Read Les Poisons de la couronne Online

Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (20 page)

BOOK: Les Poisons de la couronne
8.01Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Il parcourut ainsi deux cents toises
en direction de Paris ; puis brusquement, devant son valet stupéfait, il
fit volter son cheval, le mit au galop et coupa à travers champs.

En quelques minutes, il fut au bord
de la Mauldre ; il aperçut le clos et, sous les pommiers, Marie qui
l’attendait.

 

III
RUE DES LOMBARDS

Lorsque Guccio, en fin de journée,
entra dans la cour de la banque Tolomei, rue des Lombards, son cheval était
couvert d’écume.

Guccio lança les rênes au valet,
traversa la longue salle des comptoirs, déserte à cette heure, et grimpa, aussi
vite que le lui permettait sa hanche raide, l’escalier qui menait au cabinet de
son oncle.

Il ouvrit la porte ; la lumière
était masquée par le dos de Robert d’Artois. Celui-ci se retourna.

— Ah ! C’est la Providence
qui vous envoie, ami Guccio, s’écria-t-il en ouvrant les bras. Je demandais
justement à votre oncle un messager diligent et sûr pour courir sur-le-champ en
Artois joindre messire de Fiennes. Mais il vous faudra être prudent, mon
jouvenceau, ajouta-t-il comme si l’acceptation de Guccio ne pouvait faire de
doute ; car mes bons amis d’Hirson ne ménagent pas leur peine, et ils ont
lâché leurs chiens sur tout ce qui vient de chez moi.

— Monseigneur, répondit Guccio
encore essoufflé, Monseigneur, j’ai manqué vomir mon âme sur la mer, l’autre
année, pour aller vous servir en Angleterre ; je viens de passer six mois
couché pour m’être rendu à Naples au service du roi, et toutes ces courses
n’ont guère fait pour ma félicité. Vous permettrez que, cette fois, je ne vous
obéisse point, car j’ai mes propres affaires qui ne souffrent plus de délai.

— Je vous paierai si bien que
vous ne le regretterez pas.

— Pour mille livres,
Monseigneur, je n’irai point ! s’écria Guccio. Et surtout pas en Artois.

Robert se tourna vers Tolomei qui se
tenait en retrait, les mains croisées sur le ventre.

— Dites-moi, ami banquier,
avez-vous jamais entendu chose pareille ? Pour qu’un Lombard refuse mille
livres, que je ne lui ai pas offertes au demeurant, il faut qu’il ait de
sérieux motifs. Votre neveu ne serait-il point payé par maître Thierry… que
Dieu l’étrangle, celui-là, et avec ses propres tripes, s’il est possible !

Tolomei se mit à rire.

— Ne craignez rien,
Monseigneur ; je soupçonne mon neveu d’être plutôt requis ces jours-ci par
une intrigue d’amour avec une dame de noblesse…

— Ah ! S’il y a service de
dame, dit d’Artois, je n’y peux rien, et lui pardonne son refus. Mais cela ne
m’avance guère.

— J’ai ce qu’il vous faut, ne
vous mettez pas en peine, répondit Tolomei ; un excellent messager, qui
vous servira d’autant plus discrètement qu’il ne vous connaît pas. Et puis… une
robe de moine se fait peu remarquer par les chemins.

— Un moine ?

Et Robert d’Artois fit la moue.

— … italien, ajouta le
banquier.

— Ah ! C’est déjà mieux…
Car voyez-vous, Tolomei, je veux réussir un grand coup. Puisque, sauf à
enfreindre les ordres du roi, ma tante Mahaut ne peut présentement s’éloigner
de Paris, je me propose de faire investir par mes alliés son château d’Hesdin,
ou plutôt mon château d’Hesdin. Je me suis acquis… oui, avec votre or, vous
alliez le dire !… je me suis acquis la conscience de deux sergents de
cette bonne comtesse, deux coquins comme tous ceux qu’elle emploie, vendables
au plus offrant, et qui laisseront mes amis pénétrer dans la place. Si je ne
peux jouir de ce qui m’appartient, au moins j’escompte un solide pillage dont
je vous chargerai de vendre le butin.

— Eh là, Monseigneur, vous me
mêlez à une belle affaire !

— Bah ! Pendu pour pendu,
autant que ce soit pour quelque chose ! Puisque vous êtes banquier, vous
êtes voleur, et le recel n’est point pour vous effrayer ; je ne détourne
jamais les gens de leur état.

Depuis l’arbitrage, il était de la
meilleure humeur du monde. Il remit au banquier le message qu’il voulait faire
parvenir en Artois.

— Au sire de Fiennes, n’est-ce
pas, et à nul autre. Souastre et Caumont sont trop surveillés… Adieu, ami, je
vous aime bien.

Il se leva, agrafa le fermail d’or
de son manteau ; puis, plaquant les mains aux épaules de Guccio :

— Amusez-vous, mon gentillet,
amusez-vous avec les dames de haut lignage ; c’est de votre âge. Quand
vous aurez pris quelques années, vous saurez qu’elles sont aussi catins que les
autres, et que les plaisirs dont elles se font marchandes, on les a pour dix
sols au bordeau.

