Eat the Document (13 page)

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Authors: Dana Spiotta

Tags: #Literary, #General, #Fiction, #Political

BOOK: Eat the Document
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— Tu es sûre que c’était lui ?” demandai-je.

Elle soupira.

“OK, OK, continue. S’il te plaît.

— Il y avait un juke-box. Il est allé mettre une pièce, puis il m’a demandé si je voulais danser. La vieille chanson du groupe Procol Harum, «A Whiter Shade of Pale» s’est mise en route.

— Minute, c’est lui qui l’a choisie ou c’est toi ?

— Lui.

— Il a choisi une chanson de Procol Harum. Y avait quoi d’autre dans ce juke-box ?

— Je n’en ai aucune idée, Jason.

— Et après, qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il m’a dit : «J’adore cette chanson.» Et moi j’ai demandé : «Elle veut dire quoi ?» et il m’a répondu : «Ce n’est pas de comprendre qui compte, mais de ressentir.»

— D’accord. Ouah. Il t’a fait des avances ?”

Cette question la fit sourire.

“Non, pas vraiment. Enfin, tu vois, il avait sûrement plus envie de se bourrer la gueule que de bourrer quelqu’un.

— Ouais, bon.

— Mais, malgré tout, ça a été un moment agréable : la lumière de l’après-midi, cette chanson innocente et ce type triste qui se balançait avec moi. Le monde allait de mal en pis, ça faisait bien trop longtemps que je vivais à L. A., Ronald Reagan venait d’être élu président ; mais l’Amérique était toujours un endroit où l’on pouvait danser avec une rock star aux pieds nus dans un bar perdu, en semaine, en plein milieu de l’après-midi.”

Ma mère était donc là à me raconter le moment qu’elle avait passé avec Dennis Wilson. Or elle n’avait aucune raison d’être à L. A. en 1980 ni de dire qu’elle y était depuis trop longtemps. Mais qu’est-ce que je savais, au juste ? Qu’elle avait eu son diplôme universitaire en 1972. Et qu’elle m’avait eu dans l’État de Washington en 1983. Il y a donc près de onze ans dont j’ignore tout, je me rappelle l’avoir entendue dire une fois qu’elle avait quitté la Californie à la fin de ses études. Qu’elle s’était disputée avec ses parents et n’avait pas gardé contact avec eux. Mais je ne me souviens pas de lui avoir demandé des détails. Je tenais donc là une occasion parfaite de la questionner sur certaines choses, mais je me tus. Elle avait ce sourire vague, presque indiscernable, où une pâle excuse le disputait aux brumes de la drogue : la conversation était finie.

OK, voilà donc le truc. On ne met pas en doute de tels détails, pourquoi le ferait-on ? Mais quel genre d’engueulade peut-on bien avoir avec ses parents, après laquelle on ne leur reparle plus jamais ? Et, de plus, qui est cette femme qui boit seule dans les bars les après-midi de semaine ? Je n’y connais pas grand-chose, aux gens, mais là c’est sûr, il y a anguille sous roche.

CROISADES NOCTURNES
 

VINYLE TOUT
NEUF
recouvert de PVC, sensible au toucher, face flexible et résistante aux UV. Un emballage d’immeuble, un communiqué. Pas un panneau d’affichage. Ce plastique-là étreignait la façade de briques. Gigantesque, il recouvrait l’ensemble du bâtiment, à l’exception d’une ouverture laissée pour la fenêtre qui se trouvait là. Cela agaçait Henry qu’on ne prenne même plus la peine de peindre. Les publicités fantômes désuètes encore visibles cinquante ans plus tard sur les vieilles briques. Non, là il s’agissait d’une image créée par ordinateur, lisse et instantanément reproductible. Mais redoutant au moins les effets d’un cutter, de tenailles ou de n’importe quel outil tranchant. Détacher ces emballages en vinyle à coups de couteau ne requérait pas de grandes prouesses techniques, finalement. En revanche, c’était physiquement éprouvant — la simple ampleur de la tâche, les contraintes horaires de l’exécution, la faible luminosité à disposition pour accomplir ce travail —, tout contribuait à terrasser Henry, ou presque.

