Elle est distraite de ces considérations en remarquant que son vernis n'a pas séché du tout comme prévu. Il fait de nombreuses petites rides sur l'ongle. C'est finalement plutôt joli.
Une fille traverse la rue pour lui dire bonjour. Elles n'ont pas grand-chose à se dire mais habitent le même quartier depuis des années. La fille a les yeux noyés dans un crachat interne, elle semble encore moins en phase avec la réalité que Manu. Défoncée modèle courant, incollable sur les heures d'ouverture des pharmacies du quartier et sur le tableau B. Constamment démangée de l'avant-bras, elle a du mal à finir ses phrases.
Quand elle est arrivée au quartier, c'était une jolie plante qui finissait des études que personne ne l'aurait crue capable de faire, pleine de projets et pouvant décemment prétendre les réaliser. C'était il y a déjà fort longtemps et la réalité l'a depuis rappelée à l'ordre et au ruisseau, mais elle considère toujours que le glauque n'est qu'une parenthèse dans sa vie et compte la refermer définitivement. Elle est la der nière personne à croire en ellemême, qu'elle peut encore s'en sortir. Manu discute un moment avec elle.
Puis, elle reprend sa route, jette un œil au bar du coin, des fois qu'il y ait quelqu'un qu'elle aurait envie de voir.
L'endroit est tapissé d'une couche de crasse grasse. Cour des miracles sans éclat, ici le fétide n'a aucune connotation romanesque.
Un type sort du bar et la rattrape un peu plus loin:
— T'as pas vu Radouan?
— Non. Je sais pas où il est.
C'est une habitude chez elle, comme chez tous les habitants du quartier. Rien vu, rien entendu, qu'on la laisse tranquille. Le type s'excite brusquement:
— Putain, si tu le vois, tu lui dis qu'il est wanted ce con, on le trouve, on le tue.
— J'habite pas avec lui.
— Ben si tu le vois, tu lui dis à ce fils de pute: «On le trouve, on le tue.» C'est assez clair comme ça?
— Qu'est-ce qu'il a fait de si grave? Il a pas voulu payer ta mère?
— La putain de toi, tu me parles mieux ou c'est toi que je défonce. OK? Tout le monde sait qu'il est tout le temps fourré chez toi, alors fais pas trop la belle ou c'est chez toi qu'on débarque. OK?
— C'est clair comme ça.
Il lui parle à deux centimètres du visage, prêt à lui en coller une. Elle profite de ce qu'un autre lascar approche et veut lui parler seul à seul pour s'éclipser.
Radouan a dû faire une sacré connerie pour enflammer les esprits à ce point, bien que par ici les esprits soient toujours à la limite de l'incendie. Elle aurait quand même dû le jeter tout à l'heure, ne pas plaisanter avec lui. Elle aurait dû chercher à lui faire comprendre. Elle hausse les épaules, après tout elle n'est pas éducatrice.
Un J7 de location est garé devant l'épicerie. Une bande de jeunes le charge de matériel sono. Ils ont envahi le trottoir d'amplis, d'éléments de batterie, d'étuis guitare. Ils lui disent bien poliment bonjour, soucieux de rester abordables bien que musiciens. Profitent de ce qu'elle est là pour lui faire une démonstration de connivence, échangent des private jokes et rigolent en se tripotant au passage. Ils expliquent qu'ils descendent jouer à quelques kilomètres au sud, ça a l'air de leur faire bien plaisir.
L'un d'eux lui demande:
— Au fait, Dan s'est fait cambrioler son appart. Ils ont embarqué sa basse... Alors, si t'entends parler d'une Rickenbacker qui se refourgue, ça serait cool de nous prévenir.
— Une Rickenbacker? Sans problème, je vous fais signe.
Qu'ils aillent se faire foutre! Elle s'imagine bien aller trouver le type qui l'a tirée, lui expliquer que ce sont de gentils musiciens et qu'il faudrait la rendre. Mais qu'est-ce qu'ils font avec leur crâne tous ces gens?
L'épicerie est pleine de pancartes orange fluo, qui annoncent diverses promotions. Ecriture maladroite au marqueur, fautes d'orthographe à toutes les lignes. Le gérant a remarqué qu'ils faisaient ça dans les grandes surfaces et il a transformé sa boutique en empire de l'enseigne et de la réduction de prix. Il solde ses yaourts, brade ses pêches, jusqu'au lait qui se retrouve régulièrement en promotion. Il a lancé une véritable mode sur le quartier, tous les épiciers l’ont imité et rivalisent d'ingéniosité pour concasser les prix sur les gâteaux rassis. En tant qu'initiateur du mouvement, il est persuadé d'être un génial autodidacte du marketing et passe toutes ses journées à peiner sur de nouvelles enseignes.
Un apprenti sort de l’arrière-boutique en portant un énorme carton de paquets de biscuits. Assis à sa caisse, le gérant sort de sa transe créatrice pour l'engueuler en arabe.
Le gamin réfléchit un instant, balance son carton par terre et sort sans rien dire. Le gérant lui court après pour récupérer son tablier. Manu a le temps de remplir son Jean de tablettes de chocolat, laisse retomber son tee-shirt et passe à la caisse pour deux bouteilles de bière.
