– Pas vraiment, reprit mon mari, posant son journal ouvert sur la table, il a été renvoyé.
– Renvoyé ?
C'est la première fois que j’entendais dire que quelqu’un s’était fait renvoyer de l’Éducation nationale.
– C'est ce qu’il m’a dit. Tu veux lui parler ?
– Oui, bien sûr. Comment s’appelle-t-il ?
Mon mari secoua la tête lentement.
– Pas de nom, s’il te plaît.
M. W. avait enseigné l’anglais et le grec à des écoliers pendant trente ans dans divers pays dont l’Angleterre et la France avant de s’inscrire au CAPES. Pour quoi faire ? Ce fut la première question que je lui posai lorsque nous nous rencontrâmes deux jours plus tard dans un coin pas trop enfumé d’un café du Quartier latin. Je n’avais eu aucun mal à le reconnaître. Il ressemblait bien à un professeur ayant des soucis.
– Je souhaitais un revenu stable, m’expliqua-t-il.
Bref, c’était pour les mêmes raisons que les autres professeurs anglophones aguerris que j’avais connus. Deux éléments distinguaient cependant M. W. de la masse des candidats. Premièrement : il avait réussi le CAPES. Et deuxièmement : il avait échoué à l’issue de son année de formation et n’avait pas été titularisé.
– Vous avez été renvoyé,
après
avoir eu le CAPES ?
– Oui. C'est ça. Je crois que c’est plutôt rare. Mais c’est ce qui m’est arrivé.
Il avait une belle voix et le ton cultivé d’un universitaire anglais. Je l’imaginais, vêtu d’une toge noire, assis dans un fauteuil en cuir usé, un verre de scotch à la main.
– Est-ce que vous, euh, avez fait, euh, quelque chose…
Qu’étais-je en train de sous-entendre ? Mais M. W., la politesse même, ne s’offusqua pas.
– Mes évaluations en classe n’étaient pas bonnes, dit-il. L'inspecteur a estimé que je ne pouvais pas contrôler la classe.
– Aviez-vous enseigné avant ?
– Trente ans, dit-il, après avoir étudié les lettres classiques à Oxford.
– Oh !
– Mais la classe était difficile. C'était un collège de banlieue. Les enfants étaient assez inattentifs.
– Êtes-vous le seul professeur stagiaire à avoir eu des difficultés avec cette classe ?
– Oh non ! En fait, les enfants étaient si dissipés que dix autres professeurs ont signé une pétition pour protester contre les conditions de travail dans cette classe.
– Mais vous êtes le seul professeur à avoir reçu un rapport négatif?
– Je crois.
– Pourquoi ? demandai-je avec prudence. Le savez-vous ?
Il y eut une pause.
– Eh bien, dit-il, je pensais que vous auriez peut-être une explication.
– À dire vrai, je croyais que, une fois qu’on avait le CAPES ou l’agrég’, on était sauvé. Je ne savais pas qu’on pouvait les annuler.
Il soupira.
– Ni moi, dit-il de sa belle voix.
Il ouvrit un cartable en cuir usé et posa une liasse de papiers sur la table.
– Ceci est mon mémoire, dit-il.
– Un mémoire ? Après avoir eu le concours ?
– Oui. Chaque professeur stagiaire est évalué sur la base de trois choses : premièrement, dispenser deux cours par semaine. Deuxièmement, la présence régulière aux cours de l’IUFM, également deux fois par semaine.
– Un problème avec ça ?
– Aucun. J’ai été présent à tous les cours.
– OK, l’interrompis-je, et la troisième est ce mémoire ou rapport que vous devez écrire.
– Exactement, dit-il en prenant une page entre les doigts. Mon rapport a été rejeté.
– Quoi ? Mais pourquoi ?
– J’ai posé la question, répondit M. W.
– Et ?
– Mon tuteur a seulement prétendu que ce n’était pas un mémoire.
M. W. avait l’air triste et pensif.
– C'est tout ce qu’il a dit ?
– Oui. Voudrez-vous le lire ?
Je le pris et commençai à le parcourir. À la page 2, M. W avait placé une longue citation en grec.
– N’est-ce pas ce genre de choses qui leur a posé un problème ?
Il montra le bas de la page.
– J’ai tout traduit en français, dit-il. Pour les gens qui ne maîtrisent pas le grec.
Il me regarda, les yeux écarquillés.
– Vous ne pensez pas qu’avoir utilisé du grec a causé un problème quand même ?
– Peut-être, soupirai-je. On ne sait jamais.
Je continuai de tourner les pages. M. W. écrivait un excellent français. Page 4, je m’arrêtai sur : « Il est essentiel de ne pas dénaturer l’image du monde anglophone présenté aux élèves. » « Oh là là », pensai-je.
– Y a-t-il un problème ?
M. W. tendit le cou pour lire à l’envers.
– Ah oui. Il est possible que mon conseiller n’ait pas apprécié cette partie. En fait, il m’a reproché un «manque d’humilité ». Bien que je ne sache vraiment pas pourquoi. Je ne me souviens pas que ce genre de considérations posât un problème à Oxford.
