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Authors: Laurel Zuckerman

Tags: #2015-12-02T13:18:33.131000-04:00

Sorbonne confidential (2 page)

BOOK: Sorbonne confidential
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La Sorbonne ne ressemblait en rien aux campus des universités américaines où j’avais fait mes études : pas de grande pelouse où musarder, pas de dortoirs, pas d’équipes de football avec
quarterbacks
et
pompom girls
, pas de fraternités ou de sororités, pas de journal de l’école, pas de
yearbook
3
. L'édifice a l'aspect solennel et réservé d’une institution nationale, comme un ministère ou un hôpital public. C'est usé, vieux et majestueux. Ce fut pendant des siècles le centre de l’érudition française. Aujourd’hui, avec 30 719 étudiants et aucune sélection à l’entrée, c’est sans doute autre chose.
Serrant mon sac contre moi, je cherchai une entrée. Deux hommes en uniforme bleu foncé se tenaient, mornes, de chaque côté d’une porte massive en bois donnant sur la rue Saint-Jacques. Une file d’attente en partait et s’étirait sur une centaine de mètres. Je demandai à l’un des gardes : « C'est ici, les inscriptions ? »
Une fille, l’air découragé, haussa les épaules et me montra un papier orange scotché sur une barrière de sécurité. Je lus : « En raison d’un manque de personnel, l’inscription à Paris-III sera limitée à 10 personnes. »
À mon arrivée à Paris en 1984, j’avais brièvement étudié le français dans une annexe de Paris-III à Censier, qui ressemblait en ce temps-là à un musée du graffiti pour un centre de recrutement palestinien.
– Je cherche Paris-IV, dis-je au garde. Pourriez-vous me dire où…
– Plus loin.
Je le remerciai et m’engageai sur le large trottoir vers ma nouvelle profession de professeur d’anglais.
– Être licencié n’est pas la fin du monde.
– Toi, tu ne peux pas être licencié.
– C'est différent, dit mon mari, je suis fonctionnaire.
Il heurta son œuf à la coque un peu trop fort de sa cuillère et le jaune coula le long de la coquille.
– Si tu ne veux pas être à nouveau renvoyée, trouve une meilleure solution. Pour enseigner, tu dois passer un concours.
Il me regarda par-dessous.
– Et ça, tu ne peux pas le faire, ajouta-t-il.
– Eh bien, lui rétorquai-je, je me suis pourtant inscrite hier à l’agrégation d’anglais.
Il s’étrangla de rire, projetant sur la table de petits morceaux d’œuf. J’attendis qu’il reprenne son souffle et lui tendis une serviette en papier rose, reliquat de l’anniversaire d’une de nos filles. Il s’essuya les yeux.
– D'anglais ! s’exclama-t-il.
– C'est ma langue maternelle.
– Parce que tu crois que cela va t’aider ?
– Mais, m’entendis-je dire un peu plaintivement, j’ai regardé la liste des livres du concours : Shakespeare, Conrad, Flannery O'Connor, Mencken, Styron, De Quincey. C'est ma culture, je pars avec un avantage sur les autres candidats.
– Parce que tu crois que l’agrég’ consiste à lire les livres de la liste ?
Il se remit à rire.
– Explique-moi ce que tu veux dire, lui demandai-je, pincée.
Il se pencha au-dessus de son œuf pour me prendre la main.
– Chérie, à l’agrég’ ils vont te prouver par A+B qu’étant ce que tu es, tu ne seras jamais qualifiée pour enseigner en France.
Et qu’étais-je donc ? Une Américaine diplômée ayant travaillé vingt ans dans mon pays d’adoption. Mère de deux enfants franco-américains. Chef de projets informatiques récemment licenciée. Lectrice vorace.
Je ravalai ma rage.
– Cela sert bien à former des professeurs d’anglais, non ? Je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas apprendre à enseigner l’anglais.
– Ha, ha, ha ! s’exclama-t-il. Regarde le programme! Combien d’heures de cours sont prévues pour l’enseignement de l’anglais ?
Je retirai ma main de la sienne et attrapai le programme que j’avais gardé, prête à le brandir. Pendant que je le consultais, je me demandais : pourquoi Bernard ne m’a-t-il pas prévenue ?
1
Employer une entreprise extérieure pour faire le travail, au lieu de le donner aux salariés de l’entreprise.
2
« Francisez-vous. »
3
Quarterbacks
: un des postes du football américain;
pompom girls
: jeunes filles qui entraînent le public à applaudir; fraternités et sororités : clubs privés où les étudiants se regroupent et se rencontrent suivant leurs intérêts particuliers;
yearbook
: le livre de l’année, où apparaissent les photos de la promotion.
Chapitre 2
Apprendre à parler
Malgré les plans qui se succèdent depuis quinze ans, les jeunes Français se classent toujours parmi les derniers dans les palmarès internationaux [en anglais].
