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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (18 page)

BOOK: Les Poisons de la couronne
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Mahaut, debout, les bras croisés,
regardait son neveu avec colère et mépris tandis qu’à deux pas d’elle l’évêque
de Soissons hésitait à déposer le lourd Évangile.

— Savez-vous pourquoi, Sire,
poursuivit Robert, Madame Mahaut refuse aujourd’hui votre arbitrage qu’elle
acceptait hier ? Parce que vous y avez ajouté sentence contre Thierry
d’Hirson, contre cette âme vendue et damnée, contre ce maître coquin dont je
voudrais qu’on le déchaussât pour voir s’il n’a pas le pied fourchu !
C’est lui qui pour le compte de Madame Mahaut a si bien travaillé et travesti
les écrits qu’il m’a fait perdre mon hoirie. Le secret de leurs mauvaises
actions les a liés si honteusement que la comtesse Mahaut a dû pourvoir de
bénéfices tous les frères et parents de Thierry, lesquels rançonnent le
malheureux peuple d’Artois, si prospère autrefois, si misérable à présent qu’il
n’a plus de recours que dans la révolte.

Les alliés écoutaient, le visage
comme ensoleillé, et l’on sentait qu’ils étaient sur le point d’acclamer
Robert. Celui-ci, dans le même mouvement d’emphase, ajouta :

— Si vous avez le front, si
vous avez l’audace, Sire, de léser maître Thierry, de lui ôter la moindre
parcelle de ses larcins, de menacer le petit ongle du petit doigt du plus petit
de ses neveux, voici Madame Mahaut toutes griffes dehors, et prête à cracher au
visage de Dieu. Car les vœux qu’elle a prononcés au baptême et l’hommage
qu’elle vous fit, genou en terre, ne pèsent rien auprès de son allégeance
envers maître Thierry, son véritable suzerain !

Mahaut n’avait pas bougé.

— Le mensonge et la calomnie,
Robert, coulent comme salive de ta bouche, dit-elle. Prends garde de ne jamais
te mordre la langue, tu pourrais en mourir.

— Taisez-vous, Madame !
s’écria brusquement le Hutin. Taisez-vous ! Vous m’avez trompé ! Je
vous fais défense de retourner en Artois avant d’avoir scellé la sentence qui
vient de vous être signifiée, et qui est une bonne sentence, chacun me l’a dit.
Jusque-là vous vous tiendrez en votre hôtel de Paris ou votre château de
Conflans, mais nulle part ailleurs. C’est assez pour ce jour, ma justice est
rendue.

Il fut pris d’une violente quinte de
toux, qui le ploya en deux sur son trône.

« Qu’il crève ! » dit
Mahaut entre ses dents.

Le comte de Poitiers n’avait pas
prononcé une parole. Il balançait une jambe et se caressait pensivement le
menton.

 

TROISIÈME PARTIE
LE TEMPS DE LA COMÈTE

 

I
LE NOUVEAU MAÎTRE DE NEAUPHLE

Le second jeudi après l’Épiphanie,
qui était jour de marché, il y avait grande agitation à la banque lombarde de
Neauphle-le-Château. On nettoyait la maison de fond en comble ; le peintre
du village couvrait d’un enduit neuf l’épaisse porte d’entrée ; on
astiquait les coffres-forts dont les traverses de fer brillaient mieux que
l’argent ; on passait le balai entre les poutres pour enlever les toiles
d’araignées ; on chaulait les murs, on cirait les comptoirs ; et les
commis, cherchant les registres épars, les balances, les échiquiers à calcul,
avaient peine à garder leur calme devant la clientèle.

Une jeune fille d’environ dix-sept
ans, haute de taille, belle de traits, les joues colorées par le froid,
franchit le seuil et s’arrêta, surprise par ce remue-ménage. Au manteau de
camelin beige dont elle était emmitouflée, au fermail qui retenait son col, et
à tout son maintien, on reconnaissait une fille de noblesse. Les villageois
ôtèrent leur bonnet.

— Ah ! Damoiselle
Marie ! s’écria Ricardo, le premier commis. Soyez la bienvenue !
Entrez, et venez vous chauffer. Votre corbeillon est prêt, comme chaque
semaine ; mais, dans tout ce mouvement, je l’ai fait serrer à part.

Il fit passer la jeune fille dans
une pièce voisine, qui servait de salle commune aux employés de la banque et où
brûlait un grand feu. Il sortit d’un placard une corbeille d’osier, couverte
d’une toile.

— Noix, huile, lard frais,
épices, farine de froment, pois secs, et trois grosses saucisses, dit-il. Tant
que nous aurons à manger, vous en aurez aussi. Ce sont les ordres de messire
Guccio. Et j’inscris tout à son compte, comme de coutume… L’hiver commence à se
faire long et je serais surpris qu’il ne se finît pas par une disette, ainsi
que l’an passé. Mais cette année, nous serons mieux pourvus.

Marie de Cressay prit le corbeillon.

— Point de lettre ?
demanda-t-elle.

