L'Éducation nationale rivalise en taille avec l’armée soviétique à son apogée. Parmi les 60 millions de Français, au moins 1 307 000 sont fonctionnaires de cette institution. Les directives sont émises par le ministère et appliquées par le réseau des « académies ».
En France, l’éducation est en majeure partie publique (59 041 des 68 012 écoles françaises).
Pour enseigner à l’école publique, il ne suffit pas d’être titulaire d’une maîtrise ou d’un doctorat, ou de détenir un savoir ou des compétences particulières – et même, tout cela ne sert à rien. Pour être professeur, pas d’alternative : il faut préparer et passer le CAPES ou l’agrégation. Le programme de ces concours, ainsi que les critères d’admission, sont déterminés pour chaque matière par les membres d’un jury. Ces derniers sont payés pour leurs services, et ce salaire peut représenter une part significative de leur revenu.
En 2005, 43 461 candidats se sont inscrits à l’agrégation et 64 180 au CAPES dans 37 disciplines différentes. Sur ces 107 641 candidats au total, 11 925 sont devenus agrégés ou certifiés.
Une fois titularisés, agrégés et certifiés ont la garantie d’un emploi à vie dans l’Éducation nationale, qui leur assigne leur poste selon le système de points en vigueur dans tout le service public français. L'année dernière, 83 000 étudiants nourrissaient l’espoir de devenir, un jour, professeurs. En 2004, le ministre de tutelle a estimé le coût de l’éducation en France à 116, 3 milliards d’euros. Je voulais en faire partie.
Mais aurais-je l’étoffe d’un bon professeur ? Le bruit, les problèmes de discipline, les cours répétitifs, saurais-je y résister ? Je n’étais sûre que de deux choses : je savais l’anglais, et je ne voulais plus jamais subir un licenciement comme celui que j’avais vécu. C'était en partie pour cela que j’avais choisi l’agrégation au lieu du CAPES. Elle me donnerait plus de perspectives : la possibilité d’enseigner au lycée, bien sûr, mais aussi à l’université, ou éventuellement d’intégrer l’administration, où mes compétences en gestion de projet pourraient servir.
La postière sur son vélo me héla depuis le portail. Je me levai pour la saluer. Elle m’apportait un
J’aime lire
pour les filles et, pour moi, de nouveaux livres sur l’agrégation et un numéro du
Monde
. Je m’y étais abonnée afin de tenter d’améliorer mon français. Le titre : « Faut-il rendre l’anglais obligatoire à école ? » s’étalait en première page.
Évidemment, la place de l’anglais en France n’a rien à voir avec celle du français en Amérique. En Amérique, personne ne vous empêchera d’apprendre le français, cependant la maîtrise des langues étrangères en général, et celle du français en particulier, n’est pas considérée comme une priorité nationale.
Bien qu’on puisse regretter que les Américains échouent lamentablement à apprendre des langues étrangères, aucun homme politique américain, patron de syndicat ou parent n’ira prétendre que les États-Unis mettent en péril leur compétitivité si les collégiens n’apprennent pas le français. L'attitude générale pourrait se résumer en une phrase : dommage, mais sans importance.
En France, en revanche, apprendre une langue étrangère est une priorité nationale, et 97 % des enfants étudient l’anglais à l’école. L'anglais a été inclus au « socle commun » défini par le ministre de l’Éducation, c’est-à-dire l’ensemble des matières obligatoires dans toutes les écoles. L'école publique doit fournir un enseignement de l’anglais du CE2 jusqu’en terminale. L'attitude générale se résumerait ici par : si nous voulons survivre, nous n’avons pas le choix.
Je suis rentrée à la maison et j’ai étalé
Le Monde
sur la table. Une page entière était dédiée à l’importance pour les petits Français d’apprendre à parler et à lire l’anglais. Pourtant, dans un entretien, le président Jacques Chirac affirmait que, bien qu’il fût favorable à l’enseignement de l’anglais, il était contre « une humanité où l’on ne parlerait qu’une seule langue ».
Il voulait dire, bien sûr, l’anglais.
Soudain, la porte claqua. Les huit kilos du cartable d’Ève tombèrent dans le hall d’entrée.
– Bonjour Ève, comment ça s’est passé à l’école aujourd’hui ?
– OK. On a eu un cours sur Chicago.
– Ah oui ?
Je levai les yeux du
Monde
tandis qu’elle s’approchait de la table.
– Ton grand-père Harry est de Chicago. Qu’est-ce que tu as appris ?
Elle regarda le plafond en faisant semblant d’essayer de se souvenir.
– Nous avons appris qu’il y a des gangs terribles, et que les riches Blancs vivent dans une partie de la ville, et les pauvres Noirs dans une autre, et que ce quartier s’appelle un ghetto.
Elle avait l’air fière d’elle-même.
