Le livre des Baltimore (16 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Cette histoire se serait arrêtée là si le hasard de la vie n'avait pas voulu que, le lendemain, je tombe sur elle dans le café en bas de chez moi, où je me rends tous les jours. J'étais assis à une table, à lire le journal et à boire mon café tranquillement. Je ne la vis que lorsqu'elle s'approcha de moi.

— Salut, Marcus, me dit-elle.

Nous ne nous étions jamais rencontrés et je fus étonné qu'elle connaisse mon prénom.

— Salut, Lydia. Enchanté.

Elle désigna la chaise vide devant elle.

— Je peux m'asseoir? demanda-t-elle.

— Bien sûr.

Elle s'assit. Elle semblait gênée. Elle se mit à jouer avec son gobelet de café.

— Il paraît que tu étais à la pièce hier soir...

— Oui, c'était magnifique.

— Marcus, je voulais... Je voulais te remercier.

— Me remercier? De quoi?

— D'avoir accepté que je joue dans le film. Je trouve chouette que t'aies accepté. J'ai... j'ai adoré le livre, je n'ai jamais eu l'occasion de te le dire.

— Attends, attends : de quel film parles-tu?

— Ben, de
G comme Goldstein.

Et voilà qu'elle m'apprit alors qu'elle allait tenir le rôle d'Alicia (en fait Alexandra). Je n'y comprenais rien. Le casting avait été fait, j'avais approuvé chacun des acteurs. Elle n'était pas Alicia. C'était impossible.

— Il y a un malentendu, lui dis-je d'un ton très maladroit. Il y a bien le tournage du film, mais je peux t'assurer que tu ne figures pas au casting. Tu dois confondre.

— Confondre? Non, non. J'ai signé le contrat. Je pensais que tu savais... en fait, je pensais que tu avais donné ton accord.

— Non. Je te le dis, il y a un malentendu. J'ai effectivement approuvé le casting et tu ne joues pas le rôle d'Alicia.

Elle répéta qu'elle était certaine de ce qu'elle avançait. Qu'elle avait parlé à son agent le matin même. Qu'elle avait lu mon livre deux fois pour s'imprégner de l'ambiance. Qu'elle l'avait aimé. Tout en parlant, elle continuait de jouer nerveusement avec son café qui finit par se renverser et se répandit sur la table jusque sur moi. Elle se précipita sur moi pour éponger ma chemise avec des serviettes en papier et même avec son foulard en soie, s'excusant mille fois, complètement paniquée, et moi, probablement excédé, je finis par prononcer cette phrase que j'allais vite regretter:

— Écoute, tu ne peux pas jouer Alicia. D'abord, tu ne lui ressembles pas du tout. Et puis, je t'ai vue dans
Une chatte sur un toit brûlant,
et je ne suis pas convaincu.

— Comment ça,
pas convaincu?
s'étrangla-t-elle. Je ne sais pas ce qui me prit. Je lui dis :

— Je pense que tu n'es pas assez douée pour jouer dans ce film. Un point c'est tout. Je ne veux pas de toi. Je ne veux pas de toi dans ma vie.

Manque de tact évident de ma part, phrase prononcée dans un moment d'agacement sans aucun doute. Le résultat ne se fit pas attendre : Lydia éclata en sanglots. L'actrice du moment pleurait à ma table de café. J'entendis la rumeur des clients alentour, dont certains se mirent à prendre des photos de nous. Je m'empressai de la consoler, je me confondis en excuses, je lui dis que ma parole avait dépassé ma pensée, mais il était trop tard. Elle pleurait en silence et je ne savais pas ce que je devais faire. Je finis par m'enfuir, et je rentrai chez moi en courant.

Je savais que je m'étais mis dans le pétrin et les conséquences ne tardèrent pas : quelques heures après l'incident, j'étais convoqué par Roy Barnaski, influent personnage du cinéma et producteur de l'adaptation cinématographique de
G comme Goldstein,
qui justement se trouvait à New York cette semaine-là. Il me reçut dans son bureau des hauteurs d'un gratte-ciel de Lexington Avenue.

