Eat the Document (17 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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Je devrais être fier. Le simple fait d’être jeune me confère un pouvoir incroyable. Je sens le monde tourner autour de moi, le NASDAQ, le Dow Jones, chaque indice et indicateur, le groupe témoin, les
trendspotters,
les sniffeurs de tendances... tout. Alors pourquoi cette impression ? L’impression d’être plus exclu que jamais. Plus que jamais singulier, bizarroïde, seul. Je m’en balance, des jeux d’ordinateur. Et de ceux qui y jouent. Je ne suis pas un de ces gosses adipeux qui passent leur temps sur Internet, avant d’embarquer une mitrailleuse à l’école dans une sorte de confusion perverse de la vie et du jeu, ou de finir affalés au milieu de cartons de pizzas et de mouchoirs remplis de foutre quand leur cœur a fini par lâcher, la main récréative paralysée, tandis que les parents, pétris de culpabilité, se répandent en excuses douteuses, mettant sur le compte de leur carrière et de leur maison de six cents mètres carrés avec garage trois places la distance qui s’est établie entre eux et leur progéniture.

Moi je ne suis pas du tout comme ça.

Oui, bien sûr que je passe du temps en ligne. Oui, mon corps est de ceux, empâté, gras, qui un jour développeront un diabète de type 2 si ce n’est une obésité pathologique. Oui, je m’achète des trucs. Mais ma vie n’a rien d’insouciant. Plus rien. Quelque chose a changé. Je n’ai plus le privilège d’être totalement égocentrique. En ce moment, ce dont j’ai le plus besoin, c’est de découvrir son secret. J’en suis arrivé à la conclusion qu’elle cache quelque chose. Je ne pense pas être en train de fantasmer, bien que tous les romans policiers que je lis influent significativement sur le degré de ma paranoïa. Ils mettent en œuvre un univers ordonné, systématique, mais néanmoins pourri. Où les apparences sont toujours trompeuses.

Hier soir, je l’ai suivie. Je me suis mis à tout remettre en question à son sujet. Elle donne des cours de cuisine deux fois par semaine — du moins, c’est ce qu’elle prétend. J’ai attendu qu’elle quitte la maison. Elle prend sa Nissan même si le centre social n’est qu’à quelques centaines de mètres. J’ai enfourché mon vélo, événement rarissime, et je l’ai suivie. Quand je suis arrivé au centre, sa voiture y était garée. J’ai parcouru les couloirs en espionnant sournoisement par les petites vitres sur la porte des salles de classe, les panneaux de verre Securit renforcés de fil de fer donnaient l’impression d’un grillage ou d’une ligne de mire de carabine. J’ai entendu la voix de ma mère. Je me suis arrêté et me suis appuyé contre le mur. Des briques peintes d’un blanc industriel. Je fixais des yeux le revêtement moucheté du sol en vinyle composite. Je n’arrivais pas à voir à l’intérieur de la salle, et les gens qui s’y trouvaient ne pouvaient pas me voir non plus.

(Soit dit en passant, si vous n’avez jamais traqué un de vos proches, je vous recommande vivement l’expérience. Observez la manière dont ils s’en trouvent transformés. Dont ils deviennent autres, et à quel point la traque se révèle infiniment nécessaire et justifiée lorsque vous prenez conscience du peu de choses que vous savez d’eux, et à quel point chacune de leurs facettes prend des allures mystérieuses ainsi examinée, à distance et avec attention.)

“Il est important de rincer l’intérieur et l’extérieur de la volaille.”

Avez-vous déjà fermé les yeux pour écouter la voix de votre propre mère ?

“Il faut ensuite sécher la peau et l’intérieur de la volaille en les tamponnant avec une feuille d’essuie-tout. Sinon l’assaisonnement n’adhérera pas comme vous le souhaitez.”

Voyez-vous, elle existe à part entière dans le monde, loin de moi. Elle parlait lentement, avec une emphase voulue. À l’entendre, elle paraissait autoritaire, mais sans avoir besoin de hurler. Ni respiration difficile ni fins de phrase étouffées. Ni gamine, ni contrite. Pas sexy non plus, mais douce et sérieuse.

