Le livre des Baltimore (22 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Non.

— Alors, garde tes avis pour toi, petit impertinent. Je ne te demande pas une faveur, je te donne un ordre. Cesse de mettre ce petit garçon malade dans une brouette ou de lui faire faire quelque gymnastique que ce soit. C'est très important.

— D'accord.

— Je veux plus que ça. Je veux que tu me le promettes.

— Je le promets.

— Bon. Très bien. Désormais, tes entraînements clandestins, c'est fini. Tu n'es pas membre de l'équipe, tu n'as rien à voir avec eux, je ne veux plus te voir dans leur bus, dans leur vestiaire, ou je ne sais pas où. Je ne veux plus avoir affaire à toi.

— D'abord le théâtre, maintenant le football. Vous me privez de tout ! s'indigna Hillel.

— Je ne te prive de rien, j'applique simplement les règles qui régissent le bien-vivre dans notre établissement.

— Je n'ai violé aucune règle, principal. Rien ne m'empêche d'entraîner l'équipe en dehors de la saison.

— Je te l'interdis.

— Et selon quelle base légale?

— Hillel, souhaites-tu être renvoyé de ce lycée?

— Non, quel problème il y a à ce que j'entraîne l'équipe en dehors de la saison?

— Entraîner l'équipe? Tu appelles ça un entraînement? Mettre un enfant atteint de mucoviscidose dans une brouette pour lui faire traverser le terrain, tu appelles ça un entraînement?

— J'ai lu le règlement, figurez-vous. Rien n'indique qu'il soit interdit qu'un joueur en transporte un autre qui tient le ballon.

— Bon, Hillel, éructa Burdon qui avait perdu son calme, tu veux jouer les avocats, c'est ça? Tu es l'avocat des petits malades en brouette?

— Je voudrais juste que vous ne soyez pas aussi psychorigide.

Le principal prit un air contrit et déclara à l'attention d'Oncle Saul et Tante Anita :

— Monsieur et Madame Goldman, Hillel est un gentil petit. Mais c'est le système public, ici. Si vous n'êtes pas satisfaits, il faut retourner dans le privé.

— Je vous rappelle que c'est le lycée de Buckerey qui est venu nous chercher, rétorqua Hillel.

— Woody, oui. Mais toi, c'est différent : tu es là parce que Woody voulait que tu l'accompagnes et nous avons accepté qu'il en soit ainsi. Mais sens-toi libre de changer d'école si c'est ça que tu veux.

— C'est vraiment pas gentil de dire ça. Ça veut dire que vous vous en foutez de moi !

— Mais enfin, je ne m'en fous pas du tout ! Je pense que tu es un garçon très gentil, je t'apprécie beaucoup, mais tu es un élève comme un autre, voilà tout. Tu veux rester dans un lycée public, tu dois en accepter les règles. C'est comme ça que notre système fonctionne.

— Vous êtes médiocre, principal. Votre lycée est médiocre. Envoyer les gens dans le privé, c'est votre réponse à tout? Vous nivelez tout par le bas ! Vous interdisez Steinbeck pour trois gros mots dans le texte, mais vous êtes incapable de comprendre la portée de son œuvre ! Et vous vous cachez derrière des règlements obscurs pour justifier votre manque d'ambition intellectuelle. Et ne venez pas parler d'un système qui fonctionne, car notre système scolaire public dysfonctionne totalement et vous le savez. Et un pays dont le système scolaire ne marche pas n'est ni une démocratie ni un État de droit !

Il y eut un long silence. Le principal soupira et finit par demander :

— Hillel, quel âge as-tu?

— J'ai quatorze ans, principal Burdon.

— Quatorze ans. Et pourquoi n'es-tu pas en train de faire du skate avec tes autres camarades, au lieu de demander si la garantie de l'État de droit dépend de la qualité de son système scolaire?

