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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

Sorbonne confidential (11 page)

BOOK: Sorbonne confidential
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– Sommes-nous pénalisés si notre dissertation en français contient des tournures de phrases anglaises ? Demandez-vous le même niveau de français aux anglophones qu’aux francophones ?
– Bien sûr, lui répondit plaisamment le professeur. Nous pouvons aisément identifier les anglophones par les expressions qu’ils utilisent, et les erreurs ou les fautes d’orthographe sont traitées avec sévérité.
– Pourquoi ? insista Rebecca. Nous ne comptons pas enseigner le français.
– Parce que vous devez maîtriser parfaitement la langue maternelle de vos élèves, sourit Gallant. Sinon, ils risqueraient de se moquer de vous.
Rebecca remercia froidement et baissa la main. Dans son tailleur boutonné jusqu’au cou, elle ne bougea ni ne parla pendant les deux heures qui suivirent.
– Se moquer de nous ! Se moquer de nous !
Dans la queue du Quick de la place Saint-Michel, Rebecca était déchaînée.
– Il est l’ennemi ! Ne soyez pas dupe. Il a l’air d’un gentil petit homme ! Poli ! Aimable ! Mais c’est l’un d
’eux
!
– Eux ?
J’étais aux anges. Je croyais être la seule en colère. Elle poursuivit :
– Eux ! Les Français ! Ces salopards ! Ils veulent nous maintenir dehors.
Là, je restai sans voix. Je n’en croyais pas mes oreilles. C'était inconcevable, un mot pareil dans la bouche de cette Anglaise qui, de surcroît, possédait un passeport français tout comme moi. Et cette diatribe n’échappait pas à la file de francophones se bousculant pour atteindre la caisse.
– Discrimination ! criait-elle, discrimination économique ! Ils gardent les postes de fonctionnaires les mieux payés pour des professeurs français qui peuvent à peine parler l’anglais !
Je blêmis, car j’avais invité à se joindre à nous le genre exact de personne que Rebecca décrivait. C'était une dame dont l’anglais était pathétique. Agnès, c’était son nom, reçut en pleine figure la colère accumulée depuis trois mois par Rebecca.
– Toi, dit Rebecca, prenant pour cible mon invitée, tu sais très bien que tu ne peux pas parler l’anglais.
Les yeux ronds de surprise, Agnès eut un mouvement de recul, comme si elle avait été giflée.
– Rebecca… dis-je en lui touchant le bras.
Elle se dégagea et se retourna pour me faire face.
– Non vraiment,
darling
, c’est absurde. J’élève mes fils seule et j’ai besoin d’argent. Quand on a l’agrég’, on n’enseigne plus que quinze heures par semaine, on est augmenté et on peut choisir les meilleures classes. Pourquoi n’aurais-je pas cette opportunité ? Pourquoi ?
La caissière noire attendait sous sa petite coiffe en papier.
– Madame ? dit-elle.
– Un moment, rétorqua Rebecca, levant la main comme une reine. Je n’ai pas terminé.
– Il y a du monde derrière vous.
– Bon, un Coca.
Elle regarda Agnès.
– Ce n’est pas normal, déclara-t-elle, nous sommes meilleures que vous en anglais. C'est notre langue maternelle.
– Mais, bredouilla Agnès, vous avez un avantage. L'examen le compense.
– Quoi !
À ce cri, toutes les têtes se tournèrent vers Rebecca.
– Compense ! hurla-t-elle. Qu’est-ce que c’est ? De la discrimination positive ?
– Asseyons-nous, dis-je, rassemblant ma monnaie et éloignant Rebecca du comptoir en la tirant par la manche.
Agnès commanda un café et nous suivit, la tête dans les épaules, comme pour se protéger. Nous prîmes une table au fond.
– Je t’avais bien dit que c’était une erreur d’inviter cette femme, siffla Rebecca.
Agnès ne réagit pas. Je regrettais réellement de l’avoir attirée dans ce guet-apens.
J’avais de la sympathie pour Rebecca, mais il me semblait injuste d’attaquer de cette façon la pauvre Agnès, qui n’était pour rien dans le système.
– Toi, par exemple, continua Rebecca en martelant la clavicule d’Agnès de son index manucuré, toi, tu ne passes pas le même examen que nous.
La paille me tomba des lèvres.
– Comment cela ? demandai-je.
– Je suis déjà certifiée, bredouilla Agnès. Je passe l’examen interne réservé aux fonctionnaires.
– C'est plus facile, accusa Rebecca.
– C'est vrai ? fis-je d’une voix moins neutre que je ne l’aurais souhaité.
– Un peu, sans doute, répondit Agnès en détournant les yeux. Mais c’est quand même assez difficile. On étudie les mêmes ouvrages.
