Read Le livre des Baltimore Online
Authors: Joël Dicker
Cela se produisit une nuit d'avril 1973, pendant les vacances de printemps, qu'Oncle Saul passait chez ses parents à Secaucus. Il était près de minuit et Grand-père attendait Oncle Saul en faisant les cent pas dans le salon. Il posait et reprenait sans cesse un exemplaire du
Time Magazine
sur la table.
Grand-mère se trouvait dans la chambre à coucher, à l'étage. À plusieurs reprises, elle avait supplié Grand-père de venir se coucher, mais il ne voulait rien entendre. Il voulait des explications de la part de son fils. Grand-mère finit par s'endormir. Jusqu'à ce que leurs cris la réveillent. Elle entendit la voix sourde de Grand-père traverser le plancher.
— Saul, Saul, bon sang ! As-tu conscience de ce que tu es en train de faire?
— Ce n'est pas ce que tu crois, Papa.
— Je crois ce que je vois, et je te vois pris au beau milieu d'imbécillités !
— Des imbécillités? Et toi, Papa, as-tu conscience de ce que tu es en train de ne pas faire en refusant de protester?
A l'origine de la colère de Grand-père, était la photo qui faisait la couverture du
Time :
une manifestation qui avait eu lieu à Washington la semaine précédente. On y voyait distinctement Oncle Saul, Tante Anita et son père au premier rang, le poing en l'air. Grand-père craignait que tout cela ne se termine mal.
— Regarde, Saul ! Regarde-toi ! cria-t-il en lançant le journal au visage de son fils. Tu sais ce que je vois sur cette photo? Des ennuis ! Une montagne d'ennuis ! Qu'est-ce que tu veux, au fond? Avoir le FBI sur le dos? Et la compagnie, tu y penses? Tu sais ce que le FBI fera s'il pense que tu es dangereux? Ils ruineront ta vie et la nôtre. Ils enverront le fisc couler la compagnie ! Est-ce que c'est ce que tu veux?
— Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop, Papa? On manifeste pour un monde plus juste, je ne vois pas de mal à ça.
— Vos manifestations ne servent à rien, Saul ! Enfin, ouvre un peu les yeux ! Cela va mal se terminer, voilà ce que tu auras gagné. Tu vas finir par te faire tuer !
— Tué par qui? Par la police? Le gouvernement? Bravo, l'État de droit !
— Saul, depuis que tu fréquentes ce professeur Hendricks, et surtout sa fille, tu es devenu beaucoup trop obsédé par ces histoires de droits civiques...
— Elle a un prénom, elle s'appelle Anita.
— Anita, soit. Eh bien, je ne veux plus que tu la revoies.
— Mais enfin, Papa, pourquoi?
— Parce qu'elle a une mauvaise influence sur toi ! Depuis que tu la fréquentes, tu te mets dans des situations impossibles ! Tu es sans cesse à parcourir la Côte pour aller manifester. Tu auras l'air malin si tu rates tes examens parce que tu as passé tout ton temps à préparer des tracts et des pancartes au lieu d'étudier. Préoccupe-toi de ton avenir, au nom du Ciel ! Ton avenir est ici, avec la compagnie.
— Mon avenir est avec elle.
— Ne dis pas de sottises. Tu t'es fait laver le cerveau par son père ! Comment expliques-tu que tu sois soudain le grand défenseur des droits civiques? Que s'est-il passé?
— Son père n'a rien à voir là-dedans !
Grand-mère entendait le ton monter de plus en plus, mais elle n'osait pas descendre. Elle songeait qu'une discussion franche pourrait leur faire du bien à tous les deux. Mais leur dispute dégénéra.
— Je ne comprends pas pourquoi tu n'es pas capable de me faire confiance, Papa. Pourquoi tu te sens obligé de toujours tout contrôler.
— Saul, tu deviens complètement fou ! Tu ne peux pas imaginer que je me fais simplement du souci pour toi?
