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Authors: Joël Dicker

Le livre des Baltimore (9 page)

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Principal Hennings, mon fils a des bleus au visage en permanence. Je ne sais plus ce que je dois faire. Le forcer à s'intégrer ou le mettre dans une institution spécialisée? Parce que, pour être franche avec vous, il y a des matins où je me demande ce qui va lui arriver quand je l'envoie dans votre école...

Elle éclata en sanglots et comme le principal Hennings ne voulait surtout pas de troubles à Oak Tree, il la consola, lui promit de remédier à la situation et il convoqua Hillel pour essayer de la régler.

— Mon garçon, l'interrogea-t-il, as-tu des soucis au sein de l'école?

— Disons que je me fais chercher des noises sur le terrain de basket derrière l'école après les cours.

— Ha ! Et comment décrirais-tu cela? Dirais-tu qu'il s'agit de chahut?

— Je dirais qu'il s'agit d'agressions.

— Agressions? Non, non. Il n'y a pas d'agressions à Oak Tree. Il y a peut-être du chahut. Tu sais, c'est normal de faire un peu de chahut quand on est un garçon. Les garçons aiment les bousculades.

Hillel haussa les épaules.

— J'en sais rien, principal Hennings. Tout ce que je voudrais, moi, c'est jouer au basket-ball tranquillement.

Le principal se gratta la tête, scruta cet enfant tout maigre mais plein d'aplomb, et lui suggéra alors :

— Tu pourrais faire partie de l'équipe de basket de l'école, qu'en dis-tu?

Hennings considérait que le garçon pourrait ainsi jouer au ballon mais sous la protection d'un adulte. L'idée plut à Hillel, et le principal l'emmena aussitôt voir le responsable de l'éducation physique.

— Shawn, demanda le principal Hennings au professeur d'éducation physique, pourrions-nous intégrer ce jeune champion à l'équipe de basket?

Shawn toisa le minuscule squelette aux yeux suppliants.

— Impossible, répondit-il.

— Et pourquoi?

Shawn se pencha à l'oreille du principal et lui murmura :

— Frank, on est une équipe de basket, pas un centre pour handicapés.

— Hé, je suis pas handicapé ! s'insurgea Hillel, qui avait entendu.

— Non, mais t'es tout maigre, rétorqua Shawn. Tu seras un handicap pour nous.

— Et si on faisait un essai? suggéra le principal. Le professeur de gym se pencha à nouveau vers lui :

— Frank, l'équipe est complète. Et il y a une liste d'attente longue comme le bras. Si on fait une exception pour le petit, ça va faire des histoires avec les parents d'élèves. Et moi, j'ai horreur d'avoir des histoires. Et je vous dis : quand je vais le mettre sur le terrain, on va perdre. Et je dois vous dire aussi que cette année, on n'est déjà pas au top. Nos résultats au basket ne sont en général pas formidables, mais alors là...

Hennings acquiesça et se tourna vers Hillel en inventant des articles du règlement interne pour expliquer de long en large qu'on ne pouvait changer la composition de l'équipe de basket en cours d'année. Une horde d'enfants déboula soudain dans la salle pour un entraînement, et Hillel et le principal s'assirent sur un banc au bas des gradins.

— Alors, qu'est-ce que je dois faire, principal Hennings? demanda finalement Hillel.

— Tu peux me donner le nom des chahuteurs. Je les convoquerai pour une bonne explication. Et nous pourrons organiser un atelier anti-chahut.

— Non, ce serait pire. Et vous le savez aussi.

— Et pourquoi tu ne les évites pas alors, ces zigotos? s'agaça Hennings. Tu n'as qu'à pas aller sur le terrain de sport si tu ne veux pas de bousculade, voilà tout.

— Je ne renoncerai pas à aller jouer au basket.

— Être têtu est un vilain défaut, mon garçon.

— Je ne suis pas têtu. Je résiste aux fascistes. Hennings devint tout blanc.