« Pourquoi les jeunes Français sont si mauvais en langues étrangères »,
Le Figaro
, 2 septembre 2005.
Le premier jour de classe, le 5 octobre 2004, je me présentai au 18, rue de la Sorbonne, excitée comme une vierge le jour de sa nuit de noces et à peu près aussi bien informée. J’étais déguisée en étudiante – jean, vieux pull, mes cheveux marron glacé lâchés sur les épaules. Deux chefs-d’œuvre de l’esprit anglo-saxon,
Lord Jim
et
Chrestomacy
, se heurtaient l’un l’autre dans le fond de mon sac
Get Frenched.
Notre premier cours s’intitulait : « Entraînement à l’oral ». « Je vais probablement être exemptée », pensai-je.
Des étudiants arrivaient dans le hall. Je remarquai une femme corpulente, aux cheveux particulièrement épais, et un homme mince avec une barbe de trois jours. J’eus un instant envie de leur parler, mais leurs visages fermés me firent rapidement changer d’avis. À onze heures pile, une jolie femme vêtue d’une robe noire ouvrit de l’intérieur la porte de la salle, permettant aux étudiants du cours précédent de sortir. En entrant, je reconnus l’odeur de salpêtre des murs humides. Je posai mes sacs et m’approchai du professeur, qui avait bien treize ans de moins que moi.
– Bonjour, dis-je.
– Bonjour.
– Je ne suis pas sûre de devoir suivre ce cours, l’anglais est ma langue maternelle.
– Oh si, vous devez le suivre. Dans ce cours, vous apprendrez à restituer les textes en français.
– Pas en anglais ?
– Non, sourit-elle, en français.
– Merci.
Chaque cabine contenait un casque et un magnétophone. La prof se pencha vers son microphone et annonça en français : « Nous allons écouter des documents de radio ou de télévision en anglais. 60 % sont britanniques, 30 % américains et 10 % d’autres pays. Vous aurez quelques minutes pour restituer oralement ces documents en français. Vous serez jugés selon trois critères : l’exhaustivité de la restitution, la fidélité au sens, et, très important, la qualité du français. Ce dernier point est capital. Les jurés attendent de vous un français soutenu impeccable. »
Elle expliqua comment formuler notre « restitution ». Il fallait commencer par une petite introduction qui précisait le genre du document (reportage, entretien, débat, forum), le thème (la psychologie enfantine, le cricket, la carrière d’Anthony Hopkins) et les locuteurs (un journaliste, un psychologue, le président de la fédération anglaise de cricket…). Puis il fallait reproduire le contenu en utilisant le discours indirect : « Le journaliste fait allusion aux accusations portées contre la fédération » ; « Le président interrompt brutalement le journaliste»; «Le joueur nie catégoriquement. » Il fallait parler un français fluide en faisant attention à varier les verbes.
«Si votre équipement ne fonctionne pas, nous expliqua-t-on, soyez patients et changez de cabine. » Puis, on nous relâcha.
Je déjeunai seule dans un bistro cher, aux nappes blanches, qui se trouvait au coin de la rue. Accueillant une clientèle plutôt aisée, il offrait aussi des réductions aux étudiants, mais j’étais trop embarrassée pour en profiter. Je me sentais mal à l’aise : je n’avais plus étudié, passé des examens ni reçu de notes depuis 1987, quand je n’avais encore ni mari, ni travail, ni enfants. En attendant mon café, nerveuse et un peu déstabilisée par l’entraînement oral, je tirai de mon sac le guide du CAPES et de l’agrégation d’anglais 2004-2005. Je ne savais trop comment la restitution orale en français m’avait échappé. Qu’est-ce que j’avais encore raté ? Je tournai lentement les pages. Sous le titre « Épreuves écrites », je lus :
1
Dissertation en français : sur un sujet de littérature ou de civilisation dans le cadre du programme (durée : 7 heures);
2
Commentaire de texte en anglais (durée : 6 heures);
3
Composition de linguistique (durée : 6 heures) :
a
Phonologie, en anglais;
b
Grammaire, en français;
4
Épreuve de traduction. Cette épreuve comporte un thème et une version (durée : 6 heures).
Dissertation en français ? Pendant sept heures ? Pour un examen d’anglais ? Lorsque je me levai pour payer l’addition, je me sentis vaciller sur mes jambes. Le serveur me regarda d’un air plein de sympathie, comme s’il avait déjà vu des cas semblables auparavant. Malgré mon accoutrement, il m’appela « Madame » et me salua en s’inclinant légèrement. Je me dirigeai vers le cours suivant.
À l’entrée du bâtiment, trois vigiles costauds, en uniforme bleu, me barrèrent le passage. «Carte d’étudiant », demanda l’un d’eux. Je la brandis en songeant que le même geste aurait réduit de trois euros l’addition du restaurant. Les hommes firent un pas de côté, me permettant de pénétrer dans la Sorbonne.
