Le livre des Baltimore (24 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Un samedi après-midi de la mi-octobre, les Chats Sauvages jouèrent un match capital au stade de Buckerey. Avant de partir rejoindre l'équipe, Woody et Hillel s'arrêtèrent chez les Neville. Scott était dans son lit. Il paraissait très abattu.

— Tout ce que je voudrais, c'est être avec vous, les gars, leur dit-il. Je voudrais jardiner avec vous, jouer au football avec vous. Faire ce qu'on faisait avant.

— Tu peux pas venir assister au match?

— Ma mère ne veut pas. Elle veut que je me repose, mais je ne fais que ça, me reposer.

Quand Hillel et Woody partirent, Scott se laissa envahir par le désarroi. Il descendit à la cuisine : la maison était déserte. Sa sœur était absente, son père était à un rendez-vous et sa mère était partie faire des courses. L'idée lui vint alors à l'esprit de s'enfuir et rejoindre les Chats Sauvages. Il n'y avait personne pour l'en empêcher.

 

Au stade de Buckerey, le match débuta. Les Chats Sauvages prirent rapidement l'avantage.

Scott avait pris son vieux vélo. Il était trop petit pour lui, mais il roulait toujours. C'était le plus important. Il se dirigea vers le lycée de Buckerey, s'arrêtant à intervalles réguliers pour reprendre son souffle.

 

Gillian Neville rentra chez elle. Elle appela Scott mais il ne répondit pas. Elle monta à l'étage, et en ouvrant la porte de la chambre, elle le trouva endormi dans son lit. Elle ne le dérangea pas et le laissa se reposer.

 

Scott arriva au stade de Buckerey à la fin du premier quart-temps. Les Chats Sauvages menaient déjà largement au score. Il laissa son vélo contre une barrière et se glissa dans les vestiaires.

Il entendit la voix du coach Bendham qui donnait ses consignes et se cacha dans les douches. Il ne voulait pas être spectateur. Il voulait jouer. Il attendit que se passe le quart-temps suivant. Il devait parler à Hillel.

 

Un étrange pressentiment poussa Gillian Neville à aller réveiller son fils. Elle entrouvrit la porte de sa chambre. Il dormait toujours. Elle s'approcha du lit et en touchant les draps elle réalisa qu'il n'y avait personne à l'intérieur: à la place de son fils, il n'y avait que des coussins, qui avaient parfaitement fait illusion.

Au troisième quart-temps, Scott parvint à attirer l'attention d'Hillel, qui le rejoignit dans les douches.

— Qu'est-ce que tu fais ici?

— Je veux jouer !

— T'es fou ! C'est impossible.

— S'il te plaît. J'aimerais juste jouer une fois un match.

 

Gillian Neville parcourut Oak Park en voiture. Elle essaya de joindre Patrick, qui ne répondait pas. Elle se rendit chez les Goldman mais elle trouva porte close : ils étaient au match.

 

À la fin du troisième quart-temps, Hillel parla avec Woody et lui expliqua la situation. Il lui fit part de son idée. Woody profita d'un temps mort pour en parler aux autres joueurs. Puis il fit signe à Ryan, un ailier au gabarit léger, de venir vers lui et il lui détailla ce qu'il devait faire.

 

Gillian retourna à la maison. Toujours personne. Elle sentit la panique l'envahir et elle éclata en sanglots.

 

Il ne restait plus que cinq minutes dans la partie. Ryan demanda à sortir du terrain.

— Je dois aller aux toilettes, coach.

— Ça peut pas attendre?

— Désolé, c'est vraiment très pressant.

— Dépêche-toi !

Ryan entra dans le vestiaire et donna son maillot et son casque à Scott qui l'attendait.

 

Il ne restait que deux minutes de jeu. Le coach pesta contre Ryan qui ressortait enfin des vestiaires et lui ordonna de se remettre en place. Bendham était tellement concentré qu'il ne remarqua rien. L'action débuta. Ryan avait une drôle de démarche, et un mauvais placement. Le coach lui cria des ordres, sans réaction. Soudain, ce fut toute son équipe qui perdit la tête et se plaça en formation triangulaire. « Mais qu'est-ce que vous foutez, bon Dieu ! » hurla-t-il.

Puis Hillel cria : « Maintenant. » Il vit Woody monter au poste d'ailier et se placer aux côtés de Ryan. Le ballon repassa aux mains des Chats Sauvages et Woody le réceptionna. Tous les joueurs se mirent en ligne autour de Ryan, qui reçut le ballon et s'élança sur le terrain, escorté par tous les autres joueurs qui le protégeaient.

Le stade resta muet un instant. Les joueurs de l'équipe adverse, complètement déstabilisés, regardèrent médusés la formation compacte traverser la pelouse. Scott passa la ligne des buts et posa le ballon au sol. Puis il leva les mains vers le ciel, enleva son casque et le stade tout entier se mit à hurler de joie.

« T000000000uchd000000wn pour les Chats Sauvages de Buckerey qui remportent ce match ! »
s'écria le speaker dans les haut-parleurs.