“Moi j’aime bien mettre des gousses d’ail et des truffes sous la peau. Et aussi des noix de beurre. Ça rend le blanc tendre et la peau croustillante et savoureuse.”

Cependant, je n’étais pas là pour admirer sa voix ni écouter ce qu’elle disait. Je ne savais pas trop pourquoi j’agissais ainsi ; puis j’ai compris que j’essayais de situer son accent. Est-il vraiment californien, ou a-t-il une pointe de Côte Est ou de Midwest ? Tandis que j’écoutais, adossé à la froide brique blanche, je n’arrivais pas à me rappeler ce à quoi ressemblaient tous ces accents.

Je me suis dirigé vers le parking avant d’aller m’asseoir derrière un bouquet d’arbres qui donnaient sur sa Nissan Maxima. D’un bleu-vert métallique, hautement saturé. J’ai attendu. Quoi, je ne sais pas. Est-ce que je pensais qu’elle allait retrouver quelqu’un après les cours ? Est-ce d’une simple liaison que je la soupçonnais ? J’ai attendu. J’ai remarqué plusieurs autres voitures garées là, de cette même couleur indéfinissable. Ou d’un rouge profond moucheté de reflets dorés. Ou noir brillant. À propos, vous avez remarqué qu’on ne voit plus de voitures beiges ou marron ? Je sais qu’elles ont existé autrefois : je les ai vues dans de vieilles séries télé du genre
Hawaii police d’État
ou
Les Rues de San Francisco.
Marron, chocolat, ou de cette couleur beige taupe, comme les imperméables. Étrange de voir comment les agencements de couleurs évoluent selon les époques. Il fut un temps où les gens aimaient le marron, le vert militaire, les couleurs crème ou moutarde.

Vous savez quoi ? Elle n’a pas une seule photo d’elle bébé. Je trouve ça bizarre. Elle a quitté ses parents, mais je suppose qu’ils existent quelque part. Pour une raison ou pour une autre, elle a tout laissé en plan derrière elle.

Apparemment, quelqu’un a décidé que personne ne voulait plus de voitures marron. Sans doute un adolescent de quinze ans a-t-il décrété, à l’occasion d’un sondage d’opinion, que le marron était dépassé, pas cool ou lui coupait l’envie de conduire. Et l’affaire avait été entendue.

CONTRE-INDIQUÉ
 

LES PILULES ÉTAIENT VENDUES
dans un flacon en plastique opaque. Pour l’ouvrir, il exerça une forte pression sur le bouchon tout en le dévissant. Sur une feuille de papier pliée, fixée à la bouteille, figuraient des chaînes de molécules chimiques, des études de cas, et de longues listes d’effets secondaires. Des tableaux indiquaient le pourcentage de personnes ayant souffert de certains des troubles suivants (entre autres) : neuropathie périphérique, œdème facial et testiculaire, impuissance, AVC, hallucinations, infarctus du myocarde, mort subite et inexpliquée.

Les pilules étaient des ovules, formes innocentes. Pacifiques. Elles s’appelaient Blythin. Le supplément amélioré à son traitement au Nepenthex. Il en avala deux. Parce que. Il s’agissait d’un nouveau médicament, destiné à augmenter les effets de ceux qu’il prenait déjà. Jamais on arrête de prendre un remède, on en ajoute simplement de nouveaux ou on modifie la posologie. Mais
son
état avait tellement empiré ces derniers temps.

Henry n’arrivait pas à dormir, il décida de prendre un bain. Il alluma toutes les lumières chez lui. Si par hasard il avait regardé par les fenêtres (ce qu’il ne faisait jamais, et surtout pas la nuit) il aurait vu des visages qui l’observaient (enfin, il en aurait sûrement vu), aussi fermait-il les rideaux. Même l’idée de ces fenêtres couvertes lui déplaisait, tant il imaginait facilement ce qu’il craignait de voir. Pour des raisons similaires, il évitait aussi les miroirs. Jamais il n’avait été aussi mal auparavant. Son état se dégradait. Il n’arrivait plus à prendre de douches parce qu’il n’entendait pas assez bien à travers le bruit de l’eau (entendre quoi, exactement ?). Il lui arrivait cependant de prendre un bain au beau milieu de la nuit en laissant ouverte la porte de la salle d’eau, dans lequel il restait la plupart du temps jusqu’au matin sans être dérangé. Il pouvait ensuite plonger dans son lit, épuisé. Là, allongé, il écoutait. Le bruit de son souffle.

