Le livre des Baltimore (29 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Woody n'avait pas à s'inquiéter de trouver une fille qui voudrait l'épouser. Toutes les filles aimaient Woody. Toutes étaient complètement folles de lui.

Hillel se fit soudain plus grave.

— Les gars, c'est probablement notre dernier été ici avant longtemps. Après, on sera à l'université et on aura d'autres préoccupations.

— Ouaip, acquiesça Woody avec un filet de nostalgie dans la voix.

 

*

 

Au terme de notre première semaine de séjour, alors que nous prenions notre petit déjeuner sur la terrasse, Oncle Saul rentra d'une course en ville et nous indiqua avoir vu une voiture garée devant
Le Paradis sur Terre.
Les nouveaux occupants étaient arrivés.

Poussés par la curiosité, Woody, Hillel et moi engloutîmes la fin de nos céréales et nous précipitâmes sur place pour aller voir à quoi ressemblaient les propriétaires des lieux et leur proposer quelques heures de jardinage en échange d'un accès au ponton et à la plage. Nous avions revêtu nos t-shirts des jardiniers Goldman (refaits à notre taille régulièrement) pour nous donner un semblant de crédibilité. Nous sonnâmes à la porte de la maison, et lorsqu'elle s'ouvrit nous restâmes sans voix : nous venions de retrouver Alexandra.

20.

Hamptons.

Juillet 1997.

 

Nous la retrouvâmes dans les Hamptons comme si nous ne nous étions jamais quittés. Une fois passé le moment d'incrédulité, elle poussa un cri enthousiaste. « Le Gang des Goldman ! s'écria-t-elle en nous enlaçant chacun notre tour. Je ne peux pas y croire ! » Elle me prit dans les bras avec une spontanéité déconcertante et m'offrit un sourire magnifique. Puis nous vîmes arriver son père, alerté par notre raffut, qui vint nous saluer chaleureusement. Nous prévînmes Tante Anita et Oncle Saul qui vinrent à leur tour saluer les nouveaux maîtres de la maison. « Ça alors ! s'exclama Oncle Saul en donnant à Patrick une accolade. C'est toi qui as racheté le
Paradis?
»

Je vis mes deux cousins irradier de bonheur de côtoyer à nouveau Alexandra. Je pouvais déceler dans leurs gestes et leur excitation tout ce qu'ils ressentaient pour elle. La dernière fois qu'ils l'avaient vue, nous pleurions tous les quatre comme des madeleines au moment de son déménagement d'Oak Park vers New York. Mais pour moi, rien n'était plus comme avant.

Tante Anita invita Alexandra et Patrick à dîner le soir même et nous nous retrouvâmes tous les sept sous le kiosque recouvert d'aristoloche. Patrick Neville expliqua qu'il y avait longtemps qu'il voulait une maison dans la région et que
Le Paradis sur Terre
avait été une opportunité absolument unique. Je n'écoutais pas vraiment la conversation, je dévorais Alexandra des yeux. Je crois qu'elle évitait mon regard.

Après le repas, pendant qu'Oncle Saul, Tante Anita et Patrick Neville prenaient un digestif au bord de la piscine, Alexandra, mes cousins et moi sortîmes nous promener dans la rue. Il faisait nuit mais il régnait une chaleur tardive agréable. Nous parlâmes de tout et n'importe quoi. Alexandra raconta sa vie d'étudiante à l'université de Madison, dans le Connecticut. Elle ne savait pas vraiment encore à quoi elle se destinait.

— Et la musique? demanda Woody. Tu joues toujours de la musique?

— Moins qu'avant. J'ai plus vraiment le temps...

— C'est dommage, dis-je.

Elle eut un regard un peu triste.

— Ça me manque pas mal, à vrai dire.

La retrouver m'avait brisé le cœur. J'étais encore accroché à sa voix, à son visage, à son sourire, à son odeur. Au fond, je n'avais pas tellement envie de la revoir. Mais elle était notre voisine et je voyais mal comment je pouvais l'éviter. Surtout que mes deux cousins ne juraient que par elle et qu'il m'était impossible de leur raconter ce qui s'était passé entre elle et moi.

Le lendemain, elle nous invita à venir nous baigner chez elle. Je suivis Woody et Hillel de mauvaise grâce. L'océan était froid et nous passâmes l'après-midi au bord de sa piscine, beaucoup plus grande que celle des Baltimore. Elle s'arrangea pour que je vienne l'aider à chercher des boissons dans la cuisine et que nous nous retrouvions seuls.

— Markikette, je voulais te dire... ça me fait plaisir de te revoir. J'espère que tu n'es pas mal à l'aise car je ne le suis pas. Je suis contente de voir que nous pouvons rester amis.

J'eus une moue boudeuse. Personne n'avait parlé d'être amis.

— Pourquoi tu ne m'as plus jamais donné de nouvelles? demandai-je d'un ton révolté.

— Des nouvelles?

— Je suis souvent passé près de chez ton père, à New York...

— Près de chez mon père? Mais Marcus, qu'est-ce que tu attends de moi?

