Le livre des Baltimore (45 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Je parlais tous les soirs à Alexandra. Craignant d'être surpris par Hillel, je trouvais l'excuse d'une course et j'empruntais la voiture d'Oncle Saul. Je m'achetais un café au drive-in d'un Dunkin Donuts à la fois proche et suffisamment éloigné pour ne pas être vu. Je me garais sur le parking, j'inclinais le dossier de mon siège et je lui téléphonais.

Sa seule voix pansait mes plaies. Je me sentais plus fort, plus puissant quand je lui parlais.

— Markie, je voudrais tellement être à tes côtés.

— Je sais.

— Comment vont Hillel et ton oncle?

— Pas terrible. As-tu vu ton père? A-t-il parlé de l'incident?

— Il comprend très bien, ne t'inquiète pas, Markie. Tout le monde a les nerfs à vif en ce moment.

— Il ne pouvait pas se taper quelqu'un d'autre que ma tante?

— Markie, il dit qu'ils étaient juste amis.

— Woody m'a dit qu'il y avait une table de la Saint-Valentin dressée.

— Anita voulait lui parler de quelque chose de grave. Ça concernait ton oncle... Jusqu'à quand est-ce que tu restes à Baltimore? Tu me manques...

— Je ne sais pas. En tout cas toute la semaine. Tu me manques aussi.

Dans la maison un calme étrange régnait. Le fantôme de Tante Anita errait parmi nous. L'irréalité de la situation surpassait la tristesse. Maria s'activait inutilement. Je l'entendais s'énerver contre elle-même (« Madame Goldman t'avait dit de faire nettoyer les rideaux», «Madame Goldman serait déçue de toi »). Hillel, lui, était totalement silencieux. Il restait la plupart du temps dans sa chambre, le nez à la fenêtre. Je finis par le forcer à m'accompagner pour une petite marche jusqu'au
Dairy Shack.
Nous y commandâmes des laits frappés, que nous bûmes sur place. Puis nous repartîmes en direction de la maison des Baltimore. En arrivant sur Willowick Road, Hillel me dit :

— Tout ça, c'est en partie ma faute.

— Tout ça quoi? demandai-je.

— La mort de Maman.

— Ne dis pas des choses pareilles... C'est un accident. Un putain d'accident. Il poursuivit :

— Tout ceci est la faute du Gang des Goldman. Je ne compris pas ce qu'il voulait dire.

— Tu sais, je pense qu'on doit essayer de se soutenir. Woody ne va pas bien non plus.

— Tant mieux.

— Je l'ai vu au cimetière, l'autre jour. Il m'a dit que vous vous étiez disputés ce soir-là... Hillel s'arrêta net et me regarda dans les yeux.

— Tu trouves que c'est le moment de parler de ça?

J'eus envie de répondre que oui, mais je n'arrivais même pas à soutenir son regard. Nous reprîmes notre marche dans un silence total.

 

Ce soir-là, Oncle Saul, Hillel et moi dînâmes d'un poulet rôti préparé par Maria. Nous ne prononçâmes pas un mot de tout le repas. Finalement, Hillel dit: « Je pars demain. Je retourne à Madison. » Oncle Saul acquiesça en secouant la tête. Je compris que les Goldman-de-Baltimore étaient sur la voie de la désintégration. Deux mois auparavant, Hillel et Woody faisaient les beaux jours de l'université de Madison, et Tante Anita et Oncle Saul étaient un couple heureux à la réussite éclatante. À présent, Tante Anita était morte, Woody était perdu, Hillel muré dans son silence; quant à mon oncle Saul, ce fut pour lui le début d'une nouvelle vie à Oak Park. Il décida d'endosser le rôle du veuf parfait : courageux, résigné, fort.