Le premier commis secoua la tête
avec une feinte tristesse.

— Eh non ! Belle
damoiselle, pas de lettre cette fois.

Il sourit du désappointement de la
jeune fille, et ajouta :

— Non, pas de lettre, mais une
bonne nouvelle.

— Il est guéri ? s’écria
Marie.

— Et pour qui croyez-vous que
nous fassions tous ces apprêts, en plein cœur de janvier, alors qu’on ne
repeint jamais avant l’avril venu ?

— Ricardo ! Est-ce donc
vrai ? Votre maître arrive ?

— Eh, si, par la Madone !
Il arrive ; il est à Paris et nous a fait annoncer qu’il serait ici
demain.

— Que je suis heureuse !
Que je suis heureuse de le revoir !

Puis, se reprenant, comme si
l’explosion de sa joie eût manqué de pudeur, Marie ajouta :

— Toute ma famille va être
heureuse de le revoir.

— Il a demandé qu’on lui
aménage un logis. Tenez, damoiselle Marie, je voudrais votre avis sur ce que
nous lui avons préparé, et que vous me disiez si vous le trouvez à votre goût.

Il la conduisit à l’étage, et ouvrit
la porte d’une chambre de bonnes dimensions, mais basse de plafond, où les
solives venaient d’être cirées. Elle était garnie de quelques meubles de chêne
assez grossiers, d’un lit étroit, mais couvert d’un beau brocart d’Italie, de
quelques objets d’étain et d’un chandelier. Marie fit des yeux le tour de la
pièce.

— Tout ceci paraît fort bien,
dit-elle. Mais j’espère que votre maître bientôt aura sa demeure au manoir.

Ricardo sourit à nouveau.

— Je le crois aussi,
répondit-il. Tout le monde, ici, je vous assure, s’intrigue bien de cette arrivée
de messire Guccio et de la nouvelle qu’il veut résider parmi nous. Depuis hier,
les gens ne cessent d’entrer et de nous déranger pour un rien, à croire que
personne d’autre dans le bourg ne peut leur compter le change des douze deniers
d’un sol. Tout cela pour s’ébaudir des travaux et s’en faire répéter la raison.
Il faut dire que messire Guccio est moult aimé dans ce pays depuis qu’il a
réussi à en chasser le prévôt Portefruit dont chacun avait à se plaindre. On va
lui réserver grand accueil, et je le vois tout juste devenir le vrai maître de
Neauphle… après vos frères, bien sûr, ajouta-t-il en reconduisant la jeune
fille qu’il fit sortir par la porte du jardin.

Jamais le chemin qui séparait le
bourg de Neauphle du manoir de Cressay n’avait paru plus court à Marie.
« Il arrive… il arrive… il arrive…, se répétait-elle comme une chanson, en
sautant d’une ornière à l’autre. Il arrive, il m’aime, et bientôt nous serons
mariés. Il va être le vrai maître de Neauphle. » La corbeille de vivres
était légère à son bras.

Dans la cour de Cressay, elle
rencontra son frère Pierre qui sortait des écuries.

— Il arrive ! lui
cria-t-elle.

— Qui arrive ?

C’était la première fois depuis des
mois que Pierre de Cressay voyait sa sœur manifester une vraie joie.

— Guccio arrive !

— Ah ! La bonne
nouvelle ! dit le garçon. C’est un gentil compagnon et j’aurai plaisir à
le revoir.

— Il vient demeurer à Neauphle,
dont son oncle lui donne le comptoir. Et surtout…

Elle s’arrêta ; mais incapable
de taire son secret plus longtemps, elle attira le visage mal rasé de son
frère, l’embrassa, et ajouta :

— Il va demander ma main.

— Ah bah ! fit Pierre. Et
d’où te vient cette idée ?

— Ce n’est pas une idée, je le
sais… je le sais… je le sais.

Attiré par le bruit, Jean de
Cressay, leur aîné, sortit à son tour de l’écurie où il était en train de
panser lui-même son cheval. Il tenait un bouchon de paille à la main.

— Jean, il paraît qu’un
beau-frère nous arrive de Paris, dit le cadet.

— Un beau-frère ? Le
beau-frère de qui ?

— Notre sœur s’est trouvé un
époux.

— Eh bien ! Voilà une
bonne chose, répondit Jean.

Il entrait dans le jeu de la bonne
humeur et croyait à une farce de gamine.

Pierre de Cressay était blond, comme
sa sœur ; Jean avait le poil châtain et portait barbe, une barbe touffue,
mal entretenue.

— Et comment se nomme, reprit
Jean, ce puissant baron qui convoite de s’unir à nos tours en ruine et à notre
belle fortune de dettes ? J’espère au moins, ma sœur, qu’il est riche, car
nous en avons grand besoin.

— Certes, il l’est, répondit
Marie. C’est Guccio Baglioni.

Au regard que lui lança son frère
aîné, elle eut la certitude immédiate qu’elle courait à un drame. Elle eut
froid tout à coup, et ses oreilles se mirent à bourdonner.