— Où as-tu entendu ce drôle de mot? J'espère qu'on ne t'apprend pas des mots pareils en classe? À l'école d'Oak Tree, on n'apprend pas ce genre de mots.

— Non, je l'ai lu dans un livre.

— Quel livre?

Hillel ouvrit son sac et en sortit un livre d'histoire.

— Mais qu'est-ce que c'est que cette horreur? chevrota Hennings.

— Un livre que j'ai emprunté à la bibliothèque.

— A la bibliothèque de l'école?

— Non, à la bibliothèque municipale.

— Ah ouf ! Eh bien, je te prie de ne pas emporter cet affreux livre à l'école et de garder ce genre de réflexion pour toi. Je n'ai pas envie d'avoir des ennuis, moi. Mais je vois que tu sais des tas de choses. Tu devrais utiliser cette force pour te défendre.

— Mais je n'ai pas de force ! C'est bien ça le problème.

— Ta force, c'est ton intelligence. Tu es un petit garçon drôlement intelligent... Et dans les fables, l'intelligent gagne toujours à la fin contre le costaud...

La suggestion du principal Hennings ne resta pas sans écho. L'après-midi même, installé dans la salle de rédaction de l'école, Hillel rédigea un texte qu'il transmit ensuite à Madame Chariot, pour publication dans la prochaine édition du journal. Il y racontait l'histoire d'un petit garçon, élève dans une école privée pour riches, qui à chaque récréation se fait attacher à un arbre par ses camarades pour y subir toutes sortes de supplices, et notamment des inventions aussi sournoises que dégoûtantes, qui donnaient au jeune héros des infections buccales terribles. Aucun adulte ne remarque le martyre, et surtout pas le principal de l'école : il est occupé avec le professeur de gymnastique à masser les pieds des parents d'élèves. À la fin de l'histoire, les élèves finissent par mettre le feu à l'arbre et au petit garçon, et se mettent à danser autour du bûcher en chantant une ode de remerciement au corps enseignant qui les laisse si tranquillement tabasser les plus faibles.

À la lecture du texte, Madame Chariot prévint aussitôt le principal Hennings, qui en fit interdire la publication et convoqua Hillel dans son bureau.

— Est-ce que tu te rends compte que ton texte est truffé de mots qui ne sont pas admis ici? tonna Hennings. Et je ne parle même pas du fond de cette histoire ridicule et du culot de t'en prendre au corps professoral !

— Ce que vous faites s'appelle de la censure, protesta Hillel, et ça aussi, les fascistes le faisaient, je l'ai lu dans mon livre.

— Arrête avec ces histoires de fascisme, veux-tu? Ce n'est pas de la censure, mais du bon sens ! Nous avons une charte morale à Oak Tree et tu l'as transgressée !

— Et ma lettre à Helena, publiée dans le précédent numéro?

— Je te l'ai déjà expliqué, Madame Chariot pensait que c'était un poème écrit par elle.

— Mais dès la publication du journal, je lui ai dit que c'était moi qui étais l'auteur de ce poème !

— Tu as bien fait de l'en informer.

— Mais elle aurait dû annuler la diffusion du journal !

— Et pour quelle raison?

— Parce que la publication de cette lettre était affreusement humiliante pour moi !

— Allons, Hillel, cesse tes caprices ! Ce poème était très joli, contrairement à ce texte qui n'est qu'un ramassis de grossièretés abominables.

Le principal Hennings envoya ensuite Hillel voir le psychologue de l'école.

— J'ai lu ton texte, dit le psychologue, je l'ai trouvé intéressant.

— Vous êtes bien le seul.

— Le principal Hennings m'a raconté que tu lis des livres sur le fascisme...

— J'en ai emprunté un à la bibliothèque.

— Est-ce que c'est cela qui t'a inspiré ton texte?

— Non, ce qui m'a inspiré, c'est la nullité de cette école.

— Peut-être que tu ne devrais pas lire ces livres...

— Peut-être que ce sont justement les autres qui devraient lire ces livres.