« C'est le plus beau jour de ma vie ! » exulta Scott en entamant quelques pas de danse sur le terrain. Tous les joueurs s'agglutinèrent autour de lui et le portèrent en triomphe. Le coach Bendham, resté un instant stupéfait, ne sut pas comment réagir et éclata de rire avant de se joindre aux acclamations qui scandaient le nom de Scott et réclamaient un tour de stade. Scott s'exécuta, envoyant des baisers à la foule et saluant à tout-va. Il parcourut la moitié du terrain, sentit son cœur qui s'emballait. Il avait de plus en plus de mal à respirer, il essaya de se calmer mais il eut l'impression qu'il étouffait. Et soudain il s'écroula.

16.

Le 28 mars 2012, Alexandra quitta Boca Raton et retourna à Los Angeles.

Le jour où elle partit, elle laissa une enveloppe devant ma porte. Leo assista à la scène et vint frapper chez moi.

— Vous venez de rater votre petite copine.

— Ce n'est pas ma petite copine.

— Un gros 4 x 4 noir vient de s'arrêter devant votre maison et elle a posé cette enveloppe devant votre porte. Il me la tendit. Il était écrit :

 

Pour Markikette

 

— Je ne sais pas qui est Markikette, dis-je.

— Je crois que c'est vous, répondit Leo.

— Non. C'est une erreur.

— Ah. Dans ce cas je vais l'ouvrir.

— Je vous l'interdis.

— Je croyais que cette lettre n'était pas pour vous.

— Donnez-moi ça !

Je lui pris l'enveloppe des mains et la décachetai. À l'intérieur, elle avait simplement noté un numéro de téléphone, dont je supputai qu'il était le sien.

 

555-543-3984

A.

 

Pourquoi me donnerait-elle son numéro de téléphone? Et surtout pourquoi le déposer devant ma porte quand elle sait que n'importe quel journaliste pourrait passer par là et la voir, ou même se saisir de l'enveloppe?

— Mon pauvre Markikette, me dit Leo, vous êtes tellement rabat-joie.

— Ne m'appelez pas Markikette. Et je ne suis pas rabat-joie.

— Bien sûr que vous l'êtes. Il y a cette femme, mignonne comme tout, qui est complètement perdue parce qu'elle meurt d'amour pour vous mais qu'elle ne sait pas comment vous le dire.

— Elle ne m'aime pas. C'était avant.

— Mais enfin, vous le faites exprès? Vous débarquez dans sa vie jusqu'alors calme et douillette, vous créez un chaos monumental, elle décide de fuir mais malgré tout, au moment de partir, elle vous indique comment la contacter. Il faut vous faire un dessin, ou quoi? Vous m'inquiétez, Marcus. On dirait que vous êtes nul de chez nul avec les histoires sentimentales.

Je regardai la feuille que je serrais entre mes doigts, puis je demandai à Leo :

— Alors, qu'est-ce que je dois faire, Monsieur le docteur des cœurs?

— Appelez-la, espèce d'andouille !

Il me fallut un bon moment pour me résoudre à lui téléphoner. Quand j'eus le courage d'essayer, son téléphone était coupé. Sans doute était-elle dans l'avion vers la Californie. Je refis une tentative quelques heures plus tard : il était tard en Floride, c'était le début de la soirée à Los Angeles. Elle ne répondit pas. Ce fut elle qui me rappela. Je décrochai mais elle ne parla pas. Nous restâmes longuement au bout du fil, en silence. Finalement elle dit :

« Tu te souviens, après la mort de mon frère... c'était toi que j'appelais. J'avais besoin de ta présence, alors nous restions au téléphone pendant des heures, sans rien dire. Juste pour que tu me tiennes compagnie. » Je ne répondis rien. Nous restâmes encore silencieux. Elle finit par raccrocher.

 

*

 

Baltimore, Maryland.

Octobre 1995.

 

Les secours ne parvinrent pas à refaire battre le cceur de Scott, dont le décès fut constaté sur la pelouse du terrain de Buckerey. Les cours du lendemain furent annulés au lycée de Buckerey High, et une cellule psychologique mise en place. À mesure que les élèves arrivaient dans l'établissement, ils étaient dirigés vers l'auditorium, tandis que résonnait en boucle dans les haut-parleurs des couloirs le message du principal Burdon : « En raison de la tragédie d'hier soir, tous les cours sont annulés aujourd'hui. Les élèves doivent tous se rendre à l'auditorium. » Devant le casier de Scott, s'amoncelèrent des fleurs, des bougies et des peluches.

Scott fut enterré dans un cimetière de la banlieue de New York, dont les Neville étaient originaires. Nous nous y rendîmes, Woody, Hillel et moi, accompagnés par Oncle Saul et Tante Anita.