Trois fois, il avait détruit leur publicité : début mai, fin juillet, et le 3 septembre, jour de son anniversaire. Et trois fois, cette même publicité avait été réinstallée. Ils avaient engagé un dialogue, un secret combat de volontés. Allez-y, pensait Henry, du temps, j’en ai à revendre. Mais c’était faux. Il était clair qu’ils résisteraient plus longtemps que lui. Et qu’aurait-il accompli, alors ? Il ne s’agissait pas d’une appropriation. D’un déplacement. D’une révision. D’une modification postmoderne ou d’une amélioration. D’un détournement. Rien de tout ça. Seulement de sa volonté d’agir vite. De son indéniable besoin d’agir vite.

TROISIÈME PARTIE
 
1972-1973
UNE POUSSIÈRE DANS L’UNIVERS
 

LE TEMPS QUE LE BUS
arrive à Portland, dans l’Oregon, cela faisait deux jours que Mary était devenue Caroline. Elle avait noué ses cheveux désormais blonds en catogan. Puis laissé tomber sur ses oreilles deux mèches qu’elle avait enroulées en boucles serrées autour d’un doigt avant de les asperger de laque. Elle portait de grosses lunettes de soleil rondes en plastique. C’était incontestablement différent : Bobby et elle avaient toujours porté les mêmes lunettes à montures métalliques de type Sécurité sociale, et elle séparait toujours ses cheveux par une raie centrale avant de les aplatir derrière les oreilles. Un look insouciant travaillé avec soin. Il lui était arrivé de s’appliquer de petites touches de fond de teint discret, mais elle trouvait tout maquillage ostentatoire factice, frivole et superficiel. Désormais, en tant que Caroline, elle se mettait du rouge à lèvres corail et avait l’impression d’être en sécurité, méconnaissable. Et c’est en tant que Caroline qu’elle se rendit en stop à Eugene et obtint le premier boulot auquel elle postula : cuisinière dans un café. Elle aurait gagné plus d’argent comme serveuse, mais elle voulait travailler côté cuisine, à l’abri des regards. Et puis là, personne ne vous demandait de carte de Sécurité sociale, de permis de conduire, ni même d’adresse ou de nom de famille. On vous payait au noir, du liquide dans une enveloppe blanche, exactement comme les Mexicains clandestins qui préparaient la nourriture, faisaient la plonge et aidaient au service. Trouver un appartement n’avait pas été très difficile non plus : quelqu’un cherchait à louer la pièce au-dessus de son garage, une annonce fixée sur le tableau collectif de la coopérative. Il suffisait de verser une caution, on n’exigeait ni bail, ni garantie de solvabilité. Et puis il n’y avait aucune raison de ne pas faire confiance à Caroline. Elle travaillait dur, était soucieuse de sa personne et se fondait dans la masse ; mais, la nuit, elle s’asseyait dans son lit, le souffle court, la gorge contractée par la peur.

Dans sa tête défilaient des avis de recherche et sa photo d’étudiante. Dans ses rêves, elle tombait sur des gens qu’elle connaissait, camarades de classe et voisins. À qui elle essayait de dire : Non, je ne suis pas cette personne, vous devez faire erreur, mais ensuite elle s’embrouillait et laissait échapper son nom. Criait : Freya, Mary ! Caroline ! Elle rêvait de cellules de prison et de procès. Du matelas de Fred Hampton. Elle rêvait même qu’elle dénonçait Bobby à la police, le trahissant pour se sauver. Elle se réveillait alors perdue et honteuse. D’abord déboussolée, elle était peu à peu soulagée de se rappeler qu’elle n’avait pas été arrêtée, qu’il ne s’agissait que d’un cauchemar, mais ensuite l’horreur la saisissait : elle réalisait qu’elle était en cavale ; or cela n’était pas un rêve, mais sa nouvelle vie. Elle était Caroline, originaire de Hawthorne en Californie. Caroline Sherman. Qui avait connu une déception amoureuse. Qui avait quitté Los Angeles pour repartir de zéro. Cela suffirait : les gens croiraient bien volontiers une femme capable de changer de vie à cause d’un chagrin d’amour.