De leur côté, Oncle Saul et Tante Anita supplièrent leur fils de faire un effort : « Hillel, ça ne fait même pas trois mois que tu es dans cette école. Tu dois vraiment essayer d'apprendre à vivre en harmonie avec les autres. »

Il y eut enfin une grande discussion avec tous les élèves dans l'amphithéâtre sur le thème « Chahut et gros mots ». Hennings parla longuement des valeurs morales et éthiques d'Oak Tree et expliqua pourquoi les chahuts pas plus que les gros mots n'étaient admis dans la charte de l'école. Puis les élèves répétèrent un slogan : « Les gros mots, c'est pas beau ! », à scander s'ils surprenaient un camarade en flagrant délit de grossièreté. Un débat s'ensuivit, où les élèves purent poser les questions qui les taraudaient.

— Demandez tout ce que vous voulez, déclara Hennings, avant de décocher un clin d'œil narquois à Hillel et d'ajouter: il n'y a pas de censure.

Une forêt de mains s'éleva dans l'auditoire.

— Est-ce du chahut de jouer au ballon dans le préau? demanda un garçon.

— Non, c'est de l'exercice, répondit Hennings. À condition de ne pas envoyer le ballon dans la tête de ses petits copains.

— L'autre jour, j'ai vu une araignée dans la cafétéria et j'ai crié parce que j'ai eu peur, confessa une fille un peu honteuse. Ai-je commis un acte de chahut?

— Non, crier parce qu'on a peur est autorisé. Mais crier pour casser les oreilles de ses camarades est un chahut.

— Mais si quelqu'un crie pour faire du chahut et qu'il fait croire ensuite qu'il a vu une araignée pour ne pas être puni? interrogea un élève inquiet que la loi puisse être contournée.

— Ce serait malhonnête de faire ça. Et c'est pas bien d'être malhonnête.

— Qu'est-ce que ça veut dire
malhonnête?

— C'est ne pas assumer ses actes. Par exemple, si vous faites semblant d'être malade pour ne pas aller à l'école, c'est être très malhonnête. Une autre question?

Un petit garçon leva la main et Hennings lui donna la parole.

— Est-ce que
sexe
est un gros mot? demanda-t-il. L'assemblée retint son souffle et Hennings eut un instant d'embarras.


Sexe
n'est pas un gros mot... mais c'est un mot, disons... inutile.

Un brouhaha envahit soudain la salle. Si
sexe
n'était pas un gros mot, pouvait-on l'employer sans violer la charte d'Oak Tree?

Hennings tapa sur son pupitre pour ramener le calme, constatant là un chahut général, ce qui fit immédiatement taire tout le monde.


Sexe
est un mot qu'on ne doit pas dire. C'est un mot interdit, voilà.

— Pourquoi est-ce interdit si ce n'est pas un gros mot?

— Parce que... Parce que c'est mal. Le sexe c'est mal, voilà. C'est comme la drogue : c'est quelque chose d'affreux.

 

Tante Anita, informée par le principal Hennings du texte écrit par Hillel, se trouva complètement désemparée. Elle en était arrivée au point où elle ne savait plus si Hillel était une victime innocente ou s'il payait le prix de ses provocations : elle avait conscience que son ton pouvait parfois être agaçant, ou perçu comme arrogant. Il comprenait plus vite que les autres enfants, il était toujours en avance sur tout: en classe il s'ennuyait vite, il était impatient. Tout cela énervait les autres enfants. Et si, au fond, Hillel n'était que victime d'un chahut dont il était lui-même le déclencheur, comme le disait Hennings? Elle disait encore à son mari : « Lorsqu'une personne se met tout le monde à dos, n'est-ce pas parce que cette personne ne se montre pas assez aimable, non? »

