Le livre des Baltimore (40 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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En Floride, je fus aussi le témoin caché des tensions récurrentes entre mes parents et Oncle Saul. Un jour, alors qu'il se croyait seul avec lui dans le salon, j'entendis mon père dire d'un ton cinglant à Oncle Saul :

 

— Tu ne m'as pas dit que tu prenais des billets en première classe pour Papa et Maman. C'est le genre de décision qu'on doit prendre ensemble. Combien je te dois? Je vais te faire un chèque.

— Mais non, laisse.

— Non, je veux payer ma part.

— Vraiment, ne t'en fais pas. Je ne suis pas à ça près.

Je ne suis pas à ça près.
Ce n'est que des années plus tard que je compris que mes grands-parents n'auraient jamais pu vivre avec la maigre rente que Grand-père touchait depuis la chute de Goldman & Cie, et que le financement de leur vie en Floride ne tenait à rien d'autre qu'à la générosité d'Oncle Saul.

À chaque retour de Thanksgiving, j'entendais ma mère énumérer ses griefs contre Oncle Saul.

— Évidemment, il peut faire le malin avec ses billets en première classe pour vos parents. On n'a pas les moyens, nous, il devrait s'en rendre compte !

— Il a refusé mon chèque, il a tout payé, le défendait mon père.

— C'est la moindre des choses ! Enfin, quand même !

Je n'aimais pas ces retours à Montclair. Je n'aimais pas entendre ma mère parler en mal des Baltimore. Je n'aimais pas l'entendre les dénigrer, déblatérer sur leur incroyable maison, leur style de vie, leurs voitures sans cesse nouvelles, et la voir haïr tout ce qui me fascinait. Longtemps, je crus que ma mère avait été jalouse de sa propre famille. C'était avant que je comprenne le sens de ce qu'elle asséna un jour à mon père, et qui n'allait trouver écho que des années plus tard. Je n'oublierai pas ce retour de Baltimore, lorsqu'elle dit: « Mais enfin, est-ce que tu te rends compte que tout ce qu'il a, au fond, c'est grâce à toi? »

32.

En ce mois d'avril 2012, alors que je mettais de l'ordre dans la maison de mon oncle, je me renversai dessus le café que j'étais en train de boire. Pour limiter les dégâts, j'enlevai mon t-shirt et passai la partie tachée sous l'eau. Puis je le mis à sécher sur la terrasse, restant torse nu. Cette scène me rappela Oncle Saul quand il faisait sécher son linge sur un fil tendu à l'arrière de la maison. Je le vois sortir le linge propre de la machine à laver et le mettre dans un bac en plastique, pour l'emporter dehors. Il se dégage une agréable odeur d'adoucissant. Ses vêtements secs, il les repassait lui-même, maladroitement.

Quand il s'installa à Coconut Grove, il disposait encore de moyens financiers considérables. Il employait une femme de ménage, Fernanda, qui venait trois fois par semaine, nettoyait la maison et l'égayait avec des fleurs fraîches et des pots-pourris, lui préparait des repas et s'occupait du linge.

Il dut s'en séparer quelques années plus tard, quand il perdit tout. J'avais insisté pour la garder et lui payer son salaire, mais Oncle Saul avait refusé. Pour lui forcer la main, j'avais versé d'avance six mois de salaire à Fernanda, mais à son arrivée il l'avait mise dehors en refusant de lui ouvrir la porte.

— Je n'ai plus les moyens de vous employer, lui avait-il expliqué à travers la porte.

— Mais c'est Monsieur Marcus qui m'envoie. Il m'a déjà payée. Si vous ne me laissez pas travailler, c'est comme si je volais votre neveu. Vous ne voulez tout de même pas que je vole votre neveu, non?

— Vos arrangements ne regardent que vous. Je me débrouille très bien tout seul.

Elle m'avait téléphoné en pleurs depuis la terrasse de la maison. Je lui avais dit de garder ses six mois de salaire pour qu'elle ait le temps de trouver un nouvel emploi.

Après le départ de Fernanda, je pris l'habitude d'apporter chaque semaine mon linge sale au pressing. J'avais supplié Oncle Saul de me laisser prendre aussi le sien, mais il était trop fier pour accepter quoi que ce soit. Il faisait également son ménage sans aide. Lors de mes séjours chez lui, il attendait que je m'absente pour s'en occuper. Au retour d'une course, je le trouvais en train de nettoyer le sol, suant à grosses gouttes. « C'est agréable d'avoir une maison propre », devisait-il en souriant. Un jour, je lui dis :

— Ça me gêne que tu ne me laisses pas t'aider. Il était en train de nettoyer les vitres avec un chiffon et s'interrompit.

— Est-ce que ça te gêne de ne pas m'aider, ou de me voir faire le ménage? Tu penses que c'est indigne de moi? Qui est trop bien pour laver ses propres toilettes?