— Rien.

— Ne dis pas rien, je sens bien que tu m'en veux. Est-ce que tu m'en veux d'être partie?

— Peut-être.

Elle soupira pour marquer son agacement.

— Marcus, tu es un garçon génial. Mais nous ne sommes plus ensemble. Je suis contente de te revoir, toi et tes cousins, mais si c'est trop dur pour toi de me voir sans ressasser le passé, alors je préfère qu'on s'évite.

Je lui mentis et lui dis que je ne ressassais rien, que notre histoire avait à peine compté à mes yeux et que je m'en souvenais à peine. J'attrapai des cannettes de Dr Pepper et je sortis rejoindre mes cousins. J'avais retrouvé Alexandra, mais ce n'était pas la même Alexandra. La dernière fois que je l'avais vue, elle était encore à moi. Et je la retrouvais, jeune adulte épanouie, étudiante dans une prestigieuse université alors que moi j'étais resté dans mon petit monde de Montclair. Je comprenais qu'il me fallait l'oublier mais lorsque je la voyais au bord de la piscine, en maillot de bain, son reflet dans l'eau devenait son reflet dans le miroir du Waldorf Astoria, et les souvenirs de notre passé revenaient hanter ma mémoire.

 

Nous passâmes tout notre séjour dans les Hamptons chez les Neville. Leur maison nous était grande ouverte et
Le Paradis,
propriété sublime, exerçait sur nous une attraction spectaculaire. C'était la première fois pour moi qu'un bien des Baltimore se trouvait déclassé par un autre : par rapport à la maison qu'avait achetée Patrick Neville, le pavillon de vacances de mon oncle et ma tante faisait office de Montclair des Hamptons.

Patrick Neville avait remeublé l'intérieur avec goût, refait entièrement la cuisine et installé un hammam au sous-sol. Le dallage de la piscine avait été changé. Il avait gardé la fontaine qui me faisait rêver et le chemin de pierres qui serpentait entre des buissons d'hortensias jusqu'à la plage de sable blanc que léchait l'océan couleur azur.

Depuis son installation à New York, Patrick Neville avait connu avec son fonds d'investissement un succès qui ne s'était pas démenti : son salaire et ses gratifications avaient suivi la courbe de ses performances. Il avait littéralement fait fortune.

Si la beauté du
Paradis
nous époustouflait, la raison de notre omniprésence tenait avant tout aux Neville. À Alexandra évidemment, mais aussi à son père, qui se prit d'affection pour nous. À Oak Park, il avait toujours été bienveillant à notre égard. C'était un homme profondément bon. Mais dans les Hamptons, nous le découvrîmes sous un autre angle : celui d'un homme charismatique, cultivé, volontiers joueur. Nous nous surprîmes à chercher sa compagnie.

Il arrivait qu'en nous ouvrant la porte de leur maison, Patrick nous informe qu'Alexandra s'était absentée et qu'elle ne tarderait pas. Dans ces moments-là, il nous installait à la cuisine et nous offrait une bière. « Vous n'êtes pas trop jeunes, déclarait-il comme pour parer d'avance à une éventuelle protestation. Vous êtes déjà des hommes, au fond. C'est une fierté de vous connaître. » Il décapsulait les bières les unes après les autres et nous les tendait avant de trinquer à notre santé.

Je compris qu'il y avait quelque chose dans le Gang d'un peu hors du commun qui l'impressionnait. Il aimait discuter avec nous. Un jour, il nous demanda si nous avions des passions. Nous gueulâmes tout de go notre amour pour le sport et les filles et tout ce qui nous passa par la tête. Hillel parla de politique et Patrick s'enthousiasma encore.

— La politique m'a toujours passionné également, reprit Patrick. De même que l'histoire. La littérature aussi.
The empty vessel makes the loudest sound...

— Shakespeare, releva Hillel.

— C'est exact, s'illumina Neville. Comment sais-tu cela?

— Il sait tout, ce petit gars, dit fièrement Woody. C'est un génie.

Patrick Neville nous regarda en souriant, heureux de notre présence.

— Vous êtes des bons petits, dit-il. Vos parents doivent vraiment être fiers de vous.

— Mes parents à moi sont des cons, expliqua gentiment Woody.

— Ouais, confirma Hillel. Même que je lui prête les miens.

Neville fit une drôle de tête avant d'éclater de rire.

— Oh, vous êtes vraiment des bons gars ! Encore une petite bière?

 

Nous prîmes nos aises au
Paradis.
Non contents de nous y prélasser toute la journée, nous y passâmes bientôt nos soirées. Mais je me rendis vite compte que la présence d'Alexandra au sein du Gang des Goldman nuisait à la complicité que nous entretenions, Woody, Hillel et moi. J'avais beaucoup de peine à garder mes distances avec elle : je devais composer avec Woody et Hillel, dont les hormones étaient en ébullition et qui la dévoraient du regard. J'étais beaucoup trop jaloux pour les laisser seuls avec elle. Dans la piscine, je les épiais. Je les regardais la faire rire, je regardais Woody l'attraper de ses bras musculeux et la jeter dans l'eau, je regardais ses yeux à elle et j'essayais de déceler s'ils brillaient plus lorsqu'elle les posait sur l'un de mes cousins.