Henry est de nouveau dans un avion. C’est un B -52. Il règne une obscurité crépusculaire. Il est dans sa baignoire, mais il sait qu’il survole la province de Quang Binh. Il entend le decrescendo des bombes qu’on lâche. Il regarde à travers la trappe sous ses pieds. Des averses de phosphore blanc aux courbes florales, organiques, symétriques, éclairent le ciel, décrivant des lignes gracieuses. Elles sont surréelles, ces traînées électriques, avec leur lueur qui s’estompe déjà. La lumière se reflète dans l’eau, des étincelles brillent à travers la fumée. Puis les bombes s’écrasent au sol, et ça explose de partout.

Henry ne sent plus l’eau sur ses membres ; il ne voit plus la salle de bains. Il est à terre, sous l’avion, pas tout à coup, mais comme s’il avait suivi la chute de la bombe, le sol se rapprochant dangereusement en une succession de faux raccords muets. Il atterrit brutalement, une bombe explose, et, aussitôt, l’oxygène déserte ses poumons, déserte tout autour de lui. Les cieux sont en flammes, l’air est saturé. C’est alors qu’il sent la brûlure sur sa peau. Il y a quelque chose de collant dessus, qui la ronge. Il court, et ça le brûle davantage, creusant sa chair. Ça pue l’essence. Il sait ce que c’est. Ça se gélifie sur son dos et ses bras. Il frotte, ça ne part pas, mais lui brûle les mains. Il saute dans une flaque d’eau saumâtre, s’immerge complètement. Mais ça colle encore, et à présent il sent vraiment l’odeur : essence, plastique en combustion, chair en combustion. NP2, ou napalm. Assommé, il regarde cette saloperie qui lui consume la peau jusqu’à l’os. Il hurle et plaque ses mains sur ses plaies. On dirait que ça l’apaise un peu, mais dès qu’il retire ses mains, la brûlure reprend sa progression en lui.

Henry se débattit dans son bain puis se pencha par-dessus le rebord de la baignoire pour vomir. Il vit une espèce de substance visqueuse blanche et crayeuse : le Blythin, peut-être. Il peine à respirer. Je suis poursuivi par du feu et du soufre, mais un feu qui brûle sans flamme, simple constance chimique. Il sentait encore de forts relents d’essence. Elles l’horrifiaient, ces odeurs venues de nulle part qui se matérialisaient mystérieusement. Comment peut-on connaître des choses qu’on ignore ?