« Vous les écrivains, vous n'êtes qu'un peuple de névrosés et d'attardés mentaux ! » hurla-t-il à mon attention, suant, écarlate, sur le point d'exploser dans sa chemise trop étroite.

— Vous faites pleurer l'actrice la plus aimée du pays sur une terrasse de café? Mais quel genre d'animal êtes-vous, Goldman? Une espèce de détraqué? Un maniaque?

— Écoutez, Roy, bredouillai-je, c'est un malentendu...

— Goldman, m'interrompit-il d'un ton solennel, vous êtes le plus jeune et le plus prometteur écrivain que je connaisse, mais vous êtes aussi une intarissable source d'emmerdes !

Sur Internet étaient publiées les premières photos de Lydia et moi prises par des clients du café. La rumeur était en marche : pourquoi l'écrivain Marcus Goldman faisait-il pleurer Lydia Gloor? En s'enfuyant du café de Soho, elle avait téléphoné à son agent, qui avait téléphoné à un ponte de la Paramount, qui avait téléphoné à Barnaski, qui m'avait fait rappliquer séance tenante pour me faire l'une de ces scènes dont il avait le secret. Son assistante, Marisa, recherchait sur Internet les publications concernant le « malentendu », et à mesure qu'elles fleurissaient, les imprimait puis faisait irruption dans le bureau à intervalles réguliers en hurlant de sa voix de crécelle :

— Un nouvel article, Monsieur Barnaski !

— Lisez, ma brave Marisa, lisez-nous les dernières nouvelles du naufrage Goldman, que j'évalue l'ampleur du désastre.

— C'est tiré du site Aujourd'hui en Amérique : «
Que se passe-t-il entre l'écrivain à succès Marcus Goldman et l'actrice Lydia Gloor? Plusieurs témoins auraient assisté à une terrible dispute entre les deux jeunes vedettes. Développement à suivre. »
Il y a déjà des commentaires en ligne, Monsieur Barnaski.

— Lisez-les, Marisa ! hurla Roy. Lisez-les !

— Lisa F., du Colorado, dit: «
Ce Marcus Goldman est vraiment
un
sale type. »

— Vous entendez, Goldman? Toutes les femmes d'Amérique vous haïssent !

— Quoi? Mais enfin, Roy, ce n'est qu'une internaute anonyme !

— Méfiez-vous des femmes, Goldman, elles sont comme un troupeau de bisons : si vous faites du mal à l'une d'entre elles, toutes les autres partent à sa rescousse et vous piétinent jusqu'à la mort.

— Roy, coupai-je, je vous promets que je ne fréquente pas cette femme.

— Mais je le sais bien, bougre d'emmerdeur ! C'est bien le problème. Regardez, je me tue à la tâche pour votre carrière, je vous prépare le film du siècle et vous foutez tout en l'air. Vous savez, Goldman, vous allez finir par me tuer avec votre perpétuelle folie de tout saccager. Et que ferez-vous quand je serai mort, hein? Vous viendrez pleurnicher sur ma tombe parce qu'il n'y aura plus personne pour vous aider. Aviez-vous besoin de dire des horreurs à cette mignonne jeune femme, qui est une actrice que tout le monde adore? Quand vous faites pleurer une actrice que tout le monde adore, eh bien tout le monde vous déteste ! Et si tout le pays vous déteste, personne n'ira voir le film tiré de votre bouquin ! Voulez-vous que tout le monde vous déteste? Regardez, c'est déjà sur Internet : méchant Marcus et gentille Lydia.

— Mais c'est elle qui est venue me raconter qu'elle était sur le casting du film, me justifiai-je. Je lui ai simplement dit qu'elle se trompait.

— Mais elle figure au casting, grand génie ! Elle est même l'actrice phare du film !