Il sortit, et l’on entendit pendant
plusieurs secondes son grand rire résonner dans l’escalier.

— Alors, mon neveu, à quand la
noce ? demanda Tolomei. Je ne t’attendais pas si vite.

— Mon oncle, mon oncle, il faut
que vous m’aidiez ! s’écria Guccio. Savez-vous que ces gens sont des
monstres, qu’ils ont interdit à Marie de me revoir, que leur cousin du Nord est
vieux et difforme, et qu’elle va sûrement en mourir !

— Quels gens ? Quel
cousin ? demanda Tolomei. J’ai l’impression, mon garçon, que tes affaires
n’ont pas avancé comme tu l’espérais. Conte-moi donc cela, en y mettant un peu
d’ordre.

Guccio fit alors à son oncle le
récit de sa visite à Neauphle. Avec un sens tout latin de la tragédie, il ne
manqua pas de noircir le tableau. La jeune fille était séquestrée ; elle
avait risqué la mort, courant à travers les champs, pour supplier Guccio de la
sauver. La famille Cressay voulait la marier de force à un lointain parent,
personnage chargé de toutes les disgrâces corporelles et morales.

— Un vieillard de quarante-cinq
ans ! s’écria Guccio.

— Jeune vieillard… murmura
Tolomei.

— Mais Marie n’aime que moi,
elle me l’a dit et redit. Et je sais bien qu’elle mourra si on la contraint
d’en épouser un autre. Mon oncle, il faut m’aider.

— Mais de quelle manière
veux-tu que je t’aide, mon ami ?

— Il faut m’aider à enlever
Marie. Je l’emmènerai en Italie, nous séjournerons là-bas…

Spinello Tolomei, un œil clos,
l’autre ouvert, observait son neveu d’un air mi-inquiet, mi-amusé.

— Je t’avais averti, mon
garçon ; je pensais bien que cela ne serait pas si facile, et que tu avais
tort d’aller t’enticher d’une fille de noblesse. Ces gens-là n’ont pas leur
chemise à eux ; ils nous doivent jusqu’au lit dans lequel ils dorment,
mais ils nous crachent au nez si nos garçons veulent y coucher. Oublie cette
aventure, crois-moi. Lorsqu’on nous fait insulte, c’est généralement que nous
avons tendu la tête pour la recevoir. Choisis donc quelque belle fille de nos
familles, fortement pourvue de l’or de nos banques, qui te donnera d’aussi
beaux enfants, et dont le char éclaboussera les pieds crottés de ta jouvencelle
de campagne.

Guccio eut une soudaine inspiration.

— Saint-Venant, n’est-ce pas le
nom d’un des alliés d’Artois ? s’écria-t-il. Si j’allais porter le message
de Monseigneur Robert, et puis trouver ce Saint-Venant, le provoquer et le
tuer ?

Il avait déjà la main sur la dague.

— Bonne chose, dit Tolomei, et
qui ne fera pas de bruit. Et puis les Cressay choisiront pour ta belle un autre
parti, en Bretagne ou en Poitou, et il faudra que tu ailles le tuer aussi. Tu
te prépares du travail !

— J’épouserai Marie ou
personne, mon oncle, et je ne laisserai personne l’épouser.

Tolomei éleva les mains au-dessus de
la tête.

— La voilà bien la
jeunesse ! Dans quinze ans, de toute façon, ta femme sera laide ; et
tu te demanderas, en la regardant, si ce visage fripé, ce gros ventre, ces
mamelles pendantes valaient vraiment la peine que tu t’es donnée.

— Ce n’est pas vrai, ce n’est
pas vrai ! Et puis, je ne pense pas à quinze ans en avant, mais au jour où
je suis, et je sais que rien au monde ne peut me remplacer Marie. Elle m’aime.

— Elle t’aime, dis-tu ?
Alors, mon garçon, si elle t’aime si fort, le mariage n’est pas un état
indispensable pour être heureux à deux. L’évêque de Paris te tiendrait
évidemment un autre langage ; mais moi je t’invite à te réjouir de ce
qu’on veuille donner à cette beauté un mari goitreux, difforme et qui perd ses
dents, selon le portrait que tu m’en fais sans l’avoir vu… Rien ne peut mieux
te favoriser.

— Ah ! Mon oncle, vous ne
connaissez pas Marie, sa pureté, ni la force de sa religion. Elle ne sera à moi
que par mariage, et jamais elle n’appartiendra qu’à celui auquel elle se sera
unie devant Dieu… Pour ce qui me regarde, je n’accepterais pas de la partager…
Si c’est ainsi, je l’enlèverai sans ton aide, dussions-nous courir les routes
comme des gueux et mourir de froid en passant les montagnes. Mais d’abord, je
vais aller trouver la reine Clémence ; elle me connaît, et me tient en
amitié…

Tolomei frappa légèrement la table
du bout des doigts. Son œil ordinairement clos s’était brusquement ouvert.