Burdon se leva et alla ouvrir la porte de son bureau pour signifier que l'entretien était terminé. Woody, qui attendait sur une chaise dans le couloir, entendit le principal dire à Oncle Saul et Tante Anita en leur serrant la main :

— Je crois que votre petit Hillel ne trouvera jamais sa place ici. Hillel éclata en sanglots :

— Mais non, vous n'avez rien compris ! J'ai passé une heure à vous parler et vous n'avez même pas eu la décence de m'écouter. (Il se tourna vers ses parents.) Maman, Papa, je voudrais juste qu'on m'écoute ! Je voudrais un peu de considération !

Pour calmer les esprits, les Baltimore allèrent tous les quatre boire un milk-shake au
Dairy Shack
d'Oak Park. Installés face à face sur deux banquettes, ils restèrent inhabituellement silencieux.

— Hillel chaton, finit par dire Tante Anita, avec ton père, nous avons beaucoup discuté de la situation... il y a cette école spécialement adaptée...

— Non, pas une
école spéciale
! s'écria Hillel. Pas ça, je vous en supplie ! Vous ne pouvez pas me séparer de Woody. Anita sortit une brochure de son sac et la déposa sur la table.

— Jettes-y au moins un œil. C'est un endroit qui s'appelle Blueberry Hill. Je crois que tu y serais bien. Je ne supporte plus de te voir si malheureux dans ce lycée.

Hillel, de mauvaise grâce, feuilleta le document.

— En plus, c'est à 60 miles d'ici ! s'indigna-t-il. C'est hors de question ! Je ne vais quand même pas faire 120 miles aller-retour tous les jours !

— Hillel chéri, mon ange... tu dormirais là-bas...

— Quoi? Non, non ! Je ne veux pas !

— Chaton, tu rentrerais tous les week-ends. Ça te permettra d'apprendre tellement de choses. Tu t'ennuies à l'école .

— Non, Maman, je ne veux pas ! JE NE VEUX PAS ! Pourquoi est-ce que je devrais aller là-bas? Ce soir-là, Woody et Hillel lurent ensemble la brochure de Blueberry Hill.

— Wood', il faut que tu m'aides ! supplia Hillel, complètement paniqué. Je ne veux pas aller là-bas. Je ne veux pas qu'on soit séparés.

— Moi non plus, je ne veux pas. Mais je sais pas quoi faire pour toi : c'est toi le fortiche à l'école, en principe. Essaie d'arrêter de te faire remarquer. T'es capable de faire ça? Tu as fait élire le président Clinton ! Tu connais tout sur tout ! Fais un effort. Ne laisse pas ce stupide Burdon te démolir. Allez, t'inquiète pas, Hill', je vais pas te laisser partir.

Hillel, terrifié à l'idée d'être envoyé
à l'école spéciale,
n'eut plus le moral à faire quoi que ce soit. Le vendredi soir, Tante Anita entra dans la chambre de Woody. Il était à son bureau en train de faire ses devoirs. Woody, j'ai eu le coach Bendham au téléphone. Il dit que tu lui as laissé un mot lui signifiant que tu quittais l'équipe de football. Est-ce que c'est vrai?

Woody baissa la tête.

— À quoi ça sert, de toute façon? murmura-t-il.

— Qu'est-ce que tu veux dire, trésor? demanda-t-elle en s'agenouillant près de lui pour être à sa hauteur.

— Si Hill' va à
l'école spéciale,
ça veut dire que je pourrai plus habiter chez vous, hein?

— Non, Woody, bien sûr que non. C'est ta maison, ça ne change rien. Nous t'aimons comme un fils, tu le sais.
L'école spéciale
est un endroit pour Hillel, pour l'aider à s'épanouir. C'est pour son bien. Tu es chez toi pour toujours ici.

Il laissa couler une larme sur sa joue. Elle le prit contre lui et le serra fort contre sa poitrine.