— Enfin, Roy, nous avons vu le casting ensemble ! Nous avons validé ensemble le choix des acteurs ! Où est passée l'actrice qui devait interpréter Jenny?

— Virée !

— Virée?

— Parfaitement. Virée.

— Mais pour quelle raison?

— Lors de son dernier film, elle bouffait tous les beignets pendant la pause !

— Oh, Roy, qu'est-ce que c'est que ces sornettes !

— C'est la vérité. J'ai appelé son agent et je lui ai dit : dis donc toi, reprends-moi cette empiffreuse et va-t'en ! C'est un plateau de cinéma, pas un élevage de gorets !

— Roy, assez ! Pourquoi Lydia Gloor se retrouve-t-elle dans le film?

— La Paramount a changé le casting.

— Mais pourquoi? Et de quel droit?

— Il manquait d'acteurs
bankables.
Lydia Gloor est très
bankable.
Bien plus que les acteurs à la mords-moi-le-nœud que vous aviez choisis, dont on aurait cru qu'ils étaient tout droit sortis des égouts de New York.


Bankable?


Bankable,
c'est un terme de cinéma. C'est un rapport entre le salaire versé à un acteur par la production et l'argent que rapporte le film ensuite. La petite Good semble très
bankable:
si elle joue dans le film, plus de gens voudront aller voir le film. Cela signifie plus d'argent pour vous, pour moi, pour eux, pour tout le monde.

— Je sais ce que
bankable
signifie.

— Non, vous ne savez pas ! Parce que si vous le saviez, vous seriez en train de lécher les semelles de mes chaussures pour me remercier de l'avoir fait engager.

— Mais pourquoi diable est-ce que vous vous pliez à tous les désirs de la Paramount? Je refuse qu'elle interprète Alicia, un point c'est tout.

— Oh, Marcus, vous ne pouvez rien refuser. Vous voulez vraiment que je vous montre toutes les clauses minuscules et incompréhensibles que vous avez signées? On vous a laissé suivre le casting pour vous faire plaisir... Vous verrez, ça va être un grand succès. Elle coûte une fortune en salaire. Ce qui est cher est bien. Tout le monde se précipitera pour aller voir le film. Quant à vous, si vous continuez à jouer les bourreaux des cœurs, attendez-vous à ce que des groupuscules féministes brûlent vos livres sur la place publique et manifestent devant chez vous.

— Roy, vous êtes pire que tout.

— Voilà comment vous remerciez celui qui assure votre avenir?

— Mon avenir, c'est les livres, répondis-je. Pas votre film stupide.

— Oh, je vous en prie, cessez vos chansonnettes de révolutionnaire auxquelles plus personne ne croit. Le livre, c'est le passé, mon pauvre Marcus.

— Oh, Roy, êtes-vous vraiment en train de dire ça?

— Allons, ne soyez pas triste, mon petit Goldman. Dans vingt ans les gens ne liront plus. C'est comme ça. Ils seront trop occupés à faire les zozos sur leurs téléphones portables. Vous savez, Goldman, l'édition c'est fini. Les enfants de vos enfants regarderont les livres avec la même curiosité que nous regardons les hiéroglyphes des pharaons. Ils vous diront : « Grand-père, à quoi servaient les livres? » et vous leur répondrez: « À rêver. Ou à couper des arbres, je ne sais plus. » A ce moment-là, il sera trop tard pour se réveiller: la débilité de l'humanité aura atteint son seuil critique et nous nous entre-tuerons à cause de notre bêtise congénitale (ce qui d'ailleurs est déjà plus ou moins le cas). L'avenir n'est plus dans les livres, Goldman.

— Ah bon? Et où se trouve notre avenir, Roy?

— Dans le cinéma, Goldman. Le cinéma !

— Le cinéma?