Cela faisait quinze jours. Des années allaient s’écouler avant qu’elle arrête de compter les jours.

Elle tranchait des légumes puis les empilait. Les mains mouillées, elle éminçait des poivrons rouges jusqu’à en avoir mal. Elle coupait les champignons et les entassait dans des boîtes Tupperware pour les cuisiniers. Ma
mise en place
3
,
disait-elle, et les autres gars en cuisine la dévisageaient. “Quoi, ton Mister Plas ?” Ils riaient. Elle savait qu’elle était le
garde-manger
4
mais ils se contentaient de l’appeler le frigo. C’est tout à fait moi, tiens, le frigo. Elle jetait de la laitue dans des saladiers en acier inoxydable, ainsi que des pousses, des graines de tournesol et juste ce qu’il fallait de vinaigrette. Elle la versait d’une seule main dans le récipient qu’elle tenait par le rebord et qu’elle faisait tourner par petites saccades de son avant-bras.

Elle fit une découverte étrange : personne ne lui demandait
rien.
Elle avait soigneusement mis au point son histoire de chagrin d’amour, avec juste assez de Bobby pour que ça sonne vrai. Elle se rendait compte ou devinait qu’un jour elle ne pourrait même plus distinguer le vrai de l’imaginaire. Elle ne mentirait plus, alors, bien qu’une partie de ce qu’elle dirait fût faux. Le jour viendrait où le temps transformerait les mensonges en histoire. Mais elle n’y était pas encore, loin de là. Heureusement, il existait une espèce de code dans la restauration, qui voulait qu’on ignorât le passé des gens. Durant la préparation du dîner ou du déjeuner on parlait de baseball, de la chanson qui passait à la radio, de la pénurie d’essence, du Président, du montant exorbitant des loyers, ou encore de ce type, aux infos, qui avait tué sa femme et ses deux enfants en bas âge. Personne ne demandait : “Qu’est-ce que tu fais ici, Caroline ?”, “Où habite ta famille ?”, “Quel âge as-tu ?”, “Quel est le nom de jeune fille de ta mère ?”, “Quel est ton numéro de Sécurité sociale ?”.

À la fin de la journée de travail, quelques serveurs et quelques cuistots allaient à côté, au
Wheat Pub,
pour boire un verre de bière épaisse brassée dans la région ou un cocktail. Caroline disait toujours non, qu’elle était fatiguée, mais même ça provoquait à peine un hochement de tête de la part des autres. Elle se débrouillait bien, supposait-elle. Vingt-huit jours qu’elle était là et toujours aucun problème à part la terreur asphyxiante qui l’étreignait obstinément chaque soir.

Le temps passait. Bien sûr, il y avait les informations. Elle n’y prêtait guère attention. Elle regarda les prisonniers de guerre américains du Viêtnam descendre d’avion puis tomber à genoux sur le tarmac pour embrasser le sol. Le Président semblait aller droit au désastre, lentement mais sûrement. Ces événements n’avaient rien à voir avec elle, rien à voir avec eux, absolument rien. Elle ressentait les choses de loin. Elle ne suivit pas le scandale du Watergate. Mais il flottait dans l’air qu’elle respirait. Enfreindre la loi était devenu endémique. Elle vit la sueur au-dessus de la lèvre supérieure du Président. Elle ne ressentit rien. Ni euphorie, ni satisfaction. Au lieu de ça, elle ne pouvait s’empêcher de repenser à Martha Mitchell qui s’était sabordée en direct à la télé. À ses tristes cheveux permanentés. À la manière dont, même soumise à tout ce stress et dans cet état manifestement hystérique, et peut-être alcoolisé, elle avait conservé cette coiffure élaborée et une permanente impeccable. Et puis à Mrs Dean, également sortie de chez le coiffeur, moins mise en plis, mais tout aussi blonde, rouge à lèvres pâle, visage luisant, lisse. Deux femmes restées fidèles à leurs maris trempés de sueur.