 

Le dimanche, peu avant l'heure du déjeuner, le coach Bendham passa à l'improviste chez les Goldman-de-Baltimore. Il proposa à Woody d'aller déjeuner et l'emmena manger un hamburger dans un
diner
où il avait ses habitudes.

— Je suis désolé pour ma lettre, coach, s'excusa Woody à table. Je n'avais pas vraiment envie de quitter l'équipe. J'étais en colère à cause des histoires qu'on fait à Hillel.

— Tu sais, mon garçon, j'ai soixante ans. Ça doit faire à peu près quarante ans que j'entraîne des équipes de football, et de toute ma carrière je n'ai jamais été déjeuner avec un seul de mes gars. Moi, j'ai mes règles et ça, c'est pas dans mes règles. Pourquoi ferais-je cela? J'en ai eu des types qui ont décidé qu'ils voulaient quitter l'équipe. Ils préféraient aller retrouver des nanas plutôt que courir avec un ballon dans les bras. C'était un signe, ça voulait dire qu'ils n'étaient pas sérieux. Je n'ai pas perdu de temps à essayer de les récupérer. Pourquoi perdre du temps avec des types qui ne voulaient pas jouer quand j'avais des gars qui se bousculaient au portillon pour rejoindre l'équipe?

— Je suis sérieux, coach. Je vous le promets !

— Je le sais, mon garçon. C'est pour ça que je suis là.

Un serveur leur apporta leur commande. Le coach attendit qu'il fût parti pour reprendre :

— Écoute, Woody, je sais qu'il y a une bonne raison pour que tu m'aies écrit ce mot. Je voudrais que tu me dises ce qui se passe.

Woody expliqua les soucis que rencontrait Hillel, le principal Burdon qui ne voulait rien entendre et la menace de
l'école spéciale
qui planait.

— Il n'a pas de problème d'attention, dit Woody.

— Je le sais bien, mon garçon, répondit le coach. Y a qu'à l'entendre s'exprimer. Dans sa tête, il est déjà à un stade de développement plus élevé que la plupart de ses enseignants.

— Hillel a besoin d'un défi ! Il a besoin de se sentir tiré vers le haut. Il est heureux avec vous. Il est heureux sur le terrain !

— Tu veux qu'il rejoigne l'équipe? Mais qu'est-ce qu'on va faire de lui? C'est le type le plus maigre que j'aie vu de toute ma vie.

— Non, coach, ce n'est pas exactement à un poste de joueur que je pense. J'ai une idée, mais il va falloir que vous me fassiez confiance...

Bendham l'écouta attentivement, opinant du chef pour lui signifier qu'il approuvait sa proposition. Le repas terminé, il conduisit jusqu'à un quartier résidentiel proche. Il s'arrêta devant une petite maison bâtie sur un seul niveau, devant laquelle était garé un camping-car.

— Tu vois, mon garçon, c'est ma maison. Et le camping-car est à moi. Je me le suis acheté l'année dernière, mais je ne l'ai encore jamais vraiment utilisé. C'était une bonne affaire, je l'ai acheté pour ma retraite.

— Pourquoi vous me racontez ça, coach?

— Parce que, dans trois ans, je prendrai ma retraite. Ça correspond à la fin de ton lycée. Tu sais ce qui me ferait plaisir? Finir en remportant la coupe et en envoyant le meilleur joueur que j'aie jamais dirigé en NFL. Alors je vais accepter ton idée. En échange, je veux que tu me promettes de revenir à l'entraînement, de travailler aussi dur que tu l'as fait jusqu'à maintenant. Je veux te voir un jour en NFL, mon garçon. Et moi je prendrai mon camping-car et je sillonnerai la côte Est pour ne rien rater de tes matchs. Je te regarderai depuis les tribunes et je dirai aux types qui seront assis à côté de moi : je le connais bien ce gars-là, c'est moi qui l'ai entraîné au lycée. Promets-moi, Woodrow. Promets-moi que toi et le football, ce n'est que le début d'une grande aventure.