Je restai encore toute une semaine à Baltimore et j'assistai au spectacle quotidien des voisins qui passaient lui apporter de la nourriture et des bons sentiments. Je les voyais défiler à la maison des Baltimore. Ils donnaient à Oncle Saul des accolades magnifiques, échangeaient des regards émus et de longues poignées de main. Puis je surprenais des conversations au supermarché, chez le teinturier, au
Dairy Shack :
les commérages allaient bon train. Il était le cocu, l'humilié. Celui dont la femme s'était tuée en s'enfuyant de chez son amant après y avoir été surprise le soir de la Saint-Valentin par son quasi-fils adoptif. Tout le monde semblait connaître les moindres détails de la mort de Tante Anita. Tout se savait. J'entendis des remarques à peine déguisées :

« En même temps, il l'a bien cherché. »

« Il n'y a pas de fumée sans feu. »

« Nous l'avons vu avec cette femme au restaurant. »

Je compris qu'il y avait une femme dans l'histoire. Une certaine Cassandra, du club de tennis d'Oak Park.

 

Je me rendis au club de tennis d'Oak Park. Je n'eus pas à chercher longtemps : il y avait à l'accueil un tableau avec les photos et les noms des professeurs de tennis, et l'un d'eux était une femme au physique attirant qui se prénommait Cassandra Davis. Je n'eus qu'à jouer les imbéciles charmants avec l'une des secrétaires pour découvrir que, par le plus grand des hasards, elle avait donné des leçons privées à mon oncle et que, par le plus grand des hasards, elle était souffrante ce jour-là. J'obtins son adresse et je décidai de me rendre chez elle.

Cassandra, comme je m'en doutais, n'était pas malade. Lorsqu'elle comprit que j'étais le neveu de Saul Goldman, elle me claqua la porte de son appartement à la figure. Comme je tambourinais pour qu'elle ouvre à nouveau, elle cria à travers la cloison :

— Qu'est-ce que tu me veux?

— J'aimerais juste essayer de comprendre ce qui est arrivé à ma famille.

— Si Saul veut te le dire, il te le dira.

— Êtes-vous sa maîtresse?

— Non. Nous sommes allés dîner une fois ensemble. Mais il ne s'est rien passé. Mais maintenant sa femme est morte, et je passe pour la pute de service.

Je comprenais de moins en moins ce qui se passait. Ce qui était certain, c'est que Saul ne me disait pas tout. J'ignorais ce qui s'était passé entre Woody et Hillel, et j'ignorais ce qui s'était passé entre Oncle Saul et Tante Anita. Je finis par repartir de Baltimore une semaine après l'enterrement de Tante Anita, sans réponses à mes questions. Le matin de mon départ, Oncle Saul m'accompagna jusqu'à ma voiture.

— Est-ce que ça ira? lui demandai-je en le serrant dans mes bras.

— Ça ira.

Je relâchai mon étreinte, mais il me retint ensuite par les épaules et me dit :

— Markie, j'ai fait quelque chose de mal. C'est pour ça que ta tante est partie.

 

Après avoir quitté Oak Park, laissant derrière moi Oncle Saul et Maria pour derniers pensionnaires de la maison de mes plus beaux rêves d'enfant, je m'arrêtai longuement au cimetière de Forrest Lane. Je ne sais pas si je venais chercher sa présence à elle ou si j'espérais y croiser Woody.

Puis je pris la route jusqu'à Montclair. En arrivant dans ma rue, je me sentis bien. Le château des Baltimore s'était effondré, la maison des Montclair, petite mais solide, se tenait fièrement debout.

Je téléphonai à Alexandra pour lui dire que j'étais arrivé. Une heure plus tard, elle était chez mes parents. Elle sonna, je lui ouvris. Je me sentis tellement soulagé de la voir que je laissai échapper toutes mes émotions contenues des derniers jours, et j'éclatai en sanglots. « Markie... me dit Alexandra en me prenant dans ses bras. Je suis tellement désolée, Markie. »

38.

New York.

Été 2011.