— Maintenant, tu vas te taire,
dit-il sans presque hausser le ton. Tu n’iras trouver personne, et surtout pas
la reine, car nos affaires ne vont pas si fort depuis qu’elle est là que nous
ayons besoin d’attirer l’attention sur nous par un scandale. La reine est toute
bonté, toute charité, toute pitié, oui, je sais ! En attendant, depuis
qu’elle a pris empire sur l’esprit du roi, nous, les Lombards, on nous taille
jusqu’au sang. C’est avec notre bien que le Trésor fait l’aumône ! On nous
reproche de prêter avec usure ; on nous charge de tous les péchés du
royaume. Monseigneur de Valois nous défend peu et nous déçoit beaucoup… La
reine Clémence te dispensera de douces paroles et force bénédictions ;
mais je connais des gens à la cour qui se complairaient à te faire appliquer le
châtiment réservé aux séducteurs de demoiselles nobles, ne serait-ce que pour
retourner le grief contre moi, capitaine général des Lombards. Le vent ne
souffle plus du même côté ; au vrai, on ne sait plus de quel côté il
souffle. Les amis d’Enguerrand de Marigny, qui ne m’avait guère en grâce, ont
été libérés et forment parti autour du comte de Poitiers…

Mais Guccio n’entendait rien ;
il se moquait, pour le présent, des taxes, des ordonnances, et des dispositions
du pouvoir. La perspective même de la prison et d’un procès ne l’effrayait pas.
Il s’obstinait dans son projet ; sans l’appui de personne, il enlèverait
Marie.

— Mais, pauvre disgracié, dit
Tolomei en se touchant le front, vous ne ferez pas dix lieues sans être
arrêtés. Ta donzelle sera mise au couvent ; quant à toi… Tu veux
l’épouser ? Bon ! Je vais tenter de t’en fournir le moyen, puisqu’il
semble que ce soit la seule façon de te guérir…

Et sa paupière gauche retomba.

— Folie pour folie, puisque fou
il y a, ce sera toujours moins grave que de te laisser agir seul, ajouta-t-il.
Mais pourquoi doit-on servir les sottises de sa famille !

Il agita une clochette ; un
commis se présenta.

— Va au couvent des frères
augustins, lui dit Tolomei, me quérir fra Vicenzo qui est arrivé l’autre matin
de Pérouse…

 

IV
LE MARIAGE DE MINUIT

Deux jours plus tard, Guccio
reprenait la route de Neauphle en compagnie du moine italien qui devait délivrer
le message de Monseigneur Robert aux alliés d’Artois. Largement défrayé, fra
Vicenzo avait volontiers consenti ce détour afin de rendre à Tolomei deux
services au lieu d’un.

Ce religieux itinérant, employé par
son ordre à courir les chemins entre la France et l’Italie, n’en était pas à sa
première intrigue. Et le banquier, améliorant un peu la vérité, avait su
présenter les ennuis de son neveu sous un jour assez pathétique. Guccio ayant
séduit une jeune fille, et commis avec elle les fautes de la chair, Tolomei ne
voulait pas que ces deux enfants vécussent plus longtemps dans l’état de péché.
Mais il faudrait procéder discrètement, pour ne pas éveiller les soupçons de la
famille…

Guccio et son moine se présentèrent
à la nuit venue au manoir de Cressay. Dame Eliabel et ses enfants étaient prêts
à se mettre au lit.

Le jeune Lombard leur demanda
l’hospitalité, prétextant qu’il n’avait pas les clefs de son logis de Neauphle,
que ses commis étaient à Montfort et qu’il lui fallait abriter cet homme
d’Église venu lui porter des nouvelles de Toscane. Comme Guccio avait dormi au
manoir à plusieurs reprises, et sur l’insistance des Cressay eux-mêmes, sa
démarche ne parut pas autrement surprenante ; la famille s’efforça de lui
faire bon accueil.

— Fra Vicenzo et moi logerons
dans la même chambre, dit Guccio.

Fra Vicenzo montrait un visage rond
qui inspirait confiance tout autant que son habit ; en outre, il ne
parlait qu’italien, ce qui le dispensait de répondre à aucune question.

Durant le frugal souper offert aux voyageurs,
nulle allusion ne fut faite au prétendu engagement de Marie à un lointain
cousin ; chacun semblait souhaiter éviter le sujet.

Marie n’osait pas regarder Guccio,
mais le jeune homme profita de ce qu’elle passait près de lui pour lui
souffler :

— Cette nuit, ne vous endormez
pas, et soyez prête à sortir.

Au moment de se séparer, fra Vicenzo
adressa à Guccio une phrase incompréhensible pour les Cressay, ou il était
question de
chiave
et de
capella
.

BOOK: Les Poisons de la couronne
8.01Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

The Whim of the Dragon by DEAN, PAMELA
Dead on Ice by Lauren Carr
The Wrong Door by Bunty Avieson
Predator by Vonna Harper
Black Like Me by John Howard Griffin
Falling For My Best Friend's Brother by J.S. Cooper, Helen Cooper