Baise-Moi (Rape Me) (2 page)

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Authors: Virginie Despentes

Tags: #Fiction, #Literary

BOOK: Baise-Moi (Rape Me)
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Son corps a été découvert la veille, pendu dans un couloir. Les dernières personnes à l'avoir vu vivant sont les flics responsables de sa conditionnelle. Personne ne saura jamais ce qui s'est réellement passé. Et l'enfant a raison, c'est difficile même pour elle d'admettre ça sans rien faire. Elle y parviendra cependant.

Elle n'aime pas les ruses qu'il déploie pour l'associer à son indignation, ni qu'il cherche à s'approprier cette mort pour servir ses convictions. Il a le sentiment que ce cadavre lui revient de droit, sera politique ou ne sera pas. Il la méprise ouvertement pour sa lâcheté. Manu lui trouve la gueule singulièrement épargnée pour se permettre du mépris, elle pourrait arranger ça.

Elle prend soin d'ouvrir une bière d'avance avant de commencer à se vernir les ongles. Elle sait d'expé rience qu'elle a soif bien avant qu'ils soient secs. Elle hésite, puis en propose une au morveux pour lui montrer qu'elle ne lui en veut pas plus que ça. D'ici peu de temps, elle sera trop déchirée pour que cette histoire l'affecte. Elle finit toujours par bien se faire à l'idée qu'il y a une partie de la population sacrifiée; et dommage pour elle, elle est tombée pile dedans.

Elle met autant de vernis sur la peau que sur les ongles parce que sa main tremble toujours un peu. Pourvu que ça fasse de la couleur sur les queues quand elle les branle...

L'enfant a un regard réprobateur en la voyant faire. Le vernis à ongles ne fait pas partie de ce qu'il consi dère comme juste. C'est une marque de soumission à la pression machiste. Mais comme Manu appartient à la catégorie des oppressés victimes d'un manque d'éducation, elle n'est pas tenue d'être éthiquement correcte. Il ne lui tient pas rigueur de ses manquements, il a juste pitié d'elle.

Elle souffle bruyamment sur sa main gauche avant de commencer la droite. L'enfant lui fait penser à une vierge égarée dans les douches d'une prison pour hommes. Le monde ambiant l'offense avec un acharnement lubrique. Il est effarouché par tout ce qui l'entoure, et le diable use de tous les coups de vice pour lui défoncer la pureté.

On sonne à la porte. Elle lui demande d'ouvrir en agitant les mains pour que ça sèche plus vite. Radouan entre.

Il connaît l'enfant de vue car ils habitent le même quartier, mais sa présence chez Manu le déconcerte un peu car ils ne s'adressent jamais la parole. Les gauchistes prennent les Arabes pour des cons réactionnaires et facilement religieux. Les Rebeux prennent les gauchistes pour des clochards imbibés d'alcool et massivement homosexuels.

Radouan déduit finement qu'elle a attiré l'enfant chez elle histoire de le prendre sur son ventre. Ça ne l'étonné pas d'elle. Il demande s'il dérange en adressant discrètement à Manu des signes de connivence grivoise. Tellement discrètement que l'enfant rougit violemment et se tortille sur sa chaise. Le sexe, encore un sujet sur lequel on ne plaisante pas.

Manu ricane bêtement avant de répondre à Radouan:

— Bien sûr que non, tu déranges pas. On s'est croisé à l'épicerie, il est monté me parler de Camel. T'as mangé?

Il reste des pâtes au Frigidaire.

Radouan se sert, fait comme chez lui parce qu'il est tellement souvent là qu'il y est comme chez lui. L'enfant a repris la parole, ravi d'avoir un nouvel interlocuteur.

Il reproduit ce qu'il dénonce avec une inquiétante tranquillité d'esprit. Petit-fils de missionnaire, il entreprend de convertir les indigènes du quartier à son mode de pensée. Ne leur veut que du bien, aimerait pouvoir les éclairer.