 

Les événements liés à la mort de Tante Anita trouvèrent une nouvelle résonance neuf ans après les faits, au mois d'août 2011, lorsque Oncle Saul me téléphona pour me demander d'aller assister à la destruction de son nom sur le stade de l'université de Madison.

J'étais rentré à New York depuis qu'il m'avait chassé de chez lui, en juin. Il y avait cinq ans qu'il s'était installé à Coconut Grove et cela allait être le premier été où je n'irais pas le voir en Floride. C'est à ce moment-là que l'idée d'acheter une maison là-bas germa dans ma tête : si je me plaisais en Floride, il m'y fallait un lieu à moi. Je pourrais me trouver une maison pour écrire en paix, loin de l'agitation de New York, et proche de mon oncle. Jusque-là j'étais parti du principe que mes visites lui faisaient plaisir, mais je songeai qu'il avait peut-être besoin de place lui aussi pour vivre sa vie, sans avoir son neveu sur le dos. C'était compréhensible.

Ce qui était étrange, c'était le peu de nouvelles qu'il me donnait. Ce n'était pas son genre. J'avais toujours eu une relation étroite avec lui, la mort de Tante Anita et le Drame nous avaient rapprochés davantage. Depuis cinq ans, je descendais régulièrement la côte Est pour venir le sortir de sa solitude. Pourquoi avait-il subitement coupé les ponts? Il ne se passait pas un jour sans que je me demande si j'avais fait quelque chose de mal. Était-ce lié à Faith, la gérante du supermarché, avec qui je le soupçonnais d'entretenir une relation sentimentale? En éprouvait-il de la gêne? Se considérait-il comme infidèle? Sa femme était morte depuis neuf ans, il avait le droit de voir quelqu'un.

Il ne sortit de son silence que deux mois plus tard pour m'envoyer au stade de Madison. Je lui téléphonai longuement le lendemain de la destruction de son nom, après avoir réalisé que c'était Madison qui était au cœur de la mécanique qui avait perdu les Baltimore. Madison était le poison.

— Oncle Saul, lui demandai-je au téléphone, que s'est-il passé pendant ces années à Madison? Pourquoi avoir financé l'entretien du stade pendant dix ans?

— Parce que je voulais mon nom dessus.

— Mais pourquoi? Ça ne te ressemble pas.

— Pourquoi me poses-tu toutes ces questions? Est-ce que tu vas enfin écrire un livre sur moi?

— Peut-être. Il éclata de rire.

— Au fond, quand Hillel et Woody sont partis à Madison, ça a été le début de la fin. À commencer par la fin de mon couple. Tu sais, ta tante et moi, nous nous sommes tellement aimés.

Il me raconta dans les grandes lignes comment, alors qu'il était Goldman-du-New-Jersey, il avait rencontré Tante Anita, aux côtés de qui il était devenu Goldman-de-Baltimore. Il revint sur les origines de leur rencontre, quand il était parti étudier à l'université du Maryland, à la fin des années 1960. Le père de Tante Anita, le professeur Hendricks, y enseignait l'économie et Oncle Saul était son élève.

Tous deux s'entendaient particulièrement bien et quand Oncle Saul lui demanda son aide pour un projet, le professeur Hendricks accepta volontiers.

Le nom de Saul revenait souvent chez les Hendricks, si bien qu'un soir Madame Hendricks, la mère d'Anita, finit par demander :

— Enfin, qui est ce Saul qui monopolise nos conversations? Je vais devenir jalouse...

— Mon étudiant Saul Goldman, ma chérie. Un Juif du New Jersey dont le père possède une compagnie de matériel médical. Je l'aime beaucoup ce garçon, il ira loin.

Madame Hendricks réclama que Saul soit invité à venir dîner à la maison, ce qui se produisit la semaine suivante. Anita tomba immédiatement sous le charme de ce jeune homme affable et élégant.

