Le livre des Baltimore (17 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— J'ai lu un article à propos de vous dans un magazine, me dit Alexandra après avoir écouté mon récit sous le porche de la maison de mon oncle. Tous les tabloïds en ont parlé.

— C'était du bidon. Un coup monté. Elle détourna la tête.

— Le jour où j'ai vu l'article est le jour où j'ai décidé de tourner la page. Jusque-là, je t'avais attendu, Marcus. Je pensais que tu reviendrais. Tu m'as brisé le cœur en deux.

 

*

 

Nashville, Tennessee.

Novembre 2007.

 

Il
était 21 heures lorsque Samantha, l'une de ses amies proches, débarqua chez elle. Elle avait essayé de la joindre toute la journée, sans succès. Comme personne ne répondait à l'interphone, Samantha escalada la grille et se dirigea vers la maison. Elle tambourina contre la porte.

« Alex? Ouvre-moi. C'est Sam. J'ai passé la journée à essayer de te joindre. » Pas de réponse. « Alex, je sais que tu es là, il y a ta voiture garée dehors. »

Un bruit de serrure se fit entendre et Alexandra ouvrit la porte. Elle avait la mine défaite et les yeux gonflés par les pleurs.

— Alex, mon Dieu ! Que se passe-t-il?

— Oh, Sam...

Alexandra se jeta dans ses bras et éclata en sanglots. Elle était incapable d'articuler le moindre mot. Samantha l'installa au salon et alla à la cuisine lui préparer un thé. Elle vit les tabloïds étalés sur la table. Elle en attrapa un au hasard et lut le titre.

 

LYDIA GLOOR EN COUPLE AVEC L'ÉCRIVAIN GOLDMAN.

 

Alexandra la rejoignit dans la cuisine, suivie par Duke.

— Il est avec elle. Il sort avec Lydia Gloor, murmura Alexandra.

— Oh, ma chérie... Je suis désolée. Pourquoi tu ne m'as rien dit?

— J'avais envie d'être seule.

— Oh, Alex... Tu ne dois plus être seule. Je ne sais pas ce qui s'est passé avec ce Marcus, mais il faut que tu laisses tomber. Tu as tout pour toi ! Tu es belle, intelligente, tu as le monde à tes pieds.

Alexandra haussa les épaules.

— Je ne sais même plus comment on drague.

— Oh, arrête, s'il te plaît !

— C'est la vérité ! protesta Alexandra.

Samantha était mariée à l'un des joueurs phares de l'équipe de hockey des Prédateurs de Nashville.

— Écoute, Alex, dit-elle. Il y a ce joueur, Kevin Legendre... Il est très sympa et il est dingue de toi. Ça fait des mois qu'il me bassine pour que j'organise une rencontre. Viens dîner chez nous vendredi. Je l'inviterai aussi. Qu'est-ce que ça coûte, hein?

 

*

 

— Je suis allée à ce dîner, me dit Alexandra. Il fallait que je t'oublie. C'est ce que j'ai fait.

— À ce moment-là, je n'étais pas avec Lydia ! m'écriai-je. Moi aussi, je t'attendais, Alexandra ! Au moment de la parution de ces photos, il ne s'était absolument rien passé entre nous.

— Pourtant, vous avez eu une relation tous les deux, non?

— C'était après !

— Après quoi?

— Après avoir vu les photos de Kevin et toi dans les tabloïds ! J'en ai été dévasté. Je me suis consolé avec Lydia. Ça n'a pas duré très longtemps. Parce que je n'ai jamais pu t'oublier, Alexandra.

Elle eut un regard triste. Je vis une larme perler au coin de son œil et descendre le long de sa joue.

— Qu'est-ce que nous nous sommes fait, Marcus?

10.

Coconut Grove, Floride.

Juin 2010. Six ans après le Drame.

 

Tous les jours depuis mon arrivée, je passais au supermarché pour déjeuner avec Oncle Saul. Nous allions nous asseoir sur l'un des bancs dehors, devant le supermarché, et nous y déjeunions d'un sandwich ou d'une salade poulet-mayonnaise, accompagnée d'un Dr Pepper.