L'enfant n'est pas très perspicace, mais il comprend néanmoins rapidement que Radouan est encore moins sensible à son discours que Manu. Profondément peiné, il prend congé.

Manu lui dit gentiment au revoir. Le pire, avec les cons, c'est qu'ils ne sont strictement antipathiques que dans les films. Dans la vraie vie, il y a toujours quelque chose qui traîne de chaleureux, d'aimable.

Et puis l'enfant n'a pas tort dans le fond. Il n'y a bien que les flics qui soient strictement détestables dans la vraie vie.

Elle passe une deuxième couche de vernis sans attendre que la première soit sèche. Parce qu'elle n'a pas que ça à foutre. Radouan sort une barre de tamien avec fierté:

— T'as des feuilles à rouler?

— Dans la corbeille derrière toi. Tu fumes maintenant, toi?

— Ça va pas, non? C'est pour toi, c'est cadeau du King Radouan.

— Il est dealer comme son grand frère maintenant, Trou-du-cul Radouan?

— T'occupes... Je fais mon business, j'ai la situation bien en main.

— Je m'en occupe pas. C'est pour ça qu'en ce moment t'es sapé comme un dur? On dirait que t'es sponsorisé par toutes les firmes de sapes de luxe de la planète. Tout le monde en parle de ton business dans le quartier, t'es tellement con que tu vas pas attendre de te faire embarquer par les flics pour t'attirer des ennuis, tu vas te faire coincer avant par les mecs du quartier. .

— T'inquiètes, j'te dis, t'y connais rien. Fais confiance et goûte le tamien du King Radouan, c'est le meilleur de tout le pays et c'est cadeau pour toi.

Il colle soigneusement ses deux feuilles. Comme il ne fume pas, il n'a pas l'habitude de rouler et il fait ça avec précaution. Mouille la cigarette sur toute sa longueur et l'éventre, comme il l'a vu faire par les anciens. Il jubile parce qu'il est bien habillé et qu'il peut faire un cadeau à Manu.

Elle jubile moins parce qu'elle a entendu de sales histoires sur son compte. Des embrouilles qu'il faisait à des gens qui ont perdu l'habitude de se faire embrouiller. Elle ne trouve rien à lui dire pour le raisonner. Elle n'avait rien trouvé à dire non plus quand il a commencé à dealer. Aucun projet excitant à lui soumettre pour qu'il reste dans le droit chemin. Elle répète:

— Fais attention à toi, sers-toi de ton crâne un peu.

Et le laisse changer de sujet.

3

— T'as pas vu Francis récemment?

— Pas ces derniers jours, non...

— Ça fait un moment qu'il n'a pas donné de nouvelles. Tu me mets un demi?

Il fait sombre même en plein jour dans ce bar. Le long de l'interminable comptoir s'échoue une horde d'habitués hétéroclite. Kaléidoscope d'histoires, lumières artificielles et brouhaha de conversations en chasse-croisé. Les gens glissent les uns vers les autres, s'associent pour un verre, s'aident à tuer le temps jusqu'à ce qu'ils soient assez défoncés pour supporter de rentrer chez eux.

Nadine est encore en plein brouillard de raide, ça la rend perspicace et sensible aux détails. La bière est fraîche, elle vide son demi en deux temps.

Quelques étudiants révisent à la table près de l'entrée. Cahiers ouverts sur la table, psalmodient des formules en essayant de les retenir.

À l'autre bout du comptoir, un garçon discute avec le serveur tout en surveillant discrètement l'entrée, qu'aucune fille ne rentre à son insu. Il les projette mentalement dans diverses positions, savoure l'émotion déclenchée sans s'interrompre dans sa discussion. Il a la pensée conditionnée au sexe comme les poumons à la respiration. Il vient là régulièrement et Nadine ne se lasse pas de le regarder de loin.