Jean de Cressay feignit encore
quelques secondes de prendre l’affaire en plaisanterie, mais le ton de sa voix
était changé. Il désirait savoir quelle raison incitait sa sœur à parler de la
sorte. Avait-elle eu avec Guccio des relations ou paroles outrepassant les
limites de l’honnêteté ? Lui avait-il écrit à l’insu de la famille ?

À chaque question, Marie répondait
par une dénégation vague qui masquait bien mal son trouble croissant. Jean se
faisait plus insistant. Pierre se sentait mal à l’aise. « J’aurais été
mieux avisé de me taire », se disait-il.

Ils entrèrent tous trois dans la
grand-salle du manoir où leur mère, dame Eliabel, filait la laine auprès de la
cheminée. La châtelaine avait repris son embonpoint naturel grâce aux
victuailles que chaque semaine, depuis la disette de l’hiver précédent, Guccio
leur procurait.

— Regagne ta chambre, dit Jean
de Cressay à sa sœur.

Comme aîné, il avait autorité de
chef de famille. Lorsque Marie se fut retirée et qu’on eut entendu, à mi-étage,
la porte se fermer, Jean mit sa mère au courant de ce qu’il venait d’apprendre.

— En es-tu sûr, mon
garçon ? Est-ce possible ? s’écria dame Eliabel. À qui donc poindrait
la sotte idée qu’une fille de notre sang, dont les pères ont la chevalerie
depuis deux siècles, puisse épouser un Lombard ? Je suis certaine que ce
jeune Guccio, qui est plaisamment tourné d’ailleurs, et montre de gentilles
manières, n’y a jamais songé.

— Je ne sais pas s’il y a
songé, ma mère, répondit Jean, mais je sais que Marie, elle, y songe.

Les fortes joues de dame Eliabel se
colorèrent.

— Cette enfant se monte la cervelle !
Si ce jeune homme, mes fils, est venu à plusieurs reprises nous visiter, et
s’il nous a témoigné si grande amitié, c’est qu’il porte, je crois bien, plus
d’intérêt à votre mère qu’à votre sœur. Oh ! sans déshonnêteté
aucune ! se hâta d’ajouter dame Eliabel, et jamais un mot qui pût offenser
n’a passé ses lèvres. Mais ce sont tout de même choses qu’on devine lorsqu’on
est femme, et j’ai bien compris qu’il m’admirait…

Ce disant, elle se redressait sur
son siège et gonflait le corsage.

— Je n’en suis pas aussi assuré
que vous, ma mère, répondit Jean de Cressay. Rappelez-vous qu’à son dernier
passage, nous avons laissé Guccio seul, à plusieurs reprises avec notre sœur,
alors qu’elle semblait si malade ; et c’est depuis ce moment qu’elle a
recouvré la santé.

— Peut-être parce que depuis ce
moment elle a commencé de manger à sa faim, et nous avec, fit remarquer Pierre.

— Oui, mais vous noterez que
c’est toujours par Marie, depuis lors, que nous avons des nouvelles de Guccio.
Son voyage en Italie, son accident de jambe… C’est toujours Marie que Ricardo
informe, et jamais nul autre d’entre nous. Et cette grande insistance qu’elle
met à aller chercher elle-même les vivres au comptoir ! Je pense qu’il y a
là-dessous quelque machination sur laquelle nous n’avons pas assez ouvert les
yeux.

Dame Eliabel abandonna sa
quenouille, chassa de la main les brins de laine épars sur sa jupe et, se
levant, dit d’un ton outragé :

— En vérité, ce serait grande
vilenie de la part de ce jouvenceau que d’avoir fait usage de sa fortune mal
acquise pour suborner ma fille, et prétendre acheter notre alliance par des
dons de bouche ou de vêtements, alors que l’honneur d’être notre ami devrait
largement suffire à le payer.

Pierre de Cressay était seul dans la
famille à posséder un sens à peu près juste des réalités. Il était simple,
loyal, et sans préjugés. Les déclarations qu’il entendait, tissues de mauvaise
foi, de jalousie et de vaines prétentions, l’irritèrent.

— Vous semblez oublier l’un et
l’autre, dit-il, que l’oncle de Guccio a toujours sur nous une créance de trois
cents livres qu’on nous fait la grâce de ne pas nous réclamer, non plus que les
intérêts qui ne cessent de s’allonger. Et si nous n’avons pas été saisis,
terres et murs, par le prévôt Portefruit, c’est bien à Guccio que nous le
devons. Rappelez-vous aussi qu’il nous a évité de mourir de famine en nous
fournissant des victuailles que nous n’avons jamais payées. Avant de l’écarter,
songez un peu si vous pouvez vous acquitter. Guccio est riche et le sera plus
encore avec les années. Il est fort protégé, et si le roi de France l’a trouvé
d’assez bonne apparence pour le joindre à l’ambassade qui allait à Naples
chercher la nouvelle reine, je ne vois pas que nous ayons tant à faire les
difficiles.

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