Il était fréquent que Faith Connors, la gérante du Whole Foods, sorte pour me saluer. C'était une femme adorable. Elle avait la cinquantaine, était célibataire et, de ce que je voyais, mon oncle Saul lui plaisait bien. Il lui arrivait de s'asseoir avec nous pour fumer une cigarette. Parfois, en l'honneur de ma présence en Floride, elle octroyait à mon oncle une journée de congé pour que nous puissions profiter l'un de l'autre. C'est ce qu'elle fit ce jour-là.

— Filez tous les deux, nous dit-elle en arrivant devant le banc.

— T'es sûre? demanda Oncle Saul.

— Certaine.

Nous ne nous fîmes pas prier. J'embrassai Faith sur les deux joues et elle rit en nous regardant nous éloigner.

Nous marchâmes à travers le parking pour retourner à nos voitures. Oncle Saul arriva à la sienne, garée tout près. Sa vieille Honda Civic pourrie rachetée au rabais.

— Je suis garé là-bas, dis-je.

— Nous pouvons aller nous promener, si tu veux.

— Avec plaisir. Qu'est-ce que tu as envie de faire?

— Que dirais-tu d'aller à Bal Harbor? Ça me rappellera quand on se promenait avec ta tante.

— Ça me va bien. On se retrouve à la maison. Comme ça je peux laisser ma voiture.

Avant de monter dans sa vieille Honda Civic, il tapota la carrosserie en souriant.

— Tu te souviens, Markie? Ta mère avait la même.

Il démarra et je le regardai s'éloigner avant de retourner à ma Range Rover noire qui valait – j'avais compté – cinq ans de son salaire annuel.

 

À l'époque de leur gloire, les Goldman-de-Baltimore aimaient aller à Bal Harbor, une banlieue chic du nord de Miami. Il y avait là-bas un centre commercial à ciel ouvert composé uniquement de boutiques de luxe. Mes parents avaient cet endroit en horreur, mais ils me laissaient y aller avec mon oncle, ma tante et mes cousins. En m'installant sur la banquette arrière de leur voiture, je retrouvais ces sensations d'insolent bonheur que je ressentais lorsque j'étais seul avec eux. Je me sentais bien, je me sentais Baltimore.

— Tu te rappelles quand nous venions ici? me demanda Oncle Saul alors que nous arrivions dans le parking du centre commercial.

— Bien sûr.

Je garai ma voiture et nous déambulâmes le long des bassins du rez-de-chaussée, dans lesquels nageaient des tortues aquatiques et d'énormes carpes chinoises qui, jadis, nous passionnaient, Hillel, Woody et moi.

Nous achetâmes du café dans des gobelets et nous nous assîmes sur un banc, à observer les passants déambuler. En regardant le bassin devant nous, je rappelai à Oncle Saul cette fois où, nous étant mis en tête d'attraper une tortue, nous avions fini, Hillel, Woody et moi, dans l'eau. Mon récit le fit éclater de rire et son rire me fit du bien. C'était son rire d'avant. Un rire solide, puissant, heureux. Je le vis quinze ans plus tôt, dans ses vêtements de prix, faisant les boutiques du même centre commercial au bras de Tante Anita, tandis que nous, le Gang des Goldman, crapahutions sur les rochers artificiels des bassins. Chaque fois que je retourne là-bas, je revois ma tante Anita, sa beauté sublime, sa tendresse merveilleuse. J'entends sa voix, sa façon de passer sa main dans mes cheveux. Je revois l'éclat de ses yeux, sa bouche fine. Sa façon amoureuse de tenir la main d'Oncle Saul, ses gestes attentionnés, les baisers discrets qu'elle lui déposait sur la joue.