Chaque jour qui passait, je devenais un peu plus jaloux. J'étais jaloux d'Hillel, de son charisme, de son savoir, de son aisance. Je voyais bien comment elle le regardait, je voyais bien comment elle le frôlait et ça me rendait fou.

Ce fut la première fois que Woody m'agaça : lui que j'avais toujours tant aimé, il m'arrivait de le haïr lorsque, en sueur, il enlevait son t-shirt, et dévoilait un corps sculpté qu'elle ne pouvait s'empêcher de regarder et même parfois de complimenter. Je voyais bien comment elle le regardait, je voyais bien comment elle le frôlait et ça me rendait fou.

Je me mis à les surveiller. Si l'un d'eux disparaissait pour chercher un outil manquant, je devenais aussitôt méfiant. J'imaginais des rendez-vous secrets et des embrassades interminables. Le soir, de retour à la maison des Goldman où nous dînions sur leur terrasse, Oncle Saul nous disait :

— Est-ce que ça va, les enfants? Vous êtes bien silencieux.

— Ça va, répondait l'un de nous.

— Est-ce que tout va bien chez les Neville? Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir?

— Tout va bien, on est juste fatigués.

Ce que percevait Oncle Saul était une tension non dissimulable entre les membres du Gang. Pour la première fois de notre vie ensemble, nous voulions tous les trois quelque chose que nous ne pouvions pas partager.

21.

Pendant ce mois d'avril 2012, à mesure que je mettais de l'ordre dans les affaires d'Oncle Saul, les souvenirs du Gang des Goldman dansaient dans ma tête. Le climat était particulièrement étouffant. Une chaleur inhabituelle s'abattait sur la Floride et les orages se succédaient.

Ce fut pendant une averse diluvienne que je me décidai finalement à rappeler Alexandra. J'étais assis sous l'avant-toit, à l'abri de la pluie battante. Je sortis sa lettre qui ne quittait pas la poche arrière de mon pantalon et composai lentement le numéro.

Elle décrocha à la troisième sonnerie.

— Allô?

— C'est Marcus.

Il y eut une seconde de silence. Je ne savais pas si elle était gênée ou contente de m'entendre, et je faillis raccrocher. Mais elle finit par dire :

— Markie, je suis vraiment heureuse que tu m'appelles.

— Je suis désolé pour les photos et pour tout ce merdier. Tu es toujours à Los Angeles?

— Oui. Et toi? Tu es rentré à New York? J'entends du bruit derrière toi.

— Je suis toujours en Floride. C'est la pluie que tu entends. Je suis dans la maison de mon oncle. Je mets de l'ordre.

— Qu'est-il arrivé à ton oncle, Marcus?

— La même chose qu'à tous les Baltimore.

Il y eut un silence un peu gêné.

— Je ne peux pas rester longtemps en ligne. Kevin est là. Il ne veut plus que nous nous parlions.

— Nous n'avons rien fait de mal.

— Oui et non, Markie.

J'aimais quand elle m'appelait Markie. Cela signifiait que tout n'était pas perdu. Et c'est justement parce que tout n'était pas perdu que c'était mal. Elle me dit :

— J'ai réussi à tirer un trait sur nous. J'ai retrouvé une stabilité. Et voilà que tout est confus, de nouveau. Ne me fais pas ça, Markie. Ne me fais pas ça si tu ne crois pas en nous.

— Je n'ai jamais cessé de croire en nous.

Elle ne dit rien.

La pluie redoubla. Nous restâmes en ligne, sans parler. Je m'allongeai sur la banquette extérieure de la maison : je me revis, adolescent, avec le téléphone à fil, allongé sur mon lit à Montclair, elle étendue sur le sien à New York, entamant une conversation qui allait probablement durer quelques heures.

 

*

 

Hamptons,

New York. 1997.

 

Cet été-là, la présence de Patrick Neville eut une influence certaine sur le choix de notre université. Il nous parla à plusieurs reprises de celle de Madison, où il enseignait.

— Pour moi, c'est une des meilleures universités pour les perspectives qu'elle offre à ses étudiants. Peu importent vos choix de carrière.

Hillel indiqua qu'il voulait faire du droit.

— Madison n'a pas de faculté de droit, expliqua Patrick, mais elle a un excellent cursus préparatoire. D'ailleurs, tu as le temps de changer d'avis en cours de route. Après tes quatre premières années d'université, tu auras peut-être découvert une autre vocation... Demandez à Alexandra, elle vous dira qu'elle est enchantée là-bas. Et puis, ce serait sympa que vous soyez tous réunis.

Woody voulait pouvoir jouer au football au niveau universitaire. A nouveau Patrick jugea que Madison serait un bon choix.

— Les Titans de Madison sont une excellente équipe. Plusieurs joueurs de l'actuel championnat de NFL y ont été formés.

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