— Du souci? Vraiment? De quoi te soucies-tu? De ta succession à la fabrique?
— Je m'inquiète qu'à force de te mêler de toutes ces histoires de droits civiques tu finisses par disparaître un jour !
— Disparaître? Mais c'est justement ce que je vais faire ! J'en ai marre d'entendre tes foutues conneries ! Tu veux tout diriger ! Tout commander !
— Saul, ne me parle pas sur ce ton !
— De toute façon, tout ce qui t'intéresse, c'est Nathan. Tu n'as de considération que pour lui.
— Au moins Nathan n'a pas ces idées farfelues qui nous feront tous couler !
— Farfelues? Je veux juste travailler au bien de l'entreprise, mais tu ne veux jamais m'écouter ! Tu ne seras toujours qu'un vendeur d'aspirateurs !
— Qu'as-tu dit? hurla Grand-père.
— Tu as très bien entendu ! Je ne veux plus rien à voir avec ton entreprise ridicule ! Je suis mieux loin de toi ! Je me tire !
— Saul, tu dépasses les bornes ! Je te préviens : si tu franchis cette porte, ce n'est plus la peine de revenir !
— Ne t'inquiète pas, je pars et je ne mettrai plus jamais les pieds dans ce foutu New Jersey !
Grand-mère se précipita hors de la chambre et descendit les escaliers en trombe, mais il était déjà trop tard : Oncle Saul avait claqué la porte de la maison et avait déjà sauté dans sa voiture. Elle sortit dehors pieds nus, elle le supplia de ne pas partir, mais il démarra. Elle courut derrière sa voiture sur quelques mètres, puis elle comprit qu'il ne s'arrêterait pas. Il était parti pour de bon.
Oncle Saul tint sa promesse. Du vivant de Grand-père il ne revint plus jamais dans le New Jersey. Il n'y remit les pieds qu'à sa mort en mai 2001. Grand-mère, entre deux bouffées de sa cigarette, avec derrière elle des nuées de mouettes survolant l'océan, me raconta que le jour où elle téléphona à Oncle Saul pour lui annoncer la mort de Grand-père, sa réaction ne fut pas de descendre en Floride, mai; de se précipiter dans le New Jersey familial, dont il s'était lui-même banni pendant toutes ces années.
À force de me voir quitter Boca Raton tous les matins, Leo, curieux de savoir ce que je faisais, se mit à m'accompagner à Coconut Grove. Il ne me fut d'aucune aide. Tout ce qui l'intéressait, c'était ma compagnie. Il s'installait sur la terrasse, à l'ombre du manguier, et me répétait : « Ah, ce qu'on est bien ici, Marcus. » J'aimais bien sa présence.
La maison se vidait peu à peu.
Je rentrais parfois chez moi avec un carton d'objets que je voulais garder. Leo fouinait dedans et me disait :
— Allons, Marcus, qu'allez-vous faire de ces vieilleries? Vous avez une maison magnifique et vous allez la transformer en brocante.
— Ce sont simplement quelques souvenirs, Leo.
— Les souvenirs, c'est dans la tête. Le reste n'est que de l'encombrement.
Je n'interrompis le rangement méthodique des affaires de mon oncle que quelques jours pour aller à New York. J'avais presque terminé à Coconut Grove lorsque mon agent m'avait téléphoné : il avait obtenu que je participe à une émission de télévision à la mode. Le tournage était prévu cette semaine.
— Je n'ai pas le temps, lui répondis-je. Et puis, s'ils me proposent ça à quelques jours du tournage, c'est qu'ils ont un désistement et qu'ils ont besoin d'un bouche-trou.
— Ou que tu as un agent fantastique qui s'est arrangé pour que cela se passe ainsi.
— Qu'est-ce que tu veux dire?
— Ils enregistrent deux numéros de l'émission à la suite. Tu es l'invité du premier, et Alexandra Neville est l'invitée du second. Vos loges seront côte à côte.