Les sentiments d'Anita furent partagés. Saul, d'ordinaire peu intimidable, perdait ses moyens quand il la voyait. Il finit par l'inviter à sortir, une fois, puis deux. Il fut de nouveau invité à venir dîner chez les Hendricks. Anita était frappée par l'impression que Saul faisait à son père. Elle le voyait le regarder avec cette façon bien à lui qu'il réservait à ceux qu'il respectait profondément. Saul se mit à venir parfois à la maison le week-end, pour travailler sur son projet, dont il finit par expliquer qu'il avait pour but de développer la compagnie de son père.

 

La première fois qu'ils s'embrassèrent, c'était un jour de pluie. Alors qu'il la ramenait chez elle en voiture, un déluge s'abattit sur eux. Il se gara peu avant la maison des Hendricks. La carrosserie était mitraillée par une pluie torrentielle et Saul suggéra d'attendre à l'abri. « Je pense que ça ne va pas durer », déclara-t-il d'un ton savant. Quelques minutes plus tard, la pluie redoublait. L'eau qui ruisselait sur le pare-brise et les vitres les rendait invisibles. Saul lui effleura la main, elle la lui prit, et ils s'embrassèrent.

À partir de ce jour-là, ils s'embrassèrent au moins une fois par jour tous les jours pendant trente-cinq ans.

 

À côté de ses études de médecine, Anita avait un emploi de vendeuse chez Delfino, un magasin de cravates assez en vue à Washington. Son patron était une peau de vache. Oncle Saul venait parfois la saluer, passant en coup de vent pour ne pas être importun, et ne le faisant que s'il n'y avait aucun client dans la boutique. Mais le patron d'Anita ne pouvait s'empêcher de faire des commentaires méprisants et lui disait: « Je ne vous paie pas pour flirter, Anita. »

Du coup, pour l'agacer, Oncle Saul se mit à acheter des cravates pour donner à sa présence une légitimité. Il entrait, feignait de ne pas connaître Anita, lui donnant du « Bonjour, Mademoiselle », et il demandait à essayer des modèles. Parfois, il se décidait rapidement et achetait une cravate. Souvent, il hésitait longuement. Il essayait, essayait encore, refaisait ses nœuds trois fois, demandait à Anita de lui pardonner d'être si lent et elle devait se pincer les lèvres pour ne pas éclater de rire. Tout ce cirque rendait son patron fou, mais il n'osait rien dire parce qu'il ne voulait pas risquer de perdre une vente.

Anita suppliait Saul d'arrêter de venir : il avait peu de moyens, et voilà qu'il dépensait tout pour acheter des cravates inutiles. Lui, disait qu'au contraire il n'avait jamais fait aussi bon usage de son argent. Ses cravates, il allait les conserver toute sa vie. Et des années plus tard, dans leur grande maison de Baltimore, quand Tante Anita suggérait à Saul de se débarrasser de ses vieilles cravates, il s'en offusquait, assurant que chacune d'elles constituait un souvenir particulier.

 

Quand Saul jugea que son projet de relance de Goldman & Cie était suffisamment abouti, il décida de le présenter à son père. La veille de se rendre dans le New Jersey, il répéta devant Anita sa présentation pour être certain que tout serait parfait. Mais le lendemain, Max Goldman ne voulut pas entendre parler d'expansion de sa compagnie. Saul reçut une fin de non-recevoir et il en fut terriblement meurtri. De retour dans le Maryland, il n'osa même pas raconter au père d'Anita qu'il s'était fait envoyer sur les roses.

 

Le professeur Hendricks était très engagé en faveur des droits civiques. Saul, sans être un activiste, était sensible à la cause. Il l'accompagna occasionnellement à une réunion ou à une manifestation, surtout parce qu'il y trouvait une façon de le remercier pour toute l'aide consacrée à son projet. Mais bientôt, il y découvrit un tout autre intérêt.

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