Sorbonne confidential (8 page)

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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

BOOK: Sorbonne confidential
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Comme d’habitude, j’étais assise au premier rang, face au professeur. Sur ma gauche, une petite femme affichait une mine contrariée : elle n’avait pas le texte de Mencken. Je lui demandai par signes si elle voulait partager mon exemplaire. Elle sourit. J’enlevai mon manteau du siège voisin pour lui faire une place. Quand la classe eut fini de s’exercer à la prononciation, vint le moment du commentaire. Une superbe blonde descendit sur l’estrade et se mit à énumérer tous les mots que Mencken utilisait pour comparer Bryan à un singe (torse velu, primate à la bouche ouverte, charabia simiesque, etc.). La liste n’en finissait pas.
– Merci d’avoir partagé votre livre avec moi, dit ma voisine à la fin du cours.
Ses yeux brillaient et, à la différence des autres étudiants, elle souriait continuellement.
– Je vous en prie.
J’étais tellement heureuse de cet embryon de conversation. Je rangeai mes affaires lentement afin de la prolonger.
– Est-ce que vous suivez tous les cours ? demanda-t-elle.
Je la regardai, surprise. Elle m’avait posé une question, m’avait invitée à participer à une discussion. Jusqu’alors, c’était toujours moi qui avais essayé d’initier des échanges avec les étudiants. J’affectai la nonchalance.
– Non, pas tous, j’essaie de sélectionner les meilleurs. Et vous ?
Je la vouvoyai parce que c’était ainsi qu’elle s’était adressée à moi et parce qu’elle était plus âgée que moi.
– Vous devez absolument aller au cours sur Styron à Paris-III. C'est excellent.
– Ah oui ?
Nous nous levâmes simultanément. Son nez m’arrivait à la poitrine. Lorsque nous sortîmes, elle me fit remarquer que peu d’étudiants étaient présents.
– Les amphis à Paris-III sont toujours pleins à craquer, dit-elle.
Effectivement, seuls sept ou huit étudiants s’intéressaient visiblement à Mencken, l’unique cours assuré par un Américain.
– Y a-t-il une raison ? demandai-je.
Elle leva son menton pour me regarder dans les yeux.
– Le président du jury est de Paris-III.
– Oh !
– Je suis ravie d’avoir rencontré quelqu’un de mon âge, dit-elle. Les étudiants plus jeunes ont peur de nous.
Malgré mon malaise à la mention de
notre
âge, j’étais toute prête à me réjouir de cette complicité.
– Vous croyez vraiment ?
– Ne me dites pas que vous ne l’avez pas noté. Ils tremblent devant nous. Ils ne nous adressent pas un mot.
Elle baissa la voix, pour ajouter :
– Ils pensent que nous savons tout.
– Et pourtant, lui dis-je, je suis complètement inoffensive.
Elle se mit à rire d’un rire jeune et charmant.
– Moi aussi, répondit-elle avec un clin d’œil.
Nous étions arrivées dans la cour de la Sorbonne.
– Vous devez absolument venir suivre le cours sur
Le Choix de Sophie
à Paris-III, répéta-t-elle, c’est excellent.
– Moi, c’est la linguistique qui me pose un problème.
– Ah oui, pour ça, Paris-IV, c’est spécial.
– Spécial en bien, ou spécial en mal ?
– Le professeur est un grand spécialiste, mais il a le défaut d’expliquer plus que nécessaire. Le professeur à Paris-III est assez compréhensible. Venez mercredi prochain à 9 h 30 et vous verrez.
– Mais je…
Je voulais rétorquer que c’était l’heure du cours de Bourreau sur les
Confessions of an English Opium Eater
. Maintenant que je m’étais habituée à ses méthodes exigeantes, je prenais plaisir à l’écouter.
Elle se rapprocha et murmura :
– Je peux vous aider en linguistique, je sais tout ce qu’il faut savoir.
– C'est très gentil à vous.
– Nous pourrions échanger nos notes.
Soudain elle hésita et me regarda avec acuité.
– Vous prenez des notes, n’est-ce pas ?
– Oui, bien sûr.
Je serrai mon cahier contre moi. Non seulement mes gribouillages étaient illisibles, mais mes cahiers étaient pleins de mes réflexions à propos de l’agrégation.
– Excellent, dit-elle, retrouvant sa gaieté.
Nous marchâmes un moment en silence. Le soleil s’était couché.
– Où enseignez-vous ? demandai-je, ne voulant pas laisser s’évanouir cette apparition amicale.
– Dans un lycée. Un bon lycée. Mais l’agrég’ est très difficile. C'est juste un travail de reconnaissance pour le moment. J’ai fait la même chose l’année dernière. Je compte passer le concours l’année prochaine, en 2006.
– Vous voulez prendre un café ?
– Je ne peux pas.
Je lui tendis la main.
– Je m’appelle Alice, dis-je.
Elle prit ma grande main dans ses petits doigts. Ils étaient chauds.