— Le cinéma, Goldman, le voilà l'avenir! Désormais les gens veulent de l'image ! Les gens ne veulent plus réfléchir, ils veulent être guidés ! Ils sont asservis du matin au soir, et quand ils rentrent chez eux, ils sont perdus : leur maître et patron, cette main bienfaitrice qui les nourrit, n'est plus là pour les battre et les conduire. Heureusement, il y a la télévision. L'homme l'allume, se prosterne, et lui remet son destin. Que dois-je manger, Maître? demande-t-il à la télévision. Des lasagnes surgelées ! lui ordonne la publicité. Et le voilà qui se précipite pour mettre au micro-ondes son petit plat dégoûtant. Puis, le voilà qui revient à genoux et demande encore : Et, Maître, que dois-je boire? Du Coca ultra-sucré ! hurle la télévision, agacée. Et elle ordonne encore : Bouffe, cochon, bouffe ! Que tes chairs deviennent grasses et molles. Et l'homme obéit. Et l'homme se goinfre. Puis, après l'heure du repas, la télé se fâche et change ses publicités : Tu es trop gros ! tu es trop laid ! Va vite faire de la gymnastique ! Sois beau ! Et il vous faut acheter des électrodes qui vous sculptent, des crèmes qui font gonfler vos muscles pendant que vous dormez, des pilules magiques qui font à votre place toute cette gymnastique que vous n'avez plus du tout envie de faire parce que vous digérez votre pizza ! Ainsi va le cycle de la vie, Goldman. L'homme est faible. Par instinct grégaire, il aime s'entasser dans les salles sombres qu'on appelle cinémas. Et bam ! On vous envoie la pub, le pop-corn, la musique, les magazines gratuits, avec des bandes annonces qui précèdent votre film et qui vous disent : « Pauvre cloche, tu t'es trompé de film, va voir plutôt celui-là, il est beaucoup mieux ! » Oui, mais voilà : vous avez payé votre place, vous êtes coincé ! Donc vous devrez revenir voir cet autre film dont une autre bande-annonce vous indiquera que vous n'êtes une fois de plus qu'un pauvre benêt, et, malheureux et déprimé, vous irez engloutir des sodas et des glaces au chocolat vendus hors de prix pendant l'entracte pour oublier votre condition misérable. Il n'y aura peut-être plus que vous, et une poignée de résistants, entassés dans la dernière librairie du pays, mais vous ne pourrez pas lutter indéfiniment : le peuple des zombies et des esclaves finira par gagner.

Je me laissai tomber dans un fauteuil, dépité.

— Vous êtes fou, Roy. C'est une plaisanterie, hein? En guise de réponse, il regarda sa montre et en tapota le cadran.

— Allez, filez maintenant, Goldman. Vous allez être en retard.

— En retard?

— Pour votre dîner avec Lydia Gloor. Passez chez vous, aspergez-vous de parfum et mettez un costume, c'est un restaurant très chic.

— Oh, Roy, pitié ! Qu'avez-vous encore fait?

— Elle a reçu un bouquet de fleurs et un très gentil mot écrit de votre main.

— Mais je ne lui ai rien envoyé !

— Je le sais bien ! Si je devais attendre que vous vouliez bien vous remuer les fesses, on ne serait pas encore couché. Tout ce que je vous demande, c'est de dîner avec elle. Dans un lieu public. Que tout le monde voie comme vous êtes un gentil garçon.

— Jamais, Roy !

— Il n'y a pas de « jamais » ! Cette fille, c'est notre lingot d'or. Nous allons la chérir ! Nous allons l'aimer !

— Roy, vous ne comprenez pas. Je n'ai plus rien à dire à cette fille.

— Vous êtes terrible, Goldman : vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes beau, vous êtes un écrivain célèbre et que faites-vous? Vous vous plaignez. Vous gémissez ! Cessez de jouer les pleureuses grecques, voulez-vous?

Ce fameux soir, Lydia et moi dinâmes au
Pierre.
Je pensais que ce n'était qu'un dîner pour apaiser les esprits. Mais Roy avait tout orchestré : il y avait des paparazzis en embuscade et dès le lendemain, sur Internet, des photos d'une prétendue romance entre nous deux, à laquelle tout le monde avait cru.

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