Le gérant lui lance un regard noir et encaisse en maugréant.
Il change d'apprenti toutes les semaines. Il n'emploie que des gosses en formation, pour les payer moins cher.
Mais, à cet âge, on supporte mal la connerie à dose aussi massive et ils ne restent jamais longtemps.
Une fois dehors, Manu s'enfonce autant de chocolat que possible en un coup dans la bouche. Le tamien lui décuple le potentiel de jouissance des papilles gustatives. Un orifice de comblé.
Un étudiant qu'elle connaît l'arrête et lui propose de lui payer un coup. Joli garçon bien propre sur lui, il l'a prise en affection on ne sait pour quelle raison. Elle le soupçonne de la trouver délicieusement décadente et de s'encanailler à bon compte à son contact. Tant qu'il rince, elle n'a rien à redire.
Il a l'esprit borné et très peu inventif, la mémoire encyclopédique des gens privés d'émotion et de talent, persuadé que donner des noms et des dates exactes peut tenir lieu d'âme. Le genre de type qui s'en tient au médiocre et s'en tire assez bien, bêtement né au bon endroit et trop peureux pour déconner.
Elle propose qu'ils aillent chez Tony parce qu'elle y connaît du monde. Comme ça, elle n'aura pas à dis cuter avec lui trop longtemps. Il est trop bien élevé pour partir sans payer son verre, même si elle l'ignore dès qu'ils ont passé la porte.
En chemin, ils croisent deux types, l'un d'eux interpelle Manu:
— T'as pas vu Radouan?
— J'y crois pas, tout le monde le cherche aujourd'hui! Non, je l'ai pas vu.
— Tu vas pas y croire à ce qu'on va lui faire quand on l'aura trouvé.
Nadine attend que la cabine se libère, assise sur le banc à côté. Elle n'a pas fait cent mètres à pied, mais son dos est trempé de sueur. Trop chaud. Lumière trop blanche. Un seul aspect positif à cette exagération estivale: la bière soûle plus vite qu'à l'accoutumée. Vivement le soir quand même.
I’m screaming inside, but there's no one to hear me.
Ce putain de casque a des faux contacts de plus en plus fréquents. Heureusement, elle a une rentrée d'argent prévue pour ce soir, elle pourra en acheter un neuf avant que celui-ci ne fonctionne plus du tout. Elle essaie d'imaginer quelque chose de plus frustrant que d'être en ville sans walkman. Coupé l'air des oreilles, consternant.
Une femme en pantalon large occupe la cabine. Coquette, mais ni élégante ni affolante, sans grand intérêt. Elle tourne le dos à Nadine, pour montrer qu'elle ne l'a pas vue.
Francis lui a demandé de le rappeler tout de suite. Il avait sa voix des grands jours, celle pour les grosses conneries. Elle a hâte de savoir ce que: «Y a embrouille, y a embrouille sévère», signifie en l'occurrence. Elle n'imagine rien de précis parce qu'il a toujours une longueur d'avance sur les pires prédictions. Elle a également hâte d'apprendre pourquoi il était exclu qu'il lui dise quoi que ce soit tant qu'elle était dans un bar.
Il est ce qui ressemble le plus à un ami pour elle, bien qu'on soit encore très loin de la définition d'usage. Elle l'aime à bout portant et s'en prend plein la gueule.
Contrairement aux lois d'usage, plus elle le connaît, plus il éblouit. Il est poète, au sens très mâle du terme. À
l'étroit dans son époque, incapable de se résoudre à l'ennui et au tiède. Insupportable.
Dissident systématique, paranoïaque et coléreux, veule, voleur, querelleur. Il provoque les récrimina tions partout où il passe. Supportable pour personne, surtout pas pour lui-même.
Il aime la vie avec une exigence qui le coupe de la vie. Il affrontera les pires terreurs et endurera la mort de son vivant plutôt que de renoncer à sa quête. Il ne retient aucune leçon puisqu'elles sont contraires à ce en quoi il croit et, obstinément, refait les mêmes erreurs.
Nadine reste à ses côtés, obstinément. Elle se fait l'effet d'être une infirmière dévouée qui ne serait capable que d'appliquer des compresses glacées sur le front d'un malade ravagé par la peste. Elle ne lui est d'aucun secours, elle ne le soulage en rien. Elle le veille comme s'il était délirant de fièvre, sans être bien sûre qu'il ait conscience de sa présence.
La connasse en pantalon finit par libérer la cabine. Nadine compose le numéro qu'elle a griffonné dans sa paume. C'est un numéro sur Paris. Qu'est-ce qu'il fout à Paris?
Il répond immédiatement, il était sans doute assis à côté de l'appareil:
— C'est moi, la cabine était occupée. Qu'est-ce qui s'est passé?
— C'est assez long à expliquer. Au final, j'ai tué quelqu'un.
— Tu as tué quelqu'un, au sens propre du terme?
— J'ai tué Bouvier. C'est assez compliqué. Il faut que je te raconte toute l'histoire. Il faudrait que je te voie.