– Et moi, Karima.
Puis, sur ce ton de confidence qui lui était propre, elle ajouta :
– C'est un nom algérien.
– C'est joli.
Je regardai son dos se fondre dans la lumière des lampadaires. Karima, mon ange gardien algérien.
Ce soir-là, Ève, morose, annonça :
– Il faut que tu signes mon contrôle de science.
– OK.
– 7,5.
Cachés derrière sa frange trop longue, ses yeux fixaient le sol. Sans me regarder, elle me tendit le papier.
– Madame Pain dit que j’ai copié sur Charlotte.
– Mais tu as fait ton devoir à la maison ! Tu m’as même demandé de t’aider.
– Ne demande jamais à ta mère de t’aider, lança mon mari de la cuisine, cela ne peut mener qu’à une tragédie.
– Je peux le regarder, s’il te plaît ?
Je pris le devoir. 7,5 sur 20. Toutes les réponses me paraissaient correctes.
– Tu sais ce qui est faux ?
– Non.
Je lus le commentaire en rouge : « Phrases incomplètes. »
– Elle a écrit que tu devais faire des phrases complètes.
Mais à peine avais-je prononcé ces mots que je me souvins du devoir. Il portait sur le climat. Ève m’avait exceptionnellement demandé de l’aide parce qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’attendait le professeur. On ne lui avait donné aucune consigne. Je retournai le devoir.
– Et là ? demandai-je en lui montrant deux réponses qui n’avaient pas été notées alors qu’elles semblaient justes.
– Chais pas, soupira Ève.
– Est-ce que ton professeur a vu ces réponses ?
– Chais pas.
Elle ressemblait à un chien battu, l’image parfaite du découragement.
– Tu devrais lui parler, afin de comprendre ta note et ce qu’il faut faire pour améliorer ton devoir.
– Je ne peux pas.
Elle avait les larmes aux yeux.
– OK, dis-je, je lui en parlerai.
– Comme tu veux.
Je ne reconnaissais pas ma fille, habituellement si sûre d’elle. Onze ans et demi à peine et déjà démoralisée.
10 novembre 2004. L'institut du monde anglophone de Paris-III est situé au 5, rue des Écoles. Contrairement à Paris-IV, pas de vigiles à l’entrée pour demander une pièce d’identité. Je passai sous un portique voûté et entrai dans une petite cour pavée. Elle donnait une impression de sérieux et, malgré le froid mordant, j’étais contente d’être là, excitée à la double perspective de revoir Karima et de comprendre enfin la linguistique.
Je n’avais jamais étudié cette matière, mais j’avais toujours aimé les cours de grammaire, non seulement en anglais, mais aussi en espagnol, en russe, en allemand, en hébreu et même en arabe classique. En revanche, mon problème avait été d’appliquer les règles théoriques lors d’échanges concrets.
Deux grandes portes vertes s’ouvraient de part et d’autre de la cour. J’optai pour celle de gauche et découvris, caché derrière une fenêtre couverte d’un rideau, un vigile en uniforme bleu. Je frappai à la fenêtre; il souleva le rideau et ouvrit une sorte de vasistas.
– Bonjour, dis-je à travers la petite ouverture, je cherche l’amphi.
– Grand ou petit ?
– Grand.
– De l’autre côté.
Le rideau retomba aussitôt. Je traversai la cour vers l’autre porte verte. Parvenue dans une sorte de corridor, j’entendis de loin une voix de femme à l’accent anglo-américain parler de Mencken. C'était le cours précédent; j’étais en avance.
Je retournai dans la cour. La journée était claire. Petit à petit arrivaient des étudiants pâles, mais frais et jeunes. Aucune trace de Karima.
– Pouvez-vous me dire où se trouve la classe de linguistique ?
Haussements d’épaules, froncements de sourcils, sourires d’excuse. Je me faisais penser à ce canard du conte pour enfants qui demande à chacun, y compris aux automobiles et aux tracteurs : « Est-ce que vous êtes ma maman ? »
– Demandez au garde, me dit quelqu’un.
Retour à la fenêtre. Le garde n’était pas heureux de me revoir.
– Je n’en sais rien. Regardez au mur, ça doit être affiché.
–Où?
– Dehors. Ou dedans. Comment savoir ?
Le vasistas claqua. Quel emploi curieux, me dis-je.
Karima s’était-elle moquée de moi ? Il était presque 9h50 et j’étais frigorifiée. Mais je n’allais pas abandonner un être aussi gentil dans un univers hostile. Je décidai d’attendre jusqu’à ce que Karima apparaisse ou que le cours de linguistique commence.
J’avais enfin pris place dans l’amphithéâtre quand, quelques rangs plus bas, je repérai deux lobes noirs séparés par une raie parfaitement droite. « Karima ! » chuchotai-je. Elle me fit un grand sourire et monta vers moi.