– Rien d’autre ?
– Si ! Que l’Amérique était une nation esclavagiste et que l’esclavage avait été aboli très tard.
Elle ouvrit le réfrigérateur et le ferma en souriant.
– Qu’est-ce qu’il y a pour le goûter ? Est-ce que je peux prendre une glace ?
– Ton prof vous a dit que l’Amérique était un pays esclavagiste quand il vous a parlé de Chicago ?
– Mmm.
– Est-ce qu’il a mentionné que Chicago est au nord et qu’il n’y avait pas d’esclavage au nord ?
– Ah bon ? – Non !
Devant le frigo, ma fille se raidit. Je répétai, plus calme :
– Non, il y avait des esclaves seulement au sud. Le Nord était contre l’esclavage. Les deux régions sont entrées en guerre à ce sujet, c’est la guerre de Sécession. Le Nord a gagné et a aboli l’esclavage.
– Oh !
– Et est-ce que ton professeur a mentionné que la France a aboli l’esclavage quinze ans après l’Angleterre et seulement trente ans avant les États-Unis ? Il avait été interdit pendant la Révolution, mais Napoléon l’a rétabli lorsque les puissants le lui ont demandé.
– Est-ce que je peux prendre un Magnum ?
– Oui.
J’étais irritée.
– Je pense qu’il reste un double-chocolat.
– Tu sais, maman, dit Ève en enlevant le papier de son esquimau, ce n’est pas ma faute, ce que dit le professeur.
– Je sais, chérie. Est-ce qu’il a mentionné l’intégration des immigrés à Chicago, les universités de la ville, ou ses grands musées ?
– Nous avons parlé des musées quand nous avons étudié Paris.
– Est-ce que ton professeur utilise un manuel ?
Elle se pencha et sortit de son cartable un large livre rouge et bleu. En couverture, la photo d’une statue se détachait sur la partie rouge, celle d’une paysanne noire assise au-dessus d’une mosaïque de petits champs irrigués. Elle me le tendit :
Livre scolaire pour 6
e
, Nathan,
Histoire géographie.
– Page 231, précisa-t-elle.
À la page en question, je lus le titre, imprimé en rouge : « Les bandes dans un ghetto de Chicago ». Puis, souligné en jaune, l’extrait d’un article du
Monde diplomatique
de mai 1991 qui expliquait que, « dès l’âge de huit ou neuf ans, les garçons commencent à être recrutés par des gangs. Ils doivent prouver leur aptitude à faire partie d’une bande en volant, en vendant de la drogue, etc. »
Je passai alternativement du chapitre sur Chicago à celui sur Paris. Apparemment, Paris et sa banlieue réussissaient à faire cohabiter les populations aisées et les habitants aux revenus plus modestes, tandis que Chicago était divisé de façon rigide entre quartiers riches et « ghettos » où « Mexicains, Noirs et Asiatiques » souffraient de « la pauvreté, du chômage et du racisme ».
Il n’est pas aisé de résumer une ville en deux pages. Néanmoins, j’osais imaginer qu’il était possible de parler de Chicago sans laisser à ma fille l’impression que l’Illinois avait été un État esclavagiste – comme d’aborder un peu plus honnêtement les difficultés des environs de Paris.
Je fermai le livre et le remis dans le cartable avec un soupir. La famille de mon père s’était réfugiée à Chicago pour échapper à la persécution religieuse et raciale en Europe. Elle y avait trouvé du travail, s’était intégrée et avait prospéré. Qu’est-ce que Ève allait retenir de cette ville robuste et accueillante ? L'image de l’esclavage et celle des taudis ? Comment allais-je lui enseigner mon Amérique ? Et – plus décourageant encore –, qu’allais-je lui dire de ma France ?
Chapitre 13
Problème dans un fast-food
Le capitaine Prieur fut donc choisi
[pour la mission du
Rainbow Warrior
]
pour son agrégation d’anglais. Le fait qu’elle parlait à peine la langue (elle dut même mettre des écouteurs lors du procès afin d’écouter le traducteur pour comprendre les débats!) n’avait aucune importance puisqu’elle avait le diplôme requis.
Tahiti-Pacifique Magazine
, n° 171, juillet 2005.
24 novembre. Le professeur Bourreau nous rendit nos dissertations sur « le sens du temps et le temps du sens
»
. 7 sur 20 ! Une note qui dépassait mes rêves les plus fous. On peut penser qu’un 7 reste assez minable, et on n’aurait pas tort. Mais, pour moi, ce 7 était un baume sur les plaies ouvertes de mon ego misérable. Je regardai autour de moi, et je vis même quelques devoirs notés d’un 4. 4 ! Mon cœur se mit à chanter ! Quelqu’un avait fait pire que moi !