— Je vous le promets, coach Bendham. L'homme sourit.

— Alors, viens maintenant, nous allons annoncer la nouvelle à Hillel.

Vingt minutes plus tard, dans la cuisine des Goldman-de-Baltimore, Hillel, Oncle Saul et Tante Anita écoutèrent le coach, médusés.

— Vous voulez que je devienne votre assistant, coach? répéta Hillel incrédule.

— Exactement. À partir de la rentrée prochaine. Mon assistant officiel. J'ai le droit de t'engager, Burdon ne peut rien contre ça. Et puis tu feras un assistant du tonnerre : tu connais les gars, t'as une bonne vision du jeu, et je sais que tu fais des fiches sur les autres équipes.

— C'est Wood' qui vous l'a raconté?

— Peu importe. Tout ça pour dire qu'on va avoir trois grosses saisons à venir, que je ne suis plus tout jeune et qu'un coup de main ne sera pas de trop.

— Oh, mon Dieu ! Oui ! Oui ! J'adorerais ça !

— Il y a une seule condition: pour être dans l'équipe, il faut avoir de bonnes notes. C'est dans le règlement. Les membres de l'équipe de football doivent avoir la moyenne dans toutes les branches, et c'est valable pour toi aussi. Donc si tu veux faire partie de l'équipe, il va falloir te reprendre en classe dès maintenant.

Hillel promit. Ce fut pour lui une résurrection.

14.

Le matin du 26 mars 2012, je fus réveillé par mon téléphone. Il était cinq heures du matin. C'était mon agent qui m'appelait depuis New York.

— C'est dans la presse, Marcus.

— De quoi tu me parles?

— Alexandra et toi. Vous faites la une du torchon le plus lu du pays.

Je me ruai au supermarché le plus proche, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils étaient en train de décharger depuis une palette en bois des piles de magazines emballés dans de la cellophane.

J'en attrapai une, déchirai le plastique, saisis un magazine, et lus, effaré :

 

QUE
SE PASSE-T-IL

ENTRE
A
LEXANDRA NEVILLE ET MARCUS GOLDMAN?

Récit d'une escapade secrète en Floride.

 

Le type dans le van noir était un photographe. Il avait passé plusieurs jours à nous observer et à nous suivre. Il avait vendu l'exclusivité à un magazine qui prenait tout le monde de court.

Il avait assisté à tout depuis le début : moi volant Duke, Alexandra et moi à Coconut Grove, Alexandra venant chez moi. Tout laissait à penser que nous avions une liaison.

Je rappelai mon agent.

— Il faut empêcher ça, lui dis-je.

— Impossible. Ils ont été très malins. Aucune fuite, aucune annonce sur Internet. Toutes les photos sont prises depuis la voie publique sans intrusion directe dans ta sphère intime. Tout est parfaitement ficelé.

— Je n'ai rien fait avec elle.

— Tu fais ce que tu veux.

— Je te dis qu'il n'y a rien ! Il doit bien y avoir un moyen d'empêcher que ce journal soit vendu.

— Ils ne font qu'émettre une supposition, Marcus. Ce n'est pas illégal.

— Est-ce qu'elle est au courant?

— J'imagine. Et si ce n'est pas encore le cas, ce le sera dans l'heure.

J'attendis une heure avant d'aller sonner à la grille de la maison de Kevin. Je vis la caméra de l'interphone s'allumer, signe que quelqu'un me voyait, mais le portail resta fermé. Je sonnai encore, et finalement la porte de la maison s'ouvrit. C'était Alexandra. Elle vint jusque devant la grille et resta derrière.

— Tu as volé le chien? dit-elle en me fusillant du regard. C'est pour ça qu'il était tout le temps chez toi?

— Je l'ai fait une fois. Ou deux. Ensuite il est venu tout seul, je te le jure.

— Je ne sais plus si je dois te croire, Marcus. Est-ce que c'est toi qui as averti la presse?

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