Je poursuivis ma lecture – trente pages d’érudition accompagnées de cent notes de bas de page.
– M. W., dis-je, nous sommes tous mal à l’aise lorsque nous voyons la façon dont nos cultures sont parfois représentées. Mais (j’agitai la page offensante), qu’est-ce qui vous a pris ?
M. W. haussa les épaules et se mit à cligner des yeux rapidement comme un enfant pris en faute. Je regrettai ma dureté. Cela ne devrait pas être un crime d’être si cultivé quand on est professeur.
– Pardon, dis-je doucement, je comprends parfaitement. Vous aviez eu le concours. Vous avez écrit ce que vous pensiez être juste. Les professeurs doivent faire attention de ne pas donner une fausse idée des autres cultures. Je suis parfaitement d’accord avec vous. Mais peut-être devrions-nous garder ces idées pour nous-mêmes.
– Mais, bégaya-t-il, je ne parlais pas d’eux. Je parlais de moi-même. Mon intention était d’indiquer que, en tant qu’Anglais, je devais être prudent lorsque j’évoquais d’autres cultures. Il est crucial de ne pas attribuer des traditions typiquement anglaises aux Irlandais, par exemple. Je ne parlais pas du tout des professeurs français. Oh mon Dieu ! Vous pensez que c’est ce qu’ils ont cru ? Que je les accusais de mal présenter les cultures anglophones ? Oh mon Dieu !
Il fixait la table en clignant des yeux si vite que j’étais persuadée qu’il ne voyait rien. Je me sentais affreusement mal. Peut-être que ce devoir avait été rejeté pour des raisons totalement différentes. Je n’avais aucun moyen de le savoir, étant donné qu’aucune remarque, aucun commentaire n’expliquait la sanction. L'arbitraire de tout cela me coupait le souffle.
– M. W., dis-je gentiment, quelles sont vos options maintenant ?
Il me regarda.
– Je suppose que je pourrais faire appel, dit-il, mais je pourrais perdre le peu d’indemnités de chômage auxquelles j’ai droit. Et je suis si fatigué. Si fatigué. Voyez-vous, je ne m’attendais pas à cela. Je pensais que j’enseignerais les dix prochaines années, jusqu’à ma retraite. C'est tellement soudain. J’ai peur de ne pas avoir la force de me battre.
– Que va-t-il se passer si vous ne faites pas appel ?
Il me regarda, ses yeux bleu pâle finalement apaisés.
– Eh bien, je ne peux pas retourner à mon ancien travail, puisque je suis officiellement renvoyé. C'est mon employeur qui m’a demandé d’obtenir un CAPES. Donc, je pense que je dois arrêter de travailler.
– Retraite anticipée ? demandai-je avec espoir.
– Je suppose qu’on pourrait l’appeler ainsi, dit-il tristement, mais sans salaire.
Après avoir quitté M. W., je me demandai : qui obtenait l’agrég’ ou le CAPES pour échouer ensuite après l’année de titularisation ? Je n’avais jamais entendu parler de tels cas auparavant. Cela arrivait-il souvent ? Qui étaient ceux qui avaient été renvoyés ? Qu’étaient-ils devenus ? Plutôt qu’un travail à vie, obtenu par concours, ils étaient abandonnés les mains vides. Qui en décidait? Comment? Un appel servait-il à quelque chose ? Je fis une recherche Internet sur «professeurs stagiaires ». Je trouvai une page concernant une action en justice, un tract de la CGT de l’académie de Créteil déplorant le licenciement de cinquante-deux professeurs stagiaires l’année précédente, et une pétition de « Stagiaires en Colère » dénonçant l’« hypocrisie ambiante ». Et, comme par hasard, ces Stagiaires en Colère étaient justement des professeurs d’anglais. Est-ce que le malheur de M. W. faisait partie d’une plus grande pagaille ? Ou était-ce un cas particulier ? Ses problèmes avaient-ils un rapport avec son âge ? Avec le fait qu’il était de langue maternelle anglaise ? Était-ce un cas de discrimination ?
Chapitre 5
Canard comme poisson
Il y a certains inspecteurs qui sont franchement
hostiles à l’examen professionnel et au concours réservé.
Alors, ils ajournent sous n’importe quel prétexte
.
SNES, cité dans
Le Monde de L'Éducation
,
novembre 2005.
Je ne fus pas surprise d’apprendre que la plupart des
forts
– y compris Floriane et Mathilde – avaient réussi l’agrég’ haut la main. Ils étaient intelligents et travaillaient dur. Ils parlaient l’anglais relativement bien et, contrairement à moi, maîtrisaient les arcanes de la dissertation française et de la leçon. J’avais été particulièrement impressionnée par Floriane et Mathilde, par leur connaissance et leur amour de la littérature. Que faisaient-elles maintenant ? Leur année de formation était-elle semblable à celle de Rebecca – ou à celle de l’infortuné M. W. ?
