui.

— Merci d'avoir fait ça, Marcus. C'était important pour moi.

Je restai dubitatif un long moment. Mon oncle, aujourd'hui employé dans un supermarché, avait, dix ans plus tôt, payé six millions de dollars pour avoir son nom sur le stade. J'étais certain que même à l'époque il n'avait pas les moyens de le faire. C'était le prix que les Clark demandaient pour leur maison dans les Hamptons et il n'avait pas eu les moyens de l'acheter. Comment avait-il pu, quatre ans plus tard, disposer d'une telle somme? Où avait-il trouvé cet argent?

Je remontai dans ma voiture et m'en allai. Ce fut la dernière fois que je me rendis à Madison.

 

Treize ans s'étaient écoulés depuis que nous étions entrés à l'université. C'était l'année 1998, et à cette époque-là, Madison, pour moi, résonnait comme le sanctuaire de la gloire. J'avais tenu ma promesse à Alexandra de ne pas venir y étudier et j'avais opté pour la faculté de lettres d'une petite université du Massachusetts. Mais Hillel et Woody, qui, eux, avaient eu l'intelligence de ne s'engager à rien, n'avaient pas résisté à l'envie de reformer le Gang des Goldman autour d'Alexandra, encouragés par Patrick Neville, avec qui ils étaient restés en contact après nos vacances dans les Hamptons.

Comme il est de coutume, au moment des vacances d'hiver de notre dernière année de lycée, nous avions postulé chacun dans plusieurs établissements, et envoyé notamment tous les trois notre candidature à l'université de Burrows, dans le Massachusetts. Nous avions failli y être réunis. Quatre mois plus tard, aux environs de Pâques, j'avais reçu une lettre m'informant que j'y étais accepté. Quelques jours après, mes cousins me téléphonaient pour m'annoncer la nouvelle. Ils hurlaient tellement dans le combiné que je mis du temps à comprendre. Ils étaient acceptés dans la même université que moi. Nous allions être réunis.

Mais mon excitation fut de courte durée : deux jours plus tard, ils reçurent chacun une réponse de l'université de Madison. Ils y étaient également acceptés, tous les deux. Là-bas, grâce aux contacts de Patrick Neville, Woody se voyait offrir une bourse d'études, pour rejoindre l'équipe des Titans. C'était la porte ouverte à une carrière professionnelle, surtout avec les contacts que Patrick avait auprès des Giants de New York. Woody accepta l'offre de Madison et Hillel décida de le suivre. C'est ainsi qu'à l'automne 1998, tandis que je quittais le New Jersey pour le Massachusetts, une petite voiture poussive immatriculée dans le Maryland parcourut pour la première fois les routes de l'État du Connecticut et longea la côte Atlantique jusqu'à la petite ville de Madison. La campagne s'était parée des couleurs de l'été indien : les érables et les sycomores flamboyaient de feuilles rouges et jaunes. La voiture traversa Madison en remontant la rue principale drapée aux couleurs des Titans, qui faisaient la fierté de la ville et le malheur des autres universités de la Ligue. Bientôt, les premiers bâtiments en briques rouges se détachèrent devant eux.

— Arrête la voiture ici ! dit Hillel à Woody.

— Ici?

— Oui, ici ! Arrête-toi !

Woody obéit et gara la voiture sur le bas-côté. Ils descendirent tous les deux et admirèrent, époustouflés, le campus de l'université qui se dressait devant eux. Ils se dévisagèrent, éclatèrent d'un rire heureux et sautèrent dans les bras l'un de l'autre : « Université de Madison ! s'écrièrent-ils d'une même voix. On l'a fait, mon pote ! On l'a fait ! »

On aurait pu croire que l'amitié, plus forte que tout, avait encore triomphé et qu'après l'année et demie qu'Hillel avait passée à
l'école spéciale,
ils avaient choisi Madison pour être à nouveau ensemble. Sur la route de l'université, ils s'étaient promis d'y partager la même chambre, de choisir les mêmes cours, de manger ensemble et de réviser ensemble. Mais j'allais comprendre, avec le recul des années, que le choix de Madison avait été fait pour une seule et mauvaise raison. Et cette raison arriva vers eux sur la pelouse du campus, le premier matin de cours : Alexandra.

— Les Goldman ! s'écria-t-elle en leur sautant dans les bras.

— Tu ne t'attendais pas à nous voir ici, hein? sourit Hillel. Elle éclata de rire :

— Vous êtes tellement mignons, mes deux gros bêtas. Je savais très bien que vous veniez.