 

Est-ce que, enfant, j'aurais voulu changer mes parents en Saul et Anita Goldman? Oui. Sans infidélité aux miens, je peux l'affirmer aujourd'hui. Cette pensée fut, de fait, le premier acte de violence que je commis à l'encontre de mes parents. Longtemps, je crus avoir été le plus tendre des fils. Pourtant, je me montrais violent à leur égard chaque fois que j'éprouvais de la honte envers eux. Et ce moment n'arriva que trop vite : au cours de l'hiver 1993, lorsque, pendant nos traditionnelles vacances en Floride, je pris réellement conscience de la supériorité de mon oncle Saul. C'était juste après que les grands-parents Goldman avaient décidé de quitter leur appartement de Miami pour aller dans une résidence pour personnes âgées d'Aventura. Leur appartement vendu, le camping des Goldman-tous-ensemble ne pouvait plus continuer. Lorsque ma mère me l'annonça, je crus d'abord que nous ne retournerions plus jamais en Floride. Mais elle me rassura : « Markie chéri, nous irons à l'hôtel. Cela ne change rien du tout. » En réalité, cela changea absolument tout.

Il y avait eu un âge où nous nous étions contentés du complexe résidentiel où les grands-parents Goldman avaient leur appartement. Pendant plusieurs années, nous ne connûmes que le camping dans le salon, les courses-poursuites à travers les étages, la piscine un peu sale, le petit restaurant crasseux, et nous ne demandions pas mieux. Il nous suffisait de traverser la rue pour aller sur la plage, et il y avait, juste à côté, un immense centre commercial qui nous offrait mille promesses les jours de pluie. Cela suffisait amplement à notre bonheur. Tout ce qui comptait pour Hillel, Woody et moi était que nous soyons ensemble.

Après le déménagement, il fallut nous réorganiser. Oncle Saul avait connu des années extrêmement fastes : ses conseils se monnayaient à prix d'or. Il s'acheta un appartement dans une résidence haut de gamme de West Country Club Drive qui s'appelait la Buenavista, et qui allait bouleverser mon échelle de référence. La Buenavista était un complexe incluant une tour de trente étages d'appartements avec service hôtelier, une gigantesque salle de gym, mais surtout une piscine comme il ne me fut plus jamais donné de voir, entourée de palmiers, avec des chutes d'eau, des petites îles artificielles et deux bras serpentant comme une rivière au milieu d'une épaisse végétation. Un bar pour le service des baigneurs avait été creusé dans le sol, offrant, à l'ombre d'un toit en paille, un comptoir au niveau de l'eau avec des sièges fixés dans l'eau. Il y avait un second bar, traditionnel, sous une hutte, servant les clients sur la terrasse, et juste à côté, un restaurant à l'usage exclusif des habitants de la résidence. La Buenavista était un endroit totalement privé, dont le seul accès était un portail fermé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui ne s'ouvrait que lorsque vous aviez montré patte blanche à un agent de sécurité armé d'une matraque installé dans une guérite.

J'étais absolument fasciné par cet endroit. J'y découvris un monde merveilleux dans lequel nous pouvions évoluer en totale liberté, de l'appartement du 26e étage à la piscine à toboggans ou à la salle de gym, où s'exerçait Woody. Une seule journée à la Buenavista balaya d'un trait toutes les années passées en Floride jusqu'alors. Évidemment, les conditions de séjour que le budget limité de mes parents nous imposait souffrirent immédiatement de la comparaison. Ils dénichèrent un motel à proximité, le Dolph'Inn.

Tout dans cet endroit me déplaisait : les chambres vieillottes, le petit déjeuner qui se prenait dans un espace étriqué à côté de la réception, où des tables en plastique étaient disposées tous les matins, ou encore la piscine en forme de haricot à l'arrière du bâtiment, dont l'eau était tellement chlorée qu'il suffisait de marcher au bord pour que les yeux et la gorge vous piquent. De surcroît, pour faire des économies, mes parents ne prenaient qu'une seule chambre : ils dormaient dans le lit double, et moi sur un lit d'appoint à côté d'eux. Je me souviens du moment d'hésitation qu'eut ma mère chacun des hivers où nous restâmes là-bas, lorsque nous prenions possession de la chambre. Elle ouvrait la porte et elle avait un instant d'arrêt parce qu'elle trouvait certainement comme moi que cette chambre était lugubre, puis, se ressaisissant aussitôt, elle posait sa valise par terre, allumait la lumière et déclarait en battant les coussins du lit qui crachaient alors un nuage de poussière : « On n'est pas bien ici? » Non, nous n'étions pas bien là-bas. Pas à cause de l'hôtel, ni du lit d'appoint, ni de mes parents. Mais à cause des Goldman-de-Baltimore.