Avant la cérémonie, ne la voyant pas, je cherchai Alexandra. Je la trouvai dans un salon funéraire, seule. Elle pleurait. Elle était vêtue en noir. Elle avait même mis du vernis noir sur ses ongles. Je m'assis à côté d'elle. Je lui pris la main. Je la trouvai tellement belle que j'eus cette envie érotique de lui embrasser la paume. Je le fis. Et comme elle ne retira pas sa main, je recommençai. Je lui baisai le dos de la main, chacun de ses doigts. Elle vint se blottir contre moi et elle me murmura dans le creux de l'oreille : « Ne lâche pas ma main, s'il te plaît, Markie. »

La cérémonie fut très pénible. Je n'avais jamais dû affronter pareille situation. Oncle Saul et Tante Anita nous y avaient préparés, mais c'était autre chose de le vivre. Alexandra était inconsolable : je voyais des larmes noires de son mascara couler sur nos mains. Je ne savais pas si je devais lui parler, la rassurer. J'aurais voulu essuyer le bord de ses yeux, mais j'avais peur d'être maladroit. Je me contentai de serrer sa main du plus fort que je pouvais.

 

La difficulté ne fut pas tant la tristesse du moment que les tensions que nous ressentions entre Patrick et Gillian. Patrick prononça pour son fils une oraison que je trouvai très belle. Il l'intitula
Résignation du père d'un enfant malade.
Il y rendit hommage à Woody et Hillel et les remercia pour le bonheur apporté à Scott. Il leur tint à peu près ces propos :

« Sommes-nous vraiment heureux, nous les gens aisés d'Oak Park ou de New York? Qui ici peut affirmer l'être complètement?

« Mon fils Scott a été heureux. Et cela grâce à deux petits gars qui l'ont sorti.

« J'ai vu mon fils avant Woody et Hillel, je l'ai vu après.

« Merci à vous deux. Vous lui avez donné un sourire que je ne lui avais jamais vu. Vous lui avez donné une force que je ne lui avais jamais connue.

« Qui peut, même au terme d'une longue vie, affirmer avoir rendu heureux l'un de ses semblables? Vous le pouvez, Hillel et Woody. Vous le pouvez. »

Le discours de Patrick déclencha une très gênante altercation avec sa femme lors de la collation qui suivit l'enterrement. Nous étions tous dans le salon de la sœur de Gillian, en train de manger des petits fours, quand nous entendîmes des éclats de voix retentir depuis la cuisine. « Tu leur dis merci? criait Gillian. Ils ont tué notre fils, et toi tu dis merci ! »

Ce fut une scène difficile à supporter. Je me remémorai soudain toutes les fois où j'avais haï Scott, où j'avais jalousé sa maladie et réclamé d'avoir moi aussi la mucoviscidose. J'eus envie de pleurer mais je ne voulais pas le faire devant Alexandra. Je sortis dans le jardin. Je me traitai de salopard. Salopard ! Salopard ! Puis je sentis une main sur mon épaule. Je me retournai : c'était Oncle Saul. Il m'étreignit et j'éclatai en sanglots.

Je n'oublierai jamais comment il me serra contre lui ce jour-là.

 

Il s'ensuivit des semaines de tristesse.

Hillel et Woody se sentaient coupables. Pour ne rien arranger, le principal Burdon exigea des sanctions.

Il convoqua Hillel et le coach Bendham. La réunion dura plus d'une heure. Woody faisait les cent pas derrière la porte, inquiet. La porte s'ouvrit enfin et Hillel sortit du bureau en larmes.

— Je suis viré de l'équipe ! hurla-t-il.

— Quoi? Comment ça?

Hillel ne répondit pas et s'enfuit en courant dans le couloir. Woody vit alors le coach Bendham sortir du bureau à son tour, avec une mine catastrophée.

— Coach, dites-moi que ce n'est pas vrai ! s'écria-t-il. Coach, que se passe-t-il?

— Ce qui s'est passé est très grave. Hillel doit quitter l'équipe. Je suis vraiment désolé... Je ne peux rien faire.

Woody, furieux, entra sans frapper dans le bureau de Burdon.

— Principal Burdon, vous ne pouvez pas renvoyer Hillel de l'équipe de football !

— De quoi je me mêle, Woodrow? Et qui te permet de débarquer comme ça dans mon bureau?

— C'est une vengeance? C'est ça?

— Woodrow, je ne te le dirai pas deux fois : sors de ce bureau.

— Vous ne voulez même pas m'expliquer pour quel motif vous avez renvoyé Hillel?

— Je ne l'ai pas renvoyé. Techniquement, il n'a jamais fait partie de l'équipe. Aucun élève ne peut avoir la charge d'autres élèves. Le coach Bendham n'aurait jamais dû lui proposer cette fonction d'assistant. Et puis, dois-je te rappeler qu'il a tué un élève, Woody? Sans ses idées farfelues, Scott Neville serait encore en vie !

— Il n'a tué personne. C'était le rêve de Scott de jouer !

— Je n'apprécie pas du tout ce ton, Woodrow. Que veux-tu: ton petit copain se plaint que je ne fais pas mon boulot correctement. Je vais le faire, mon boulot. Tu vas voir. Va-t'en maintenant.

— Vous n'avez pas le droit de faire ça à Hillel !

— J'ai tous les droits. Je suis le principal de ce lycée. Vous n'êtes que les élèves. Vous n'êtes rien d'autre que des élèves. Tu comprends ça?

— Vous le paierez !

— C'est une menace?

— Non, c'est une promesse.

Personne ne put rien y faire. Ce fut la fin du football pour Hillel.

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