— Oh, fis-je, est-ce qu'elle est au courant?
— Je ne pense pas. Alors, c'est oui?
— Est-ce qu'elle sera seule?
— Écoute, Marcus, je suis ton agent, pas sa mère. Est-ce que c'est oui?
— C'est oui, dis-je.
Je pris un vol pour New York le surlendemain. Au moment de partir pour l'aéroport, Leo me fit une scène :
— Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi paresseux ! Ça fait trois mois que vous êtes soi-disant en train d'écrire un livre, mais c'est toujours
mañana, mañana, mañana !
— Ce n'est que l'affaire de quelques jours.
— Mais quand allez-vous vraiment commencer ce fichu livre?
— Très bientôt, Leo. Je vous le promets.
— Marcus, j'ai l'impression que vous vous fichez de moi. Vous n'avez pas des angoisses ou une crise de la page blanche, par hasard?
— Non.
— Vous me le diriez?
— Bien sûr.
— Promis?
— Promis.
J'arrivai à New York la veille de l'enregistrement de l'émission. J'étais très nerveux. Je tournai en rond toute la soirée dans mon appartement.
Le lendemain, après avoir essayé un nombre incalculable de tenues, je me rendis relativement en avance aux studios de télévision, sur Broadway. On me conduisit à ma loge, et en passant dans le couloir, je vis son nom affiché sur la porte à côté de la mienne. « Est-ce qu'Alexandra est déjà là? » demandai-je négligemment à l'agent de sécurité qui m'accompagnait. Il me répondit que non.
Je m'isolai dans ma loge. Je ne tenais pas en place. Elle allait arriver, et quoi? J'allais frapper à sa porte? Et après? Et si elle était venue avec Kevin? De quoi aurais-je l'air? Je me trouvais stupide. Je voulais m'enfuir. Mais il était trop tard. Je m'allongeai sur le canapé et écoutai attentivement les sons qui provenaient du couloir. Soudain, j'entendis sa voix. Mon cœur se mit à palpiter. Il y eut un bruit de porte qui s'ouvre et se referme, puis plus rien. Je sentis soudain mon téléphone portable vibrer. Elle venait de m'envoyer un message.
Est-ce que tu es dans la loge à côté???
Je répondis simplement.
Oui.
J'entendis un bruit de porte qui s'ouvre et se ferme à nouveau, puis un coup sourd contre la mienne. J'allai ouvrir. C'était elle.
— Markie?
— Surprise !
— Tu savais que nous enregistrions le même jour?
— Non, mentis-je.
Je fis un pas en arrière : elle entra dans ma loge et referma la porte. Puis elle se jeta spontanément à mon cou et me serra fort contre elle. Nous eûmes une longue étreinte. J'avais envie de l'embrasser mais je ne voulais pas risquer de tout gâcher. Je me contentai de prendre son visage entre mes mains et de regarder ses yeux qui brillaient d'un intense éclat.
— Qu'est-ce que tu fais ce soir? me demanda-t-elle spontanément.
— Je n'ai rien de prévu... On pourrait...
— Oui, dit-elle.
Nous sourîmes.
Il nous fallait un endroit où nous retrouver. Son hôtel grouillait de journalistes et un lieu public était à exclure. Je lui proposai de venir chez moi. Il y avait un parking en sous-sol, d'où on accédait directement à l'intérieur de l'immeuble. Personne ne la verrait. Elle accepta.
Je n'aurais jamais imaginé qu'Alexandra vienne un jour dans mon appartement. Pourtant, c'était en pensant à elle que je l'avais acheté avec l'argent de mon premier roman. Je voulais un appartement dans West Village, pour elle. Et lorsque l'agent immobilier me l'avait fait visiter, j'avais eu le coup de foudre parce que je savais qu'elle l'aimerait. Et j'avais vu juste : elle l'adora. Au moment où les portes de l'ascenseur s'ouvrirent directement sur l'entrée, elle ne put retenir un cri enthousiaste. « Oh, mon Dieu, Markie, c'est exactement le genre d'appartement que j'aime ! » J'en fus très fier. Encore plus quand nous nous installâmes sur l'immense terrasse fleurie.