Après notre passage quotidien à la résidence des grands-parents, nous allions tous à la Buenavista. Hillel, Woody et moi, nous dépêchions de monter à l'appartement pour passer nos maillots de bain, puis nous descendions nous jeter dans les cascades de la piscine, où nous restions jusqu'au soir.

En général, mes parents ne restaient pas longtemps. Le temps de déjeuner, puis ils s'en allaient. Je savais quand ils voulaient partir parce qu'ils avaient cette manie de se tenir près de la hutte du bar, à essayer d'attirer mon attention. Ils attendaient que je les voie et moi, je faisais comme si je ne les voyais pas. Puis je me résignais et je nageais jusqu'à eux. « Markie, on va y aller, disait Maman. On a deux ou trois courses à faire. Tu peux venir avec nous, mais tu peux rester ici à t'amuser avec tes cousins si tu veux. » Je choisissais toujours de rester à la Buenavista. Pour rien au monde je n'aurais perdu ne serait-ce qu'une heure loin de cet endroit.

Il me fallut longtemps pour comprendre pourquoi mes parents fuyaient la Buenavista. Ils ne revenaient qu'à la fin de la journée. Parfois nous restions tous dîner à l'appartement de mon oncle et ma tante, parfois nous sortions tous dîner dehors. Mais il arrivait que mes parents me proposent de dîner tous les trois. Ma mère me disait : « Marcus, tu veux venir manger une pizza avec nous? » Je n'avais pas envie d'être avec eux. Je voulais être avec les autres Goldman. Je lançais alors un regard en direction de Woody et Hillel, et ma mère comprenait aussitôt. Elle me disait : « Reste t'amuser, nous viendrons te chercher vers onze heures. » Je mentais en regardant Hillel et Woody : c'étaient Oncle Saul et Tante Anita que je regardais en réalité. C'était avec eux que je voulais rester plutôt qu'avec mes parents. Je me sentais traître. Comme ces matins où ma mère voulait aller au centre commercial, et moi je demandais que l'on me dépose avant à la Buenavista. Je voulais y être au plus vite, car si j'y arrivais de bonne heure, je pouvais prendre le petit déjeuner à l'appartement d'Oncle Saul et échapper à celui du Dolph'Inn. Nous prenions notre petit déjeuner entassés dans l'entrée du Dolph'Inn, à manger dans la vaisselle jetable des beignets mous réchauffés au micro-ondes. Les Baltimore prenaient le petit déjeuner sur la table en verre de leur balcon qui, même quand j'arrivais à l'improviste, était dressée pour cinq. Comme s'ils m'attendaient. Les Goldman-de-Baltimore et le rescapé de Montclair.

Il m'était arrivé de convaincre mes parents de me déposer de bonne heure à la Buenavista. Woody et Hillel dormaient encore. Oncle Saul parcourait ses dossiers en buvant son café. Tante Anita lisait le journal à côté de lui. J'étais fasciné par son calme à elle, sa capacité à gérer toute la maison en plus de son travail. Quant à Oncle Saul, malgré ses dossiers, ses rendez-vous, ses retours souvent tardifs les soirs de semaine, il faisait tout pour qu'Hillel et Woody ne remarquent pas ses horaires. Il n'aurait manqué pour rien au monde une visite de l'aquarium de Baltimore avec eux. À la Buenavista, c'était pareil. Il était disponible, présent, détendu, malgré les appels incessants de son bureau, les fax, et les longs moments passés, entre une heure et trois heures du matin, à réviser ses notes et préparer ses mémos.

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