Je me renversai dans mon siège. Je me souvins que, le jour où je l’avais rencontrée, Agnès avait admis n’avoir lu aucun des livres que nous étudiions. Ni
Lord Jim,
ni les
Confessions,
ni même
Sophie’s Choice
. Aucun. Sa méthode consistait à mémoriser le jargon de type derridien et l’équivalent français des
Cliff notes
1
, puis de les recracher au hasard. Je me rappelle que parler de livres avec elle m’avait exaspérée, car elle se référait continuellement à des théories freudiennes, quel que soit le sujet.
Je nous vis soudain avec une distance : trois femmes plus toutes jeunes, engagées dans une parodie de combat darwinien tout en buvant du Coca light et du café. Selon les statistiques, un candidat sur onze aurait l’agrég’. Quelle absurdité si ce candidat ne parlait pas l’anglais.
Deux jours plus tard, dans la confortable salle F363, un étudiant que je ne connaissais pas repoussa sa chaise en la faisant racler sur le sol et se dirigea vers le tableau. Il avait le regard déterminé des petits animaux condamnés mais courageux – une souris des champs défendant sa nichée face à un faucon. Le professeur Chips échangea son siège avec lui afin de lui laisser le micro.
Malgré son air de Mamie Nova, Chips s’était montrée très exigeante lorsqu’elle avait commenté les exposés des étudiants. Elle annonça le sujet : « Paradis et terre dans
Richard II
», et croisa les mains. L'étudiant devait analyser la technique poétique et dramatique à l’œuvre dans la pièce de Shakespeare, ainsi que la signification politique, philosophique et psychologique. Le garçon s’éclaircit la gorge avant de se lancer. Je ne comprenais pas un mot de son exposé. Déconcertée, je regardai à droite et à gauche. Les étudiants prenaient des notes, comme d’habitude. Peut-être ne parlait-il pas en anglais ? Je me concentrai. Il était visiblement terrifié, les yeux rivés sur la douzaine de pages manuscrites, étalées sur le bureau, qu’il lisait d’un ton monocorde stupéfiant. Était-ce le fameux « agréfrançais » dont j’avais entendu parler, cette mixture mortelle, à base de jargon et de platitudes, épicée avec des tas de qualificatifs et de conditionnels ? Pour la première fois, je ressentis une vraie pitié pour le jury : la tentation de se suicider après une douzaine d’exposés de ce type devait être quasi irrésistible. Le plus terrible était que personne ne pouvait définitivement éliminer la possibilité que ce garçon ait quelque chose d’intéressant à dire. Simplement, il était incompréhensible. Au prix d’un effort d’attention surhumain, je finis par me rendre compte qu’il ne s’agissait pas d’agréfrançais comme je l’avais cru, mais bien d’anglais. J’avais été induite en erreur par son accent. Mon cœur se serra lorsque je réalisai que j’avais passé la majeure partie de l’exposé à essayer de déterminer dans quelle langue il était fait. Une seule question demeurait : qui souffrait le plus ? L'étudiant ou nous ?
Soudain le rouge me monta aux joues. Mon oreille avait enregistré la vérité avant mon cerveau : ce candidat avait un défaut de prononciation. Brûlant de honte, je le regardai lutter.
Chips l’interrompit gentiment et lui demanda de résumer puis de conclure. J’étais pleine de compassion pour le professeur, pour l’étudiant, pour nous. De quel courage il avait dû faire preuve pour nous parler ! Je songeai même que les étudiants avaient peut-être fait semblant de prendre des notes, par politesse. Chips le guida :
– Sur la question de la terre et du paradis, comment voyez-vous Richard II et Bolingbroke ? Pareils ou différents ?
Shakespeare avait bourré sa pièce d’images toutes prêtes à être utilisées : un seau qui montait pendant qu’un autre tombait, l’un qui se remplissait tandis que l’autre se vidait de sa substance; un personnage qui gagnait en force tandis que l’autre, privé de son armée, s’affaiblissait, etc. Mais le garçon se figea, incapable de répondre. Chips, contrairement à son habitude, essaya de l’aider, sans succès. Finalement, elle arrêta la présentation, remercia le candidat et invita le second étudiant à venir au micro. Comment l’étudiant considérait-il sa propre prestation ? Gardait-il un quelconque espoir de réussir ce concours inhumain ?
Le suivant était William, un doctorant britannique et mon partenaire dans le purgatoire du double zéro en version.
– «
I live with bread like you
», commença-t-il, citant Richard dans le troisième acte.
Bien que William eût la chance d’avoir une voix parfaite pour réciter Shakespeare, ses mains, desquamées, aux ongles rongés jusqu’au sang, tremblaient affreusement. Il avait choisi la
«
leçon » qui, en dehors des citations de la pièce, devait être donnée en français. La classe écrivait furieusement, car William était très sensible au langage poétique et possédait un talent particulier pour l’analyse. Il faut dire qu’il avait étudié la littérature anglaise pendant huit ans dans une université britannique. Malgré cela, Chips, qui avait sans doute épuisé toute sa gentillesse avec l’étudiant précédent, l’interrompit brutalement :
– Vous devez avoir un plan !