— Ça va? T'as pas l'air trop secoué pour un meurtrier.
— J'ai pas encore eu le temps de bien rentrer dans la peau du personnage. Honnêtement, j'ai pas arrêté de dormir depuis que c'est arrivé.
— C'est arrivé quand?
— Hier.
— T'es où, là?
— Hôtel de banlieue.
— T'étais raide?
— Je voudrais pas te faire de la peine, mais je crois pas que le problème soit de savoir si j'étais positif au test.
C'est un peu plus grave que ça.
— C'est la conversation la plus martienne qu'on ait eue. Tu veux que je vienne?
— Je veux bien, oui... J'ai des trucs importants à te donner, et je voudrais que tu me rapportes des choses dont j'aurais besoin.
— Tu vas faire quoi ensuite?
— Justement, j'aurais besoin de discuter avec toi. Il y a plusieurs possibilités. Mais d'abord il faut que je t'explique dans le détail, que tu aies tous les éléments en main pour bien comprendre.
— Je peux prendre le dernier TGV.
Elle sort de la cabine après qu'il lui a donné l'adresse de son hôtel ainsi que la liste des choses qu'il veut qu'elle lui rapporte. Elle remet son walkman. Elle ne pense à rien en particulier. Elle a souvent des réactions à retardement.
It’s going down in my dark side. It's an emotional wave.
En entrant dans le bar, Manu pense: «Camel n'est pas là.» Son absence est choquante, mise en évidence ici.
Bien plus qu'elle ne s'y attendait. Sensiblerie d'enfant, le manque lui tire au ventre et jusque dans la gorge. Rayé une fois pour toutes et soustrait du décor.
Elle est surprise d'être aussi vulnérable, encore capable de douleur. Au début, on croit mourir à chaque blessure.
On met un point d'honneur à souffrir tout son soûl. Et puis on s'habitue à endurer n'importe quoi et à survivre à tout prix. On se croit endurcie, souillée de bout en bout. L'âme en acier trempé.
Elle observe la salle et l'émotion trouve en elle un endroit intact pour y pleuvoir de la boue.
Elle s'éjecte le chagrin dans un coin du crâne et s'assoit au bar. Pas grand monde qu'elle connaisse. Des types jouent au tarot sur un tapis vert élimé, échangent des injures plus ou moins cinglantes.
Une fille s'engueule avec quelqu'un au Publiphone, fait de grands gestes de colère, tournée vers le mur. Elle porte des lunettes noires, d'autres fois elle met un foulard pour cacher son cou. Manu ne sait pas si elle habite dans le coin ou si elle y passe régulièrement pour acheter de la dope. Elle ne parle à personne. Elle ne rampe que sous les coups que son petit ami lui donne, le soir et en coulisse. Pour le reste du monde, elle est majestueuse.
Manu vide son verre d'un trait, espérant que son voisin de comptoir comprendra ce que ça signifie.
Elle voit Lakim passer sur le trottoir d'en face. Quand il l'aperçoit, il lui fait signe de sortir. Ça fait plusieurs mois qu'ils sont ensemble. Elle ne se souvient pas avoir manifesté le moindre désir d'être avec lui, mais il la récupère régulièrement et l'embarque chez lui, comme s'il l'avait adoptée d'office. Elle est trop souvent raide pour prendre une décision. Elle s'adapte aux circonstances, à lui, entre autres.
Elle l'aime bien. À ceci près qu'il ne la supporte pas telle qu'elle est. Et il a tort de croire qu'elle modifiera quoi que ce soit pour lui. Il a des idées sur la vie qu'il compte bien faire respecter. Elle a de bonnes raisons pour être ce qu'elle est. Leur histoire ressemble à une course droit contre un mur. Manu se dit que tant que ça baise plus dur que ça clashe, il n'y a pas de raison d'envisager le splitt.
Elle aime décidément bien quand il la fourre, comme s'il lui en voulait d'autant bouger son cul et de brailler si fort. Comme s'il lui en voulait, parce que c'est mal et que ça le rend fou et qu'il revient chaque fois la défoncer et la prendre à pleines mains, lui écarter son cul, lui gicler dans la gorge. C'est comme si elle réveillait la mauvaise partie de son âme, celle dont il a honte, et qu'elle la réveillait sacrement efficacement. Mais tout se paie et il a tendance à lui faire payer un peu cher pour ça.
— T'es encore à traîner dans ce bar de junkies? T'as rien de mieux à foutre de ta vie?
— Occupe-toi de ton cul.
Il lui colle une grande baffe. Elle fait un pas de côté sous le choc. Un type en voiture ralentit, le genre à intervenir si on frappe une femme. Il demande à Manu si ça va, elle crache de côté: — Je suis encore debout et entière. Ça se voit, non?
Lakim fait signe de dégager au mec, qui obtempère. Puis il se tourne vers elle, fou furieux: — Putain, j'ai jamais levé la main sur une femme, t'es fière de toi?
— Justement, y avait une femme au bar tout à l'heure que son mec tabasse souvent. C'est la journée. C'est pas que je trouve ça grave, mais je