Il tapait dans le mille. Et je compris qu'il avait raison. J'admirais de la même façon l'oncle Saul millionnaire et l'oncle Saul qui remplissait les sacs de commissions au supermarché : ce n'était pas une question de richesse, mais une question de dignité. La force et la beauté de mon oncle, c'était sa dignité extraordinaire, qui le rendait supérieur aux autres. Et cette dignité, personne ne pouvait la lui reprendre. Au contraire, elle se renforçait davantage avec le temps. Néanmoins, le voyant laver son plancher, je ne pouvais pas m'empêcher de repenser à l'époque des Goldman-de-Baltimore : chaque jour, défilait dans leur maison d'Oak Park une armée de travailleurs chargés de son entretien. Il y avait Maria, employée à plein temps pour le ménage et présente chez les Baltimore depuis que nous étions enfants, Skunk le jardinier, les gens de la piscine, ceux de la taille des arbres (trop hauts pour Skunk), ceux de l'entretien du toit, une gentille dame philippine et ses soeurs qui venaient comme extras pour assurer le service à table lors de Thanksgiving ou des grands dîners.

Parmi ce peuple de l'ombre qui faisait briller le palais des Baltimore, Maria était celle qui me plaisait le plus. Elle était d'une grande gentillesse à mon égard et me gratifiait, au moment de mon anniversaire, d'une boîte de chocolats. Je l'appelais la magicienne. Lors de mes séjours, elle faisait disparaître mes vêtements sales éparpillés dans la chambre d'amis et les reposait sur mon lit le soir même, lavés et repassés. J'étais en admiration totale devant son efficacité. À Montclair, c'était ma mère qui s'occupait de la lessive et du repassage. Elle accomplissait cette tâche le samedi ou le dimanche (quand elle ne travaillait pas), ce qui signifiait qu'il fallait environ une semaine pour que je retrouve mes vêtements propres. Je devais donc minutieusement choisir mes tenues en fonction des événements de la semaine à venir, pour ne pas me retrouver pris au dépourvu si le pull que je voulais mettre tel jour pour impressionner des filles n'avait pas réapparu dans mon armoire.

Même dans mes années universitaires, quand j'allais chez les Baltimore pour Thanksgiving, Maria s'arrangeait pour prendre tout mon linge sale et le déposer propre sur mon lit. Après le Drame qui survint la veille de Thanksgiving 2004, Oncle Saul ne retourna plus à Oak Park. Mais elle continua de venir avec une fidélité à toute épreuve.

 

*

 

Floride.

Printemps 2011.

 

Le lendemain de notre dîner avec Grand-mère, en rentrant l'un long jogging, je trouvai justement Oncle Saul en train le passer l'aspirateur.

La veille, dans la voiture, il n'avait fait qu'effleurer les souvenirs de sa jeunesse, profitant du fait que nous arrivions à proximité de la maison pour s'interrompre.

— Tu n'as pas fini de me parler de toi et Grand-père, hier.

— Il n'y a pas beaucoup plus à dire. De toute façon, le passé c'est le passé.

Il débrancha l'aspirateur, en rembobina le cordon et le rangea dans un placard, comme si tout cela n'avait aucune importance. Finalement, il se tourna vers moi et il eut ces mots stupéfiants :

— Tu sais, Marcus, tes grands-parents ont toujours préféré ton père à moi.

— Quoi? Mais qu'est-ce que tu racontes, enfin? Ils ont toujours été tellement impressionnés par toi.

— Impressionnés, peut-être. Mais ça ne veut pas dire qu'ils ne préféraient pas ton père.

— Comment peux-tu penser une chose pareille?

— Parce que c'est la vérité. Ton père et moi avons été très liés jusqu'à l'université. Notre relation s'est compliquée lorsque ton grand-père a refusé que je fasse médecine.

— Tu voulais être médecin?

— Oui. Grand-père ne voulait pas. Il disait que ça ne servirait pas la compagnie familiale. Ton père, en revanche, voulait être ingénieur, ce qui était dans les plans de Grand-père. Il m'a envoyé dans une université de seconde zone, dont les frais de scolarité étaient peu élevés, et il a investi ce qu'il avait pour que ton père puisse aller étudier dans une université de renom. Il a fait des études au top niveau. Ton grand-père l'a nommé directeur de la compagnie. Moi qui étais pourtant l'aîné, je n'étais qu'un second couteau. Tout ce que j'ai pu faire ensuite, c'est d'essayer d'épater tes grands-parents pour oublier que j'ai toujours été considéré comme inférieur à ton père.

— Mais que s'est-il passé? demandai-je.

Il haussa les épaules, attrapa un chiffon et du détergent, et s'en alla nettoyer les vitres de la cuisine.

 

Comme Oncle Saul ne semblait pas très enclin à la discussion, je décidai d'en parler avec Grand-mère. Sa version était légèrement différente de celle de mon oncle.

— Ton grand-père voulait que Saul et ton père codirigent l'entreprise, m'expliqua-t-elle. Il considérait que ton père saurait faire face aux défis techniques, tandis que ton oncle avait une âme de meneur. Mais ça, c'était avant la dispute entre Grand-père et Saul.

— Oncle Saul m'a dit qu'il voulait faire médecine, mais que Grand-père s'y est opposé.

— Grand-père considérait que la médecine était une perte de temps et d'argent.