Elle décida de sensibiliser les camarades d'Hillel à la problématique du harcèlement scolaire et de leur expliquer qu'il arrive qu'en voulant trop s'intégrer, on se mette tout le monde à dos. Elle fit le tour des maisons d'Oak Park pour parler aux parents des élèves de l'école, et elle expliqua longuement aux enfants que « parfois on pense juste que le chahut est un jeu et on ne réalise pas qu'on fait beaucoup de mal à son camarade ». C'est à peu près en ces termes qu'elle s'adressa à Monsieur et Madame Reddan, les parents du petit Vincent, alias Porc. Les Reddan habitaient une magnifique maison proche de celle des Goldman-de-Baltimore. Porc écouta attentivement Tante Anita et aussitôt qu'elle eut fini de parler, il se livra à un extraordinaire numéro de sanglots et de larmes : « Pourquoi mon ami Hillel ne m'a-t-il pas dit qu'il se sentait rejeté à l'école, c'est vraiment horrible ! Nous l'aimons tous tellement, je ne comprends pas pourquoi il se sent mis à l'écart. » Tante Anita lui expliqua qu'Hillel était un peu différent, et lui, hoqueta, se moucha et en guise de bouquet final il invita, solennel, Hillel à son anniversaire qui avait lieu le samedi suivant.

À la fête en question, aussitôt que les parents Reddan eurent le dos tourné, Hillel eut le bras tordu, fut forcé d'embrasser et de renifler les fesses du chien de la maison avant de se faire savonner le visage avec le glaçage du gâteau d'anniversaire et d'être jeté tout habillé dans la piscine. Entendant le bruit des éclaboussures et les rires des enfants, Madame Reddan accourut, réprimanda vivement Hillel pour s'être baigné sans permission préalable, puis lorsqu'elle découvrit le saccage du millefeuille et que son fils, en pleurs, lui expliqua qu'Hillel avait voulu manger le gâteau avant même qu'il ait soufflé les bougies et sans partager avec personne, elle téléphona à Tante Anita, lui intimant de venir chercher son garçon sur-le-champ. En arrivant devant le portail des Reddan, Tante Anita trouva la mère qui tenait fermement Hillel par le bras, et à côté d'elle, Porc, en larmes, dans le rôle de sa vie, et qui expliquait, entre deux sanglots, qu'Hillel avait gâché toute la fête. Sur le chemin du retour, Tante Anita lança à son fils un regard désapprobateur. Elle finit par soupirer : « Pourquoi as-tu toujours besoin de te faire remarquer, Hillel? N'as-tu pas envie de te faire quelques bons copains? »

Hillel se vengea par la rédaction d'un nouveau texte. Cette fois-ci, pas question de passer par le journal de l'école. Il décida d'éditer et photocopier lui-même l'histoire qu'il avait écrite. Le jour de la parution du journal de l'école, il remplaça les exemplaires officiels dans les présentoirs par le numéro de son cru. En découvrant la supercherie, Madame Chariot se précipita dans le bureau du principal Hennings avec tous les exemplaires du pamphlet qu'elle avait pu récolter. « Frank, Frank ! Regarde ce qu'Hillel Goldman a encore fait ! Il a édité un journal pirate avec un texte affreux ! » Hennings attrapa l'une des copies que Madame Chariot lui tendait, la lut et manqua de s'étouffer. Il convoqua immédiatement Oncle Saul, Tante Anita et Hillel.

Le texte s'intitulait
Petit Porc.
Hillel y racontait l'histoire d'un élève obèse prénommé Porc qui prend un malin plaisir à terroriser ses camarades. Ceux-ci, excédés, finissent par le tuer dans les toilettes de l'école, l'y dépècent et le mettent dans le frigo à viande de la cantine, le mélangeant aux pièces de viande livrées le jour même. L'absence du garçon déclenche des recherches menées par la police. Le lendemain, à l'heure du déjeuner, des policiers viennent à la cafétéria interroger les élèves. « Il faudrait vraiment que l'on retrouve mon petit bichon », gémit la mère de Porc, qui a toutes les caractéristiques de la dernière des imbéciles. Un inspecteur questionne les élèves tour à tour. Ceux-ci déjeunent gaiement d'un rôti de porc. « Vous n'avez pas vu votre camarade? » demande le policier. « Pas vu, M'sieur », répondent en chœur les élèves, la bouche pleine.

BOOK: Le livre des Baltimore
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