Peut-on être lassant d'amoralité?

Dans un renfoncement de la salle, un jeune garçon juché sur un tabouret joue au jeu électronique. Une fille à ses côtés regarde les formes de couleur descendre et s'emboîter. Il lui a à peine dit bonjour, il est concentré sur sa partie. Elle tente quand même de lui parler:

— Tu sais, je viens de voir l'assistante sociale. Elle m'a dit que tu devrais passer la voir.

— Fous-moi la paix, je t'ai déjà dit que je n'avais droit à rien.

Il lui a répondu brusquement mais sans aménité. Il voudrait juste qu'elle le laisse tranquille. Elle reprend après un court silence, tenace mais s'excusant par avance:

— Il y a du courrier pour toi à la maison, tu veux que je te le ramène?

Il ne semble même pas l'avoir entendue. Elle insiste, le plus doucement qu'elle peut, parce qu'elle sait qu'elle l'agace à le déranger quand il joue, mais c'est plus fort qu'elle:

— Ça fait cinq jours que tu n'es pas rentré dormir. Si tu ne veux plus qu'on habite ensemble, tu n'as qu'à me le dire.

Elle a fait de son mieux pour qu'il n'y ait ni reproche ni tristesse dans sa voix, parce qu'elle sait que le reproche et la tristesse l'agacent. Il soupire bruyamment pour bien montrer qu'elle l'exaspère: — J'ai fait la fête tard, ça veut pas dire que je veux déménager. Fous-moi un peu la paix, merde.

La réponse ne tranquillise aucunement la fille. Elle a l'air désolé mais ne proteste pas. Elle regarde l'écran, les formes de couleur descendent de plus en plus vite. Les mains du garçon s'activent sur les manettes avec une agilité bestiale.

Finalement, la machine annonce «Game over»; le visage de la fille s'éclaire:

— Viens, j'ai de quoi te payer un coup, ça fait longtemps qu'on a pas discuté.

Elle a fait de son mieux pour qu'il y ait de l'enthousiasme dans sa voix et pas de supplication, parce qu'elle sait qu'il apprécie l'enthousiasme et que la supplication l'agace. Il demande:

— T'as dix boules là?

— Ouais, je t'invite, je t'ai dit. On s'assoit où?

— File-les-moi, je refais une partie.

Il tend la main, elle n'ose pas protester, elle sort une pièce de sa poche. Il la rentre dans la machine en disant: — Tu vas pas rester derrière moi toute la partie, tu me déconcentres. On discutera ce soir, si tu veux.

— Tu vas rentrer tard ce soir?

— Putain, mais j'en sais rien, laisse-moi tranquille.

Elle sait que ce soir, s'il rentre, il sera probablement trop défoncé pour discuter. Au mieux, il aura la force de la retourner pour lui en mettre un coup.

Elle s'assoit toute seule à une table, commande un café. Il n'y a aucune trace de colère dans ses yeux, mais une grande inquiétude. Nadine sait qu'elle restera jusqu'à la fermeture du bar et que, plusieurs fois dans la soirée, elle essaiera maladroitement d'attirer l'attention du garçon.

Vu le niveau de la brune qu'il attrape ces temps, elle a intérêt à avoir une bonne endurance à la douleur, parce que moins souvent il rentrera avec elle, mieux il se portera.

Mais elle attendra le temps qu'il faudra et endurera ce qu'il faudra. Patiemment et faisant de son mieux pour ne pas l'agacer, jusqu'à ce qu'il revienne.

Un type se lève de sa table et titube jusqu'au comptoir. C'est pourtant tôt pour être dans cet état. Il essaie d'obtenir un crédit du barman, se fait jeter.

Une brune fait son entrée, les yeux du garçon à l'autre bout du comptoir s'écarquillent. Celle-ci lui déclenche le grand jeu en matière d'émotion. Il sort de sa tranquille indifférence, s'agite sur son tabouret, répond au clin d'œil du serveur: — C'est pas de notre faute, on est entouré de vicieuses.