Le système éducatif français avait une curieuse conception des notes. Je l’avais déjà remarqué au moment de signer les contrôles de ma fille.
– Un 12 sur 20 ? Est-ce que ce n’est pas une mauvaise note ?
– Peut-être bien que oui, répondait-elle avec philosophie, mais c’est la meilleure de la classe.
Elle disait la vérité.
Certaines sectes religieuses croient que l’humilité permet d’atteindre la vertu. En France, 17,4 % des enfants redoublent au moins une classe. Le nombre passe à 38, 2 % pour les enfants de quartiers défavorisés. Dans les universités françaises, la moitié des étudiants abandonnent avant la fin de la deuxième année. Les concours connaissent souvent un taux de réussite plus bas que le fameux 1 sur 11 de l’agrégation d’anglais.
En fait, l’échec semble parfaitement intégré dans le système français. Chaque famille l’a côtoyé à un moment ou à un autre. Sans être complètement inévitable, l’échec apparaît néanmoins avoir acquis la respectabilité d’une expérience largement partagée.
6 décembre. Je me rendis au collège d’Ève pour mon premier «conseil de classe ». Autour de la table étaient assis sept professeurs, la principale adjointe, deux représentants des parents d’élèves et deux représentants des élèves de sixième, dont ma fille Ève. Je constatai que la salle de classe dans laquelle avait lieu la réunion était bien mieux équipée et plus confortable que n’importe quelle salle de la Sorbonne. Les bureaux faisaient normalement face à un grand tableau noir, mais ils avaient été disposés en rectangle pour la circonstance. Les fenêtres laissaient entrer la lumière du jour. Sur le mur du fond étaient affichés des dessins d’élèves intitulés « Martin Luther King », «Les protestants en France », «L'esclavage en Amérique », « Apartheid », « La conquête de l’Amérique et le massacre des Indiens ». Je regardai autour de moi. Les autres murs étaient nus.
Le professeur principal commença par décrire la classe en général; puis chaque professeur donna son avis sur la matière qu’il enseignait. Le jeune professeur d’anglais – une Française – prit la parole :
– C'est la pire sixième de l’école. Ce sont de gentils enfants, mais leur anglais est terrible. Ils ne comprennent rien.
Le professeur d’allemand, d’une germanité impeccable, annonça :
– Ils manquent de discipline ! Ils n’apprennent pas leurs leçons correctement.
Le professeur de sciences se plaignit que personne ne suivît ses instructions; le professeur de français déplora qu’un grand nombre d’enfants eussent de sérieux problèmes de lecture; le professeur de maths signala le bavardage d’un groupe de garçons, etc.
Ensuite, le professeur principal distribua la liste des notes de chaque élève, et les professeurs les commentèrent en détail. Un élève après l’autre. Les délégués des parents et des élèves semblaient n’être là qu’à titre de témoins. Deux heures plus tard, alors que tout le monde était affamé, le professeur principal demanda :
– Les représentants d’élèves ont-ils des remarques ?
Les jeunes gens racontèrent leurs problèmes. Leur intervention semblait avoir été soigneusement répétée.
À la fin, tandis que certains enfilaient déjà leurs manteaux, le professeur principal demanda :
– Y a-t-il a des questions de la part des délégués des parents ?
Aucun professeur n’avait mentionné ses techniques pédagogiques ou les remèdes éventuels qu’il pourrait appliquer aux problèmes dont il s’était plaint. Et, pas une fois, les parents n’avaient été sollicités pour autre chose que pousser leurs enfants à « travailler plus dur ».
Après de multiples « Bonsoir madame » et «Bonsoir monsieur », je rentrai à la maison à pied, en silence, avec ma fille de 11 ans. Nous nous tenions la main. J’étais fière d’elle, mais déconcertée par le système auquel je l’avais confiée. Je compris que, si je devenais agrégée, moi aussi je pourrais enseigner dans cet établissement. C'était une école relativement bonne. Une vague de déprime s’abattit sur moi. Je serrai la main d’Ève. Elle me regarda et sourit.
Le lendemain, dès que les filles furent parties à l’école, je décidai de faire le point. Que restait-il de mon plan d’action élaboré si rationnellement au mois d’octobre précédent ? Améliorer mon français, apprendre à faire une dissertation cartésienne, m’entraîner à écrire pendant de longues heures à la main, habituer mon dos aux petits bancs en bois. Soudain j’étais furieuse. Qu’est-ce que tout cela avait à voir avec l’enseignement de l’anglais ? Je passais la plupart de mon temps à étudier le français et à faire des étirements. Cela n’avait aucun sens.
Mardi, le professeur Gallant nous rendit nos dissertations françaises sur
Lord Jim
. Je reçus un autre 7 sur 20. Avant que j’aie le temps d’évaluer si je devais me sentir encouragée ou anéantie, Rebecca leva la main.