Quand Floriane me rappela, je fus vraiment ravie. Nous nous donnâmes rendez-vous à côté de la Sorbonne pour déjeuner entre ses cours à l’IUFM et ses cours en fac. Dans le RER, je ressentis une pointe de nostalgie. J’avais aimé ces mois à étudier des œuvres telles que
Lord Jim
,
Richard II
et les
Confessions
. Combien de fois dans une vie avons-nous la chance de réellement nous consacrer à la littérature ? Il m’avait fallu du temps pour m’habituer à l’analyse textuelle, mais je trouvais que – quand il s’agissait d’une littérature d’un assez haut niveau pour supporter d’être scrutée – le plaisir de lire ne faisait qu’augmenter.
Je repérai immédiatement Floriane avec son gros pull-over à col roulé. Nous nous fîmes la bise et nous lançâmes immédiatement dans une discussion sur la littérature américaine du XVIII
e
siècle, sujet qui la passionnait et qu’elle connaissait bien.
– As-tu vu l’exposition ? demandai-je en lui montrant les hauts murs en contreplaqué disposés en carré en face de la fontaine temporairement à sec.
L'exposition retraçait les huit cents ans d’histoire de la Sorbonne, fondée en 1200. Aujourd’hui, on tend parfois à associer la Sorbonne au soulèvement des étudiants de 1968 et à la voir comme le foyer du radicalisme de gauche, mais, pendant des siècles, elle fut le pilier du pouvoir royal, le cœur de l’enseignement catholique pour les latinistes et les prêtres – c’est-à-dire une institution profondément conservatrice.
Nous mîmes le cap sur l’un des restaurants japonais qui avaient essaimé dans tout Paris pendant la dernière décennie.
– Alors comment ça va ? Tu aimes être stagiaire ?
– Ça va, dit-elle avec un manque d’enthousiasme certain.
– L'école est correcte ? Ils ne t’ont pas envoyée dans le
9-3
, n’est-ce pas ?
– Oh non, je suis dans un bon lycée à dix minutes de voiture de chez moi. Les élèves sont assez gentils. Mais leur anglais n’est pas assez bon pour accomplir quoi que ce soit. J’ai essayé de leur faire lire des articles simples tirés de
USA Today
1
, mais c’était encore trop difficile pour eux. Je pourrais leur apprendre tant de choses sur la littérature américaine et la civilisation, mais je dois leur enseigner la grammaire. Prétérit. Parfait.
– Ça ne te plaît pas d’enseigner la grammaire ?
– Non. Vraiment pas. Je n’ai jamais voulu enseigner à des adolescents, je n’arrive pas à les atteindre. Ils ne sont pas prêts à recevoir ce que j’ai à donner. Et ce dont ils ont besoin – exercices de grammaire, conversation, vocabulaire, automatismes de base, répétitions – est très dur pour moi. C'est frustrant. Je préfère l’université. C'est ce que je vais essayer d’obtenir. J’ai passé l’agrég’ pour devenir prof de fac. Tu sais, c’est quasiment obligatoire maintenant.
– Et les autres ?
Des sept candidats qui formaient ce groupe que j’avais appelé les
forts
, six avaient eu l’agrég’. Mais aucun d’entre eux ne voulait enseigner dans un lycée.
– Tu sais, expliqua-t-elle, l’agrégation est vraiment orientée vers le travail universitaire.
Puis elle soupira.
– Je ne pense pas être un très bon professeur de lycée.
– Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
Mais avant qu’elle ne puisse répondre, je compris.
– Tu as reçu ton évaluation, n’est-ce pas ?
– Oui, lâcha-t-elle, en donnant des petits coups dans son bol de salade vide avec ses baguettes en bois.
Nous attendions nos assiettes de poisson cru. L'idée m’est venue que je commençais à considérer les sushis comme un plat typiquement français – comme le couscous.
– Les inspecteurs sont parfois, euh, difficiles, dis-je.
En réalité, les rapports publiés auxquels je m’étais intéressée depuis ma conversation avec M. W. indiquaient qu’un inspecteur pouvait utiliser n’importe quel prétexte pour disqualifier un professeur stagiaire.
– Ce n’est pas seulement parce que j’ai fait un mauvais travail, dit Floriane doucement, j’ai commis des erreurs, je l’admets. Mais l’inspectrice envoyée par l’IUFM voulait ma peau. Genre : « Tu es une agrégée, mais tu vas voir qui est la patronne ! » Elle a critiqué tout ce que j’ai fait. Ce n’est pas une bonne année.
– Oh Floriane ! dis-je, fais attention. Je connais quelqu’un qui a loupé l’année de formation. Et il parle un excellent anglais.
– Tu sais, dit-elle pensive, à un moment j’ai utilisé une phrase avec le mot «
ducks
» et l’inspectrice m’a corrigé. « Le pluriel de
duck
est
duck
, a-t-elle dit, sans “s”, comme
fish
. »