Un large escalier de pierre en colimaçon partait sur ma gauche. La peinture jaunâtre des plinthes s’écaillait. Je montai jusqu’à une imposante porte à double battant qui surplombait la Grande Galerie. J’en secouai la poignée sans parvenir à l’ouvrir. Une voix féminine derrière moi dit :
– C'est fermé à clef. On ne peut pas passer de Paris-III à Paris-IV.
Je me retournai et vis une fille au visage fin.
– Je cherche l’amphi Michelet, dis-je.
Elle désigna une autre lourde porte en bois à ma droite, puis fit signe à quelqu’un non loin.
– Merci. Comment t’appelles-tu ?
– Mathilde, répondit-elle avant de disparaître.
Dans la foule des étudiants, je reconnus la grosse fille aux cheveux épais et le barbu maigre du laboratoire de langues. Deux blondes chuchotaient. Je trouvai leur échange rassurant, même s’il ne m’était pas destiné.
Finalement, la porte s’ouvrit, et un flot de jeunes gens en sortit, laissant derrière eux un air vicié. Je suivis mes nouveaux condisciples à travers une antichambre lambrissée, débouchant en haut d’un auditorium garni de pupitres en bois semblables à ceux d’une église. Dans la fosse centrale trônaient un immense bureau en bois et, détail charmant, un piano à queue. Mes jambes, que j’avais toujours jugées d’une taille normale, étaient trop longues pour se glisser sous le pupitre. Mes genoux butaient contre la barrière en bois devant moi.
Les sièges à côté de moi restèrent vides. Je me retournai pour voir où étaient passés les étudiants. Ils étaient éparpillés aux deux derniers rangs, tout en haut.
Le cours portait sur un classique :
Lord Jim
de Joseph Conrad. J’y avais lu l’histoire de cet homme qui rêve de devenir un héros, échoue et essaie de trouver la rédemption avant de mourir. Un des grands intérêts de ce livre est le nombre de moyens qu’a le lecteur de l’aborder. Quelle que soit sa démarche, c’est un de ces rares romans qui gagnent à être relus.
Soudain le brouhaha des conversations cessa. Un homme fringant, aux cheveux blancs, vêtu d’un costume marron et d’une cravate assortie, descendit les marches qui menaient à la fosse et s’assit derrière le microphone.
– Je suis le professeur Gallant, dit-il en français. Vous êtes ici pour préparer un concours. Certaines techniques doivent être acquises pour réussir. Je vous aiderai à les maîtriser.
Il fit passer des photocopies avec une liste de sujets et de dates.
– Qui se porte volontaire pour faire ces leçons ou commentaires ?
Je ne bougeai pas, ignorant ce qu’était une leçon ou un commentaire. Mais derrière moi les bras se levèrent. J’étudiai frénétiquement la photocopie. Qu’étaient censés faire les volontaires ? Était-ce un exercice oral ou écrit ? Dans quelle langue ? Un défilé d’étudiants se dirigea vers la fosse. Chacun écrivait quelque chose sur une feuille de papier avant de remonter.
– Eh bien, dit monsieur Gallant en caressant sa moustache blanche, il reste deux sujets : « L'autre » et « Qui est Jim ? ». Qui les veut ?
Je levai la main.
– J’ai une question, dis-je en français, puisque personne ne s’exprimait en anglais. En quelle langue sont ces, euh, ces exposés ?
Il eut l’air étonné.
– Les commentaires sont en anglais et les leçons en français, répondit-il en me dévisageant.
– Merci.
Pourquoi étais-je la seule à poser cette question ? Tous les autres savaient-ils de quoi il s’agissait et, si oui, comment ? Ou avaient-ils si peur des questions qu’ils se portaient volontaires de toute façon ?
Le professeur Gallant approcha le micro de sa bouche.
– Joseph Conrad, dont la langue maternelle était le polonais…
Je me mis à noter dans mon cahier :
«Servit pendant des années dans la marine marchande française et parlait parfaitement le français. Il aurait pu devenir un écrivain français célèbre. Mais, en dépit du fait qu’il n’ait jamais pu parler cette langue sans erreur, il choisit l’anglais. Ou, plus exactement, l’anglais le choisit : le français, semble-t-il, était une langue trop précise. »
Pour la première fois de la journée, je ressentis un sentiment familier. Conrad, comme je te comprends.
Ce soir-là, quand je sortis de la baignoire, ma fille Linda se mit à crier :
– Maman, tes genoux sont tout noirs.
– Mets ton pyjama et arrête de faire la folle, lui dis-je.
Mais mon autre fille se joignit à elle, et toutes deux formèrent devant moi une barrière d’une inégale hauteur.
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