— Vraiment?

— Mon père n'arrête pas de parler de vous. Vous êtes sa nouvelle obsession.

Ainsi débutèrent nos vies universitaires. Et comme ils l'avaient toujours fait, mes cousins de Baltimore brillèrent de tous leurs feux.

Hillel se laissa pousser un début de barbe qui lui allait bien : le petit garçon maigrichon, l'intello désagréable de l'école d'Oak Tree était devenu un assez bel homme, plein d'allant et de charisme, habillé avec goût, et apprécié pour la fulgurance de son intelligence et son verbe affûté. Rapidement remarqué par ses professeurs, il se rendit indispensable au sein du comité éditorial du journal de l'université.

Woody, plus viril que jamais, débordant de force et de testostérone, était devenu beau comme un dieu grec. Il avait laissé un peu pousser ses cheveux, qu'il coiffait en arrière. Il avait un sourire ravageur, des dents rayonnantes de blancheur, un corps taillé dans la pierre. Je n'aurais pas été surpris, au plus fort de sa carrière de joueur de football, de le voir apparaître sur les immenses affiches publicitaires pour des vêtements ou des parfums qui recouvrent certains bâtiments de Manhattan.

Je me rendis régulièrement à Madison pour assister aux matchs de Woody, dans ce qui s'appelait encore le Burger-Shake Stadium, une enceinte de 30 000 places, toujours comble, dans laquelle j'entendais des dizaines de milliers de spectateurs scander le nom de Woody. Je ne pouvais que voir leur connivence : il était évident qu'ils étaient heureux tous les trois et, je peux vous l'avouer ici, j'étais jaloux de ne plus être des leurs. Ils me manquaient. Le Gang des Goldman, c'étaient eux trois désormais et Madison était leur territoire. Mes cousins avaient offert à Alexandra la troisième place du Gang des Goldman, ce troisième siège dont je ne compris que des années plus tard qu'il était non permanent, au sein de ce Gang dont je fus moi-même membre, dont Scott fut membre également et dont Alexandra devenait membre à son tour.

 

*

 

Le premier Thanksgiving qui suivit notre entrée à l'université, en novembre 1998, je fus frappé par leur accomplissement. J'avais l'impression qu'en quelques mois, tout avait changé. La joie de les retrouver à Baltimore était intacte, mais cette fierté d'appartenir aux Baltimore qui, enfant, me galvanisait, m'avait cette fois abandonné. Jusque-là, c'était mes parents qui étaient dépassés par Oncle Saul et Tante Anita, mais à présent c'était à mon tour d'être surclassé par mes cousins.

Woody, l'invincible Viking du stade, était en train de devenir le soleil du football, rayonnant de force. Hillel, lui, écrivait pour le journal de l'université et il était très remarqué. L'un de ses professeurs, contributeur régulier au
NewYorker,
disait qu'il pourrait soumettre l'un de ses textes à ce prestigieux magazine. Je les regardais à la table magnifique de Thanksgiving, dans cette maison luxueuse, j'admirais leur superbe et je pouvais deviner leurs destins : Hillel, le défenseur des grandes causes, deviendrait un avocat encore plus célèbre que son père, qui d'ailleurs attendait son fils de pied ferme pour prendre possession du bureau voisin du sien, d'ores et déjà réservé pour lui.
Goldman père et fils, avocats associés.
Woody rejoindrait l'équipe de football des Ravens de Baltimore, qui avait été créée deux ans plus tôt et connaissait déjà des résultats exceptionnels grâce à une campagne de recrutement remarquable de jeunes talents. Oncle Saul disait avoir ses entrées dans les hautes sphères – ce qui ne surprit personne –, assurant à Woody d'être mis en lumière. Je les imaginais dans quelques années, devenus voisins à Oak Park, où ils auraient acheté deux magnifiques et imposantes maisons.

Ma mère dut ressentir mon désarroi et au moment de passer au dessert, elle se sentit soudain obligée de me mettre en valeur, déclarant soudain à la cantonade :

— Markie est en train d'écrire un livre ! Je virai au pourpre et suppliai ma mère de se taire.

— Un livre sur quoi? demanda Oncle Saul.

— Un roman, répondit ma mère.

— Ce n'est qu'un projet, bégayai-je, on verra bien ce que ça donnera.

— Il a déjà écrit quelques nouvelles, poursuivit ma mère. Des textes excellents. Deux sont parues dans le journal de l'université.

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