Le mémorial de la Shoah était neuf. À l’intérieur, sur un mur noir et brillant, étaient inscrits les noms des 76000 juifs français, dont 11000 enfants, exterminés grâce aux efforts conjugués des fonctionnaires français et allemands. Ces noms avaient été répertoriés, non par le gouvernement français, mais par des chercheurs privés, extrêmement déterminés à accéder aux archives fermées. Je pris place dans la longue file à l’entrée du musée.
Des visiteurs âgés attendaient en silence de passer les portes blindées et le contrôle de sécurité. Les femmes étaient vêtues de lourds tailleurs ornés de broches. Les hommes portaient des cravates. Une fois à l’intérieur, ils mettaient leurs lunettes et cherchaient un parent ou un ami sur le mur en touchant les noms de leurs mains noueuses. Certains déposaient des fleurs. Je regardai aussi. J’y trouvai gravé mon nom de jeune fille, associé au prénom de Laurence. Qui était Laurence ? me demandai-je. Et que faisait-elle en France ?
Je montai au centre de documentation, au dernier étage. Le musée n’était pas encore complètement aménagé. Deux ouvriers arabes, à genoux, retiraient les feuilles de plastique protégeant le sol de la peinture. Je les contournai.
– Bonjour, dis-je.
– Bonjour.
Le centre de documentation était équipé d’ordinateurs que les visiteurs pouvaient utiliser. Je m’assis devant l’un des terminaux et tapai le nom de Laurence. Laurence était née à Hambourg et, au moment de son arrestation par la police française, elle travaillait dans une boulangerie d’une ville du sud de la France où sa famille juive allemande l’avait probablement envoyée pour la protéger. Un des documents donnait le numéro du convoi qui l’avait emmenée. Je cliquai sur « Imprimer ». Je ne connaissais pas Laurence et n’avais aucune idée de ce que je voulais faire de ce document sur sa déportation. Notre seul lien était notre patronyme, rare de nos jours. Au moment où elle avait été tuée, Laurence était un peu plus jeune que je l’étais aujourd’hui.
Rien ne sortit de la machine. J’allai demander de l’aide et attendis mon tour avec des gens âgés de 70 à 90 ans. Contrairement à moi, certains de ces noms évoquaient sans doute des personnes qu’ils avaient connues. À l’accueil, trois jeunes gens tentaient de répondre aux questions. Leurs visages portaient la trace de leur accablement physique et émotionnel.
– Quel monde ! dis-je quand vint mon tour.
– Nous ne nous y attendions pas, répondit la jeune fille au visage rose derrière le comptoir. Personne ne s’y attendait. Nous n’avons pas assez de personnel. Tous ces gens. Cherchant…
Je hochai la tête avec sympathie. Elle faisait de son mieux. J’appris qu’il n’était pas encore possible d’imprimer en raison d’un problème technique. Pour le moment, tous les documents étaient immobilisés dans la base de données. Mais la situation serait bientôt rétablie. Je fus frappée par l’importance que prenait à mes yeux ce transfert de l’ordinateur au papier. Pour donner de la réalité aux choses. Puis je pensai à ma tranquille petite ville, mon oasis juste à côté de Paris. Était-elle bien réelle ?
– Si je voulais savoir s’il y a eu des gens déportés dans la ville où j’habite, est-ce que je pourrais faire des recherches par code postal ? demandai-je.
– Non, dit la fille en secouant la tête. Impossible, les codes postaux n’ont pas été indexés. Vous ne pouvez chercher ni par ville ni par aire géographique.
– Peut-être pourrait-on ajouter cette fonction ?
Elle me tendit un formulaire que je remplis. Ma maison avait-elle été volée à des juifs ? Les maisons de mes voisins ? Combien ? Où ? Par qui ? Pourquoi était-ce important soixante ans plus tard ? Pourquoi Styron avait-il fait de son principal personnage juif un malade mental, violent, drogué et meurtrier ? Pourquoi ce fait n’était-il pas mentionné en cours ? Ce n’était pas normal. J’avais pensé pouvoir jouer le jeu de l’agrég’ – folâtrer avec les dissertations françaises, apprendre à compliquer la grammaire anglaise –, mais ça ! Étudier la Shoah tout en proscrivant les faits !
Le lendemain, je tombai malade. Je ne retournai pas en cours pendant cinq semaines.
II
Chapitre 1
Au lit avec le CNED
Avec 350 000 inscrits dans plus de 3 000 formations, le Centre national d’enseignement à distance mérite incontestablement son statut d’académie à part entière.
Luc Ferry, ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche, cité dans la revue du CNED.