Doucement, discrètement, elle se hasardait à penser que nul ne se souciait de ce qu’elle avait fait. Elle était comme John Dean, qui se décrivait dans les journaux comme une simple “poussière dans l’univers”. C’était à la fois profondément rassurant et effrayant au dernier degré. Le temps passait.

Presque chaque soir, Caroline se rendait à pied à la coopérative. Elle achetait du pain et des légumes, ainsi que de la bière locale vendue en cubi rechargeable de trois litres et demi. Elle trouvait qu’un ou deux verres d’alcool rendaient le passage de la veille au sommeil moins angoissant. Elle s’était liée d’amitié avec l’une des caissières. Une grosse fille blonde, les seins nus sous un débardeur ostensiblement détendu. Au début, elle se contentait de sourire à Caroline, ensuite elle se mit à dire : “Salut, comment ça va ?” D’abord agréable, ce type de connaissance devient fatigante, étant donné qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à répondre que : “Bien. Toujours des courses à faire. Et vous ?” C’est alors qu’on commence à souhaiter que la personne change de boulot, pour pouvoir faire ses courses sans avoir la même conversation en boucle. C’est ainsi que ça finirait, se disait Caroline. Elle fut donc surprise lorsqu’un jour cette femme se présenta, environ un mois après leurs premiers échanges.

“Je m’appelle Berry, annonça-t-elle, la main tendue.

— Caroline.”

Berry lui adressa un beau sourire franc. Fraîche et séduisante, elle ressemblait davantage à un bébé Cadum qu’à une mère, même avec ses cheveux qui s’échappaient de leur pince et ses aisselles poilues, que l’on pouvait difficilement ignorer, car elle s’adonnait souvent à de longs étirements, bras au-dessus de la tête. Chaque fois qu’elle bipait les provisions, en attendant que le client payât, elle se passait un bras derrière la tête et se servait de l’autre pour tirer sur son coude replié.

“Je fais partie d’un groupe de réflexion féministe, et ce soir on organise un dîner où tout le monde apporte un truc à manger. Vous savez, la conquête du pouvoir, le refrain habituel de la prise de conscience, blabla. Mais on se marre bien, y a des gens sympas. Bière, bouffe. Ça vous dirait de venir ?”

Berry patienta un instant, puis se mit à mettre les achats de Caroline dans des sacs. Ici, les clients étaient censés emballer eux-mêmes leurs provisions, mais la jeune femme avait peut-être besoin de s’occuper en attendant la réaction de son interlocutrice. Tout en la regardant finir sa tâche, Caroline se disait : Quel mal y aurait-il à ça ? Un peu de compagnie, c’était ce dont elle avait désespérément besoin.

“D’accord.” Elle sourit à Berry. “Je ferai un gâteau de patates douces.

— Super !” répliqua l’autre en lui adressant un clin d’œil.

Caroline rentra chez elle, serrant dans sa main l’adresse gribouillée. Elle se demandait si Berry était lesbienne. Peut-être que la jeune femme allait tomber amoureuse d’elle et l’aider d’une manière ou d’une autre. Elle se rappela vaguement l’avertissement que lui avait donné Bobby. C’était tellement compliqué : elle ne devait pas se montrer sociable, mais ne pouvait pas non plus être ouvertement asociale. Surtout, ne fréquente pas les extrémistes ni les milieux syndicaux. Mais ce groupe-là n’avait pas l’air bien radical, plutôt provincial et gentillet.

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