Nadine observe la fille en question, elle cherche à la voir avec ses yeux à lui. Pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre? Peut-être qu'elle ressemble à la première petite fille qui l'a laissé glisser un doigt dans sa fente. Ou peut-être qu'elle a le même sourire que cette fille en papier dont il aura taché la photo à force de se branler en la matant.

Il est rejoint par un collègue à lui, à qui il demande innocemment:

— Tu la connais la petite brune là-bas?

— Bibliquement. Une suceuse de première.

— Je ne demande qu'à te croire sur parole, mais je préfère vérifier par moi-même. Y a moyen que tu me présentes?

Ils prennent leurs verres et vont s'asseoir à sa table.

À côté de la porte, une métisse ultra-haute température terrorise deux garçons du haut de ses hauts talons. Sa jupe s'arrête pile où lui commence le bas-ventre, découvrant des jambes interminables et les garçons évitent d'imaginer comment elles s'enroulent autour de la taille de celui qui la travaille. Elle les écoute en souriant, main sur les hanches, bouge un peu du bassin quand elle éclate de rire. L'appel au sexe se conjugue ici à l'impératif et comprend un voyage pour l'enfer. Elle est fatale, au sens premier du terme. Tout le monde dans le bar connaît des histoires de garçons rendus fous à cause d'elle et tous les garçons du bar ne demandent qu'à y passer.

Nadine l'a vue un soir s'écrouler au bout de la rue, entre deux voitures, après une dispute avec un amant à elle.

Le garçon blême se penchait sur son corps atrocement crispé, stupéfait qu'on puisse souffrir autant et terrifié par ce déchaînement de rage. Elle était possédée, cherchait à se sortir le mal en se criblant le ventre de coups, s'enroulant sur ellemême en hurlant, brûlée vive de l'intérieur.

Nadine avait été gênée d'être l'involontaire témoin de cette scène, en même temps que violemment attirée par cette fille.

— Nadine, téléphone pour toi. Je crois que c'est Francis justement.

4

L'évier de la cuisine est encore bouché. L'eau y croupit d'autant mieux qu'il fait très chaud. Manu entasse donc la vaisselle sale dans l'évier de la salle de bains.

Pour une fois, Radouan n'a pas exagéré: c'est du tamien de première qualité.

Elle flanque le cendrier dans l'eau sans l'avoir vidé. Une pellicule noire recouvre instantanément tout ce qui trempe. Elle insulte copieusement le cendrier et claque la porte de la salle de bains pour ne plus voir ça.

Il faut qu'elle sorte acheter à boire. Elle cherche un blouson pas trop taché dans le tas de linge sale. Elle jure d'aller faire un Lavomatic avant la fin de la semaine. En remontant la fermeture d'une veste qui pue le tabac froid, elle se rend compte qu'il fait bien trop chaud pour mettre une veste.

Elle a l'impression d'avoir décidé de sortir pour acheter à boire il y a plusieurs heures. L'appartement s'est transformé en gigantesque casse-tête.

Du tamien de première, Radouan lui en a laissé une large part.

Elle ne sait plus où sont les clés de l'appartement. Retourne tout ce qu'elle peut retourner dans l'espoir de mettre la main dessus. Cherche même dans le frigo, sait-on jamais.

Elle les trouve enfin dans une poche de jean.

Elle se retrouve dans la rue, quand même. Le soleil lui cogne à la gueule comme un projecteur pleine face, il fait chaud à s'asseoir sur le trottoir en attendant le soir. Elle plisse les yeux, se rend compte qu'elle a oublié ses lunettes, renonce à remonter les chercher.

En marchant, elle compte sa monnaie dans la paume de sa main. Il semble qu'elle a assez pour acheter deux bouteilles de bière. Elle regrette d'avoir oublié les consignes.

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