AGIT-PROP
 

MIRANDA S’ATTENDAIT
à ce que la journée du 5 août (date annuelle des principaux tests, choisie parce qu’elle commémorait l’action tristement célèbre des Wobbly à Seattle dans les années 1920
8
) catalysât toutes les actions dont les groupes de Nash discutaient. Ce jour arriva puis passa, nombreux furent les groupes à participer, mais, parmi ceux de Nash, personne n’entreprit rien. Et nul n’en fit état non plus. Le week-end de la fête du Travail fut également riche en tests et actions de toutes sortes. Mais, de nouveau, rien de la part des comités de Nash et pas le moindre mot. Le jour de la réunion logistique suivante, celle de la Nation Souveraine des Terrassiers et Niveleurs Mystiques, Miranda commença enfin à comprendre ce que Nash avait vraiment en tête. Ses groupes n’avaient nullement l’intention de faire quoi que ce fût. Aucun d’entre eux. Ni les Manipulateurs de Code-barres. (Qui confectionnaient de fausses étiquettes pour remplacer les vrais codes-barres. Tous les produits passaient alors en caisse à cinq ou dix centimes. Ce traitement était exclusivement réservé aux chaînes de supermarchés non syndiqués.) Ni les Nouveaux Provos Américains (qui, inspirés par les provos hollandais anti-travail, se faisaient embaucher chez Wal-Mart afin d’y effectuer les sabotages
ad hoc).
Ni les Juxtaposeurs Radicaux (qui louaient des films grand public chez Blockbuster afin d’introduire en début de bande de fausses publicités qui instillaient désordre, menaces et perturbations). Semaine après semaine, on retrouvait les mêmes marginaux bizarres, avec des noms différents, de nouvelles idées, de nouvelles actions, de longues discussions sur des tests et des tactiques astucieuses. Mais rien ne se concrétisait. Évidemment ! Il s’agissait de para-activistes, qui n’agissaient pas concrètement, mais se contentaient d’exister en marge. Cependant comme personne ne le reconnaissait ouvertement, il était impossible de se rendre compte de quoi que ce fût à moins d’avoir assisté aux réunions et d’y avoir fait preuve d’attention. C’était pourtant logique après tout : Nash répétait sans cesse qu’ils devaient être les seuls bénéficiaires de leurs actions, que ces dernières n’étaient pas censées éduquer ni humilier le public, quand bien même il se fût agi des pires bureaucrates du monde des affaires. Elles servaient à alimenter leur propre rébellion. L’action directe pour vous empêcher d’être absorbé puis détruit. Pour que vous gardiez les idées claires. Elle prit conscience que Nash n’avait nulle intention de sauver le monde, ni d’éclairer les gens ou de changer quoi que ce fût. Consternée et impressionnée à la fois, elle avait hâte que les réunions du jour se terminent pour pouvoir lui parler. Elle voulait lui faire savoir qu’elle l’avait percé à jour.

“Tu en veux une ?” demanda-t-il, quand tout le monde fut parti.

Il lui tendait une bouteille de Coca-Cola de soixante centilitres, dont la forme de sablier en plastique imitait ou rendait hommage aux vieilles bouteilles en verre de vingt-cinq centilitres.

“Un jour, dit Miranda, j’ai eu une conversation avec mon entraîneur de foot en primaire.

— C’était où ?

— À Bellevue. Juste de l’autre côté du lac. On avait fait un beau match, alors après l’entraîneur nous avait emmenées manger une pizza. Même dans notre jolie ville de banlieue plantée d’arbres, il y avait un homme, l’air désespéré, qui faisait la manche devant la pizzeria.

— Bellevue, Woodinville, Avondale. Où vont-ils chercher ces noms ? Enfin franchement, Bellevue, qui croient-ils berner avec ça ?”

Nash se leva. Miranda l’imita.

“On est toutes passées devant lui sans le regarder, même à huit ans on savait déjà comment l’ignorer : à quel âge apprend-on à faire ça, hein ? Y a-t-il seulement une personne qui s’en rappelle ? Bref, on était là à se gaver de pizzas bien garnies et à parler du match.”

Aussitôt dehors, Miranda sortit une des Marlboro de Sissi, coupées avec du shit.

“J’y crois pas !” s’exclama Nash en montrant le paquet de cigarettes. Elle haussa les épaules et inspira.

“Il y a davantage de subversion dans la contradiction assumée que dans la capitulation ou l’opposition manifeste, rétorqua-t-elle.

— Bien sûr, comment pourrais-je penser le contraire ?”

Même si Miranda ne flirtait pas, elle appréciait la façon dont les hommes plus âgés (c’était lié à l’âge, supposait-elle, même si c’était la première fois qu’elle avait ce type de rapport avec un homme plus âgé qu’elle) trouvaient du charme à ses faiblesses. Et quelqu’un comme Nash savait apprécier la capacité de la jeune fille à retourner son jeu contre lui, à souligner les vanités qu’il chérissait le plus. Il savait apprécier l’attention rare que révélait cette attitude : Miranda buvait ses paroles. Or, au fond, où eût été l’intérêt de tout cela si nul n’y avait prêté attention ?

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