William opina, les mains toujours tremblantes, et recommença. Mais il était visible qu’il improvisait.
– Non ! non ! dit Chips. Lorsque votre sujet repose sur une dichotomie, vous devez trouver une problématique qui vous permette de parler des deux termes, ici terre et ciel, dans chacune des parties. Pouvoir spirituel par opposition à pouvoir temporel, par exemple.
Perdant patience, elle l’arrêta et fit la leçon elle-même.
Quelques minutes avant la fin du cours, Chips eut un blanc alors qu’elle essayait d’illustrer le rôle de la musique dans
Richard II
au moyen d’une citation de
Twelfth Night
. Rebecca leva la main et cita de mémoire le passage qui échappait au professeur. «
If music be the...
» Son intervention provoqua un brouhaha nettement hostile de papiers froissés et de chaises déplacées.
– Tu as l’air de bien connaître Shakespeare, dis-je à Rebecca à la sortie.
– Oh, j’adore Shakespeare,
darling
, dit-elle, je l’enseigne depuis des années.
– Tu l’enseignes, bégayai-je. Oui, bien sûr.
Parfois j’oubliai que mes collègues anglophones étaient des professeurs expérimentés.
1
Résumé de l’œuvre.
Chapitre 14
« Les Forts »
Dans la figure de Nathan Landau, Styron a représenté un Juif démoniaque et cruel animé de tendances à l’homicide, qui brime une Polonaise catholique survivante de l’holocauste. Une fois encore, le renversement des stéréotypes, bien qu’il ne soit pas illégitime en soi, est dérangeant dans ses implications, spécialement quand il devient une distorsion absolue d’événements historiques.
D.G. Myers,
Jews Without Memory :
Sophie’s Choice
and the Ideology of Liberal Anti-Judaism.
6 janvier 2005. Le RER A véhicula le produit semi-fini que j’étais, depuis la banlieue est jusqu’à la chaîne de montage de l’usine à intellectuels tournant à plein régime, non loin de la place Saint-Michel. En salle F363, l’analyse de Shakespeare avait fait place à celle de
Sophie’s Choice
de William Styron. Quand le roman de Styron avait été publié en 1979, j’avais admiré son évocation habile de la Shoah, un sujet si éprouvant que tous les écrivains qui l’avaient abordé avaient été confrontés à un problème technique incommensurable : convaincre les lecteurs de consentir à y penser, non seulement pendant un instant, mais pendant toute la durée d’un livre. Styron avait réussi l’impossible :
Le Choix de Sophie,
un roman de plus de 700 pages, avait touché des millions de gens dans le monde. Mais, à ma deuxième lecture, vingt ans après, je fus étonnée de ressentir une réaction d’intense antipathie. Pour des raisons que je tenterai d’expliquer plus tard,
Le Choix de Sophie
m’apparaissait maintenant comme une falsification intentionnelle de l’histoire par l’art de la fiction. De la propagande plutôt que de la littérature.
Pour être juste, je devrais mentionner le contexte dans lequel je relus ce livre. L'Europe se préparait à commémorer le soixantième anniversaire de la libération d’Auschwitz, tandis que, personnellement, je passais au peigne fin les archives allemandes, suisses et israéliennes à la recherche d’informations sur le destin de la famille juive de mon père, originaire de Cologne. Je ne peux pas me targuer d’objectivité. Mon état mental était loin d’être serein. Cependant, quand j’entrai dans la salle F363 ce jour-là, je désirais vraiment analyser en profondeur les mécanismes littéraires déployés par Styron dans
Le Choix de Sophie.
J’étais en avance. Le professeur n’était pas encore arrivé. Ceux que j’appelais les
forts
étaient regroupés autour du tableau sur lequel Mathilde s'exerçait à la transcription phonétique :
't
f
α:1z wəz 'weərIη 'bIskI/ət 'kΛləd 'lInI/ən' slæks
(
Charles was wearing biscuit-coloured linen slacks
).
– Bonjour !
Toutes les têtes se tournèrent dans ma direction. Il était évident que j’interrompais un rituel secret.
– C'est le jour de l’auto-enseignement ? demandai-je.
Ils rirent et continuèrent. Assis sur le dossier de sa chaise, un grand jeune homme aux cheveux blonds et frisés jouait au professeur, corrigeait les autres. Quelqu’un me tapa sur l’épaule :
– Est-ce bien le cours sur Shakespeare ? demanda un homme d’âge moyen.
– Non, c’est Styron désormais. Shakespeare, c’était le semestre dernier.
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