Grand-mère proposa d'aller sur le balcon, pour qu'elle puisse fumer. Nous nous assîmes sur deux chaises en plastique et je la regardai faire jouer une cigarette entre ses doigts tordus, la porter à sa bouche, l'allumer et tirer dessus lentement avant de reprendre :

— Tu comprends, Markie, Goldman & Cie était le bébé de ton grand-père. Il avait bataillé dur pour en arriver là et il avait des idées précises sur la conduite à tenir. C'était un homme très ouvert d'esprit, mais parfois inflexible sur certains sujets.

À la fin des années 1960, quand Oncle Saul avait voulu devenir médecin, il s'était heurté à l'incompréhension de son père. « Toutes ces années d'études pour faire quoi? Ton rôle au sein de l'entreprise est de la conduire vers de nouveaux défis. Tu dois apprendre la stratégie, le commerce, la comptabilité. Tout ce genre de choses. Mais la médecine, pfff ! quelle idée saugrenue ! » Oncle Saul n'eut pas d'autre choix que d'obéir et il entama des études de gestion dans une petite université du Maryland. Tout changea quand il découvrit que ses parents envoyaient son frère étudier à l'université de Stanford. Il y vit la préférence d'un frère sur l'autre et en fut profondément blessé. Lors des réunions de famille, les gens étaient évidemment beaucoup plus impressionnés par mon père, fier étudiant dans une prestigieuse université, que par mon oncle et ses études de seconde classe. Oncle Saul voulut montrer de quoi il était capable. Il avait noué une très bonne relation avec l'un de ses professeurs, qui l'aida à préparer un plan de développement pour Goldman & Cie. Un jour, Saul revint à la maison avec un imposant dossier qu'il voulut présenter en détail à son père.

— J'ai des idées pour développer davantage l'entreprise, expliqua Oncle Saul à Grand-père, qui le regarda d'un œil méfiant.

— Pourquoi développer davantage et pas pérenniser? Vous êtes de cette génération qui n'a pas connu la guerre et qui pense que tout est acquis.

— Le professeur Hendricks dit que...

— Qui est le professeur Hendricks?

— Mon professeur de management à l'université. Il dit qu'il ne faut voir son entreprise que de deux façons : est-ce que je veux manger ou être mangé?

— Eh bien, ton professeur a tort. C'est en voulant à tout prix grandir qu'on coule.

— Mais à être trop prudent, on ne grandit pas et on finit écrasé par un plus fort.

— Est-ce que ton professeur a déjà créé une entreprise? demanda Grand-père.

— Pas que je sache, répondit Oncle Saul en baissant la tête.

— Eh bien moi, si ! Et mon entreprise marche très bien. Ton professeur s'y connaît-il en matériel médical?

— Non, mais...

— Voilà les universitaires, toujours en train de théoriser. Ton professeur, qui n'a jamais créé d'entreprise et ne connaît rien au matériel médical, voudrait m'apprendre à diriger Goldman & Cie.

— Non, pas du tout, tempéra Oncle Saul, nous avons seulement quelques idées.

— Des idées? Quel genre d'idées?

— Pour vendre nos appareils ailleurs que dans la région du New Jersey.

— Nous pouvons déjà livrer aussi loin qu'il le faut.

— Mais a-t-on des clients?

— Pas vraiment. Mais cela fait longtemps que l'on parle de l'opportunité d'ouvrir sur la côte Ouest.

— Justement, tu dis cela depuis qu'on est enfants, mais rien n'a avancé.

— Rome ne s'est pas bâtie en un jour, Saul !

— Le professeur Hendricks pense que le seul moyen de s'étendre est d'ouvrir des succursales dans d'autres États. Il y aura à chaque fois une succursale et un dépôt de matériel, qui pourraient nouer des relations de confiance avec les clients et répondre rapidement à leurs besoins.

Grand-père fit la moue.

— Et avec quel argent tu ouvres les succursales?

— Il faut ouvrir le capital à des investisseurs. On pourrait avoir un bureau à New York avec quelqu'un qui...

— Tsss, un bureau à New York ! Qu'est-ce qu'il y a? Secaucus, New Jersey, n'est pas assez chic pour toi?

— Ce n'est pas ça, mais...

— Ça suffit, Saul ! Je ne veux plus entendre un mot de ces imbécillités ! Je suis quand même le patron de mon entreprise, ou quoi?

Il s'écoula deux années pendant lesquelles Oncle Saul ne parla plus à son père de ses idées de développement pour Goldman & Cie. Mais il parla de droits civiques. Le professeur Hendricks était un homme de gauche, militant des droits civiques. Oncle Saul se joignit à certaines de ses activités. À la même période, il commença à nouer une relation avec sa fille, Anita Hendricks. Quand il revenait à Secaucus, il parlait désormais des « causes à défendre » et des « actions à mener ». Il se mit à voyager à travers le pays pour accompagner le professeur Hendricks et Anita dans des marches de protestation. Ce nouvel engagement agaça prodigieusement Grand-père. C'est ce qui conduisit à la dispute qui allait les amener à ne plus se parler pendant douze ans.

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