Le professeur de Paris-III était conforme à ce qu’elle avait promis : clair, concis, ne dédaignant pas d’utiliser des exemples dans un anglais compréhensible. Un homme jeune d’apparence normale. Il distribua même des photocopies et ramassa les devoirs. Il n’utilisa le mot complexe qu’une fois, et pour désigner une notion qui l’était vraiment. Je me considérai sauvée.
Chapitre 10
Conseillère municipale de l’opposition
Afin de remédier à l’insuffisante représentation des femmes dans la vie politique, la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 relative à l’égalité entre les femmes et les hommes a modifié deux articles de la Constitution.
Site web du Sénat.
Je dois ma carrière politique aux socialistes. Cinquante-cinq ans après que les femmes françaises eurent obtenu le droit de voter, en 1944, le gouvernement socialiste décida de combattre un sexisme persistant et décréta que 40 % des candidats aux élections locales devaient être des candidates, plongeant les partis politiques français dans une quête désespérée de bonnes volontés féminines. Je bénéficiai de ce décret. Du jour au lendemain, le conseil municipal de Beauté-sur-Marne passa de 29 hommes et 4 femmes à 17 hommes et 16 femmes. Pour la première fois, des responsabilités furent attribuées à de jeunes mères préoccupées par la garde des enfants, la sécurité sur les trottoirs et les activités parascolaires proposées aux adolescents. Le conseil s’en trouva rajeuni et diversifié. Mais j’étais la seule immigrée.
Durant les séances, les conseillers devaient parler au micro. Chaque mot était enregistré. Au début, je n’avais éprouvé aucune inhibition à m’exprimer en public. Mais, le jour où j’entendis ma voix amplifiée, je m’effrayai de parler encore de cette façon après toutes ces années.
Par ailleurs, c’étaient les membres de la majorité qui contrôlaient les comptes rendus des réunions, dans lesquels ils résumaient intelligemment et élégamment leurs discours, mais reportaient tels quels ceux de l’opposition. Toutefois, je me suis habituée, même à cela. Avant d’ouvrir la bouche, je revois mentalement ce que j’ai à dire pour minimiser les erreurs grammaticales.
«L'acte politique le plus important d’un conseil municipal est de définir le zonage. C'est par la rédaction de règlements techniques d’urbanisme qu’un parti transforme ses idées politiques en applications pratiques. »
C'est par ces nobles paroles que le maire ouvrit la séance de révision du plan local d’urbanisme. Que peut-on construire ? Des maisons individuelles uniquement ou tolère-t-on des immeubles ? Et si oui, de quelle hauteur ? Les parkings devraient-ils être obligatoires ? Et les arbres ? Les gens sont-ils autorisés à les abattre ? Faut-il réserver plus de place aux espaces verts ? Faut-il construire des logements sociaux ? Des commerces ? Des industries lourdes ? Et dans quel quartier? Comment respecter les contraintes imposées par les plans d’évacuation en cas d’inondation, de glissement de terrain, de pollution chimique ? Notre population doit-elle s’agrandir ? De combien ? Faut-il construire plus d’écoles ? De maisons de retraite ? De crèches ? Aménager de nouvelles lignes de bus ? Des couloirs pour les vélos ?
Des êtres humains avaient habité ce lieu de façon continue depuis 35 000 ans sans le détruire – sauf durant l’invasion allemande de 1870. Les choses avaient changé, bien sûr. Les champs et les vergers avaient disparu. Le vaste parc du château avait été divisé en parcelles. Quelques immeubles élevés avaient été construits dans les années quatre-vingt. Les crues de la Marne, catastrophiques en 1910, avaient été, au moins temporairement, retenues par des digues plus hautes. Les restaurants s’étaient diversifiés, bien que notre ville fût trop petite et tranquille pour attirer un McDonald’s. Je trouvais cela rassurant. Cependant, ce fragile équilibre pouvait être détruit d’un trait de plume irréfléchi. Tel était le pouvoir du zoning.
« Le zoning n’est pas une simple question de code de construction, continua le maire, c’est un choix politique profond. »
J’étais d’accord avec lui. Les noms de nos formations politiques respectives exprimaient d’ailleurs bien nos positions tranchées : la majorité, avec ses vingt-neuf conseillers, s’appelait : « Beauté, une ville à vivre » ; et notre groupe d’opposition, de quatre conseillers, s’appelait : « Beauté pour tous ».
Une des choses que j’aimais dans cette ville, c’était sa taille : 16 000 habitants seulement, sur 335 hectares. Tout était accessible à pied : l’épicerie, le marché, les écoles, les restaurants, les docteurs, les dentistes, les gynécologues, les aromathérapistes, les vétérinaires, le stade, le centre équestre, l’hôpital et les urgences. Nous n’avions pas moins de six pharmacies près de notre maison. Et, pour les jours de flemme, il y avait même un bus. C'était comme la rue principale de Disneyland, mais en vrai. Et quand tout cela ne suffisait plus, Paris était à quinze minutes par le RER.

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