Le CNED, Centre national d’enseignement à distance, offre des cours par correspondance préparant à presque tous les diplômes et concours; il publie une collection de livres reconnaissables à leur couverture souple, bleue et rouge. Pour l’agrégation d’anglais, la plupart des livres du CNED contenaient, comme on pouvait s’y attendre, un mélange de chapitres en français et en anglais, à deux exceptions près : celui portant sur
Richard II
de Shakespeare, écrit exclusivement en français, et celui qui portait sur
Le Choix de Sophie,
rédigé, selon Rebecca, principalement en lacanien.
De tous les livres du CNED, celui que je préférais était consacré à Flannery O'Connor. Le premier chapitre, intitulé «
The Religious Essence of Her Works
1
», développait les notions de mal, de péché originel, de baptême, de libre arbitre, de commandement, d’incarnation, de rédemption, d’expiation, de grâce, de justification, de foi, d’Eucharistie, de transsubstantiation, d’élévation, et de communion pour des lecteurs peu familiers avec ces concepts. « Même si on ne partage pas les préoccupations de Flannery O'Connor à propos du divin et de la rédemption, affirmaient les auteurs du CNED, on peut néanmoins apprécier ses histoires, car elles font appel à la conviction partagée que les humains ont besoin de moralité dans leur vie quotidienne, […] à leur pouvoir de transformation intellectuelle et spirituelle lorsqu’ils se trouvent face à l’inconnu, et à leurs propres limites matérielles. »
Dans ces passages, je trouvais exactement ce qui m’avait manqué lors des cours magistraux de la Sorbonne, quel que fût le talent du profes- seur : la dimension morale. Après avoir avancé laborieusement pendant trois mois à travers le jargon de l’analyse littéraire, je jugeai extraordinaire la proposition des auteurs du CNED d’« explorer la richesse d’un écrit qui peut également procurer le plaisir de lire à un public non religieux ». Le
plaisir de lire!
à l’agrégation, c’était un concept plus rare encore que la morale ! La triste vérité était que la plupart des conférenciers cherchaient seulement à impressionner leur auditoire, plutôt qu’à approfondir le plaisir de lire. Et on apprenait aux candidats à faire exactement la même chose : impressionner le jury par leur virtuosité, plutôt que de faire connaître la joie de la littérature. Le public visé était le professeur blasé, pas le lycéen.
Malade, au lit, en pyjama, je me pelotonnais sous les couvertures, avalais mon sirop, prenais le CNED et lisais jusqu’à ce que je rencontre une référence à une nouvelle. Alors, je roulais sur ma droite, attrapais les
Complete Stories
de Flannery O'Connor, les feuilletais jusqu'au texte cité, que je lisais du début à la fin. Ensuite, je me levais pour faire du thé. Lorsque je me remettais au lit avec le CNED, l’histoire avait imprégné mon cerveau, et j’étais ouverte à toute interprétation. «Il me semble, écrit Flannery O'Connor, que toutes les bonnes histoires ont pour sujet la conversion, les changements que vit un personnage… l’action de grâce qui le transforme... » Trempant l'oreiller de fièvre, je continuais à lire, dans l’espoir d’approfondir le plaisir.
1
« L'essence religieuse de son œuvre ».
Chapitre 2
Changement de programme
La Pologne est un beau pays, qui tord le cœur et fend l’âme, et qui ressemble à beaucoup de points de vue… au sud des États-Unis… il y a une sorte de sinistre ressemblance entre la Pologne et le sud des États-Unis qui, tout sauf superficielle, fait que les deux cultures se mélangent si parfaitement qu’elles semblent presque une dans leurs communes extravagances – et cela a un rapport avec la question de la race, qui dans ces deux mondes a produit des siècles durant les charmes cauchemardesques de la schizophrénie.
William Styron,
Sophie’s Choice
.
25 février. La veille, je m’étais fait trente-deux nouveaux ennemis. Il était question de stratégies de narration dans
Le Choix de Sophie
. J’étais revenue au cours avec la ferme intention de rester bouche cousue. Pourtant, tout à coup, je remarquai que le mince professeur barbu levait le menton vers ma main levée.
– Oui ?
– Quand la narration passe à Sophie dans le passage où elle réfléchit aux raisons de ne pas dire la vérité, commençai-je malgré moi, diriez-vous que c’est le narrateur Stingo qui essaie de se projeter dans l’esprit de Sophie, ou bien que c’est Styron lui-même ?
C'était un moment-clé dans ce livre dont le narrateur proclame au début vouloir raconter toute la vérité. Le professeur hocha la tête et chercha la page en question.
– Je dirais que c’est Styron, répondit le professeur. Oui, il est omniscient.
– Il entre dans la tête de Hoss aussi, n’est-ce pas ?
Hoss, c’était le directeur d’Auschwitz.