— C'est toi qui t'occupes des plantes? demanda-t-elle.
— Évidemment. Tu as oublié que je suis jardinier de formation?
Elle rit et admira un instant les fleurs énormes d'un hortensia blanc, avant de se lover dans un profond canapé extérieur. J'ouvris une bouteille de vin. Nous étions bien.
— Comment va Duke?
— Il va bien. On n'est pas obligé de parler de mon chien, tu sais, Marcus.
— Je sais. Alors comment est-ce que tu vas?
— Ça va. J'aime être à New York. Ça va toujours quand je suis ici.
— Pourquoi t'es-tu installée en Californie?
— Parce que c'était mieux pour moi, Markie. Je n'avais pas envie de risquer de te croiser à chaque coin de rue. Mais ça fait un moment que je me dis que je devrais acheter un appartement ici.
— Tu es toujours la bienvenue ici, dis-je.
Je regrettai aussitôt mes paroles. Elle eut un sourire un peu triste.
— Je ne suis pas certaine que Kevin ait très envie de faire une colocation avec toi.
— Alors Kevin est toujours d'actualité?
— Bien évidemment, Marcus. Nous sommes ensemble depuis cinq ans.
— Si c'était le bon, vous seriez déjà mariés...
— Arrête, Markie. Ne me fais pas une scène. Il vaut peut-être mieux que j'y aille...
Je m'en voulais d'avoir eu des propos aussi stupides.
— Excuse-moi, Alex... Est-ce qu'on pourrait reprendre cette soirée depuis le début?
— D'accord.
À ces mots, elle se leva et quitta la terrasse. Je ne compris pas ce qu'elle faisait et je la suivis. Je la vis se diriger vers la porte, l'ouvrir et s'en aller. Je restai interdit un bref instant, puis la sonnette retentit. Je me précipitai pour aller ouvrir.
— Salut, Markie, me dit Alexandra. Excuse-moi, je suis un peu en retard.
— Ne t'inquiète pas, c'est parfait. Je viens d'ouvrir une bouteille de vin sur la terrasse. Je t'ai même déjà servi un verre.
— Merci. Quel appartement incroyable ! Alors, c'est là que tu vis?
— Eh oui.
Nous fîmes quelques pas en direction de la terrasse, je posai la main sur son épaule nue. Elle se retourna et nous nous fixâmes dans les yeux, en silence. Il y avait cette attraction sublime que nous ressentions tous les deux. J'approchai mes lèvres des siennes : elle ne recula pas. Au contraire, elle prit ma tête entre ses mains et m'embrassa.
Floride.
Printemps 2011.
De façon assez soudaine, mon oncle changea de comportement avec moi. Il commença à se montrer distant. À partir du mois de mars 2011, il se mit à fréquenter régulièrement Faith, la gérante du Whole Foods.
Avant de connaître la vérité, je crus qu'ils avaient noué une relation sentimentale. Elle passait régulièrement le prendre à la maison et ils partaient ensemble. Ils s'absentaient longuement. Parfois pour la journée. Oncle Saul ne me précisait pas où ils allaient, et je ne voulais pas poser de questions. Il revenait de ses escapades souvent de mauvaise humeur, et je me demandais ce qui pouvait bien se passer entre eux deux.
J'eus bientôt la désagréable impression que quelque chose avait changé. Pour une raison que j'ignorais, Coconut Grove n'était plus cette oasis de tranquillité que j'avais connue. À la maison, je remarquai qu'Oncle Saul perdait facilement patience, ce qui n'était pas dans ses habitudes.