Le professeur lut les pages où Hoss exprimait les tendres sentiments qu’il éprouvait pour sa famille et l’inquiétude qu’il ressentait à l’idée que leur bonheur « pourrait ne pas durer », son amour pour les chevaux, et son embarras face aux exigences contradictoires du patron (maximiser la productivité des esclaves juifs et en même temps les éliminer). Nous étions sans aucun doute dans la tête de Hoss.
Quand il eut fini, il me regarda avec l’air de dire : « Heureuse ? »
Je pensai à la lumineuse Meryl Streep qui avait usé de tout son talent et toute son imagination pour incarner Sophie dans l’adaptation cinématographique du roman et demandai :
– Styron nous donne-t-il le point de vue d’un personnage juif dans ce texte ?
Le professeur plissa les yeux à travers ses lunettes rondes. Ce n’était pas un mauvais bougre. Beau gosse en tout cas. Soigné, portant des vêtements propres et repassés et une cravate dont on ne pouvait pas rire. Il enleva ses lunettes et les nettoya.
– Il y a des juifs qui parlent, et leurs conversations sont rapportées par le narrateur. Mais nous ne sommes jamais vraiment dans la tête d’un personnage juif.
La classe était comateuse. Je soupçonnais les étudiants de n’avoir pas écouté un mot de notre échange, si ce n’est, peut-être, pour repérer le moment où ils pourraient se remettre à prendre les notes. Malgré cela, comme un avocat faisant des effets de manche devant un jury, c’était à eux que je dédiais mes remarques.
– Pas de point de vue juif, répétai-je. Dans un roman sur la Shoah. Intéressant.
Une fois que le professeur eut compris que c’était là mon dernier mot, il rassembla ses notes de cours et dit :
– Nous allons maintenant parler de mort et de sexe.
À ces mots, les autres se réveillèrent, mais pour moi il était trop tard. J’avais perdu toute confiance dans la capacité des étudiants à analyser cette œuvre de fiction profondément malhonnête. Quelle était l’intrigue principale du
Choix de Sophie
? Une belle femme, rescapée des camps nazis, est maltraitée par son amant américain, un juif violent et fou, qui finalement la convainc de se suicider avec lui. Quant au narrateur, c’est un chrétien du Sud qui se sent coupable de pouvoir écrire grâce à l’argent, hérité de la vente d’un des esclaves de son grand-père.
Je compris enfin que
Le Choix de Sophie
n’avait rien à voir avec la Shoah. À quoi Styron, de même que Flannery O'Connor, s'intéressaient-ils vraiment ? À l’héritage spirituel de l’esclavage dans le Sud américain. « Narration en cercles concentriques, avait dit le professeur, images réfléchies, miroirs. » Et au centre : le problème du couple victime-bourreau, représenté par le destin de la Pologne durant la Seconde Guerre mondiale, elle-même symbolisée par l’histoire tragique de Sophie. Dans ce contexte, la Shoah devenait un prétexte pour parler de l’héritage de l’esclavage en Amérique.
Qu’en pensaient les autres étudiants ? Comme ils ne s’exprimaient jamais en cours, je ne le savais pas. Quand j’avais commencé l’agrégation, j’avais jugé leur passivité curieuse. Pour
Le Choix de Sophie
, cependant, je trouvais ce refus de s’impliquer non seulement bizarre, mais offensant. Semaine après semaine, la classe entière restait silencieuse. Je me souvins des curieuses remarques qu’avait faites le professeur en distribuant les dissertations sur le Mal absolu qu’il avait corrigées.
– Un conseil, avait-il annoncé, plutôt mécontent. Ne polémiquez pas.
Je n’avais pas rendu le devoir tant le sujet m’avait rendue folle. Je savais donc qu’il ne parlait pas de moi. Je me retournai pour regarder les autres, mais les visages de pierre des étudiants étaient impénétrables.
– Tu connais la nouvelle ?
La voix de Karima était basse, comme celle d’un conspirateur. Il était tard dans la soirée. Il nous restait quelques semaines avant l’examen.
– À quel sujet ?
– Styron, Alice, Styron !
Elle chuchotait, tremblant d’excitation. Je l’imaginais assise sur une chaise trop grande, balançant les pieds comme une petite fille, sa raie parfaite divisant ses cheveux bleu-noir comme un éclair.
– Styron ? Non, je ne sais pas. Que se passe-t-il ?
– Ils l’ont retiré du programme ! Il a été remplacé pour l’année prochaine !
– Remplacé ? Je croyais qu’on gardait les œuvres pendant deux ans.
– Oui, oui ! C'est vrai pour tous les livres sauf pour
Sophie’s Choice
! dit-elle. Tu n’es pas au courant du scandale ?
Le livre m’était apparu comme une provocation dès la première page et, tellement absorbée dans mes propres réflexions, je n’avais pas imaginé que quelqu’un d’autre aurait pu être en colère.
– Quel scandale ? demandai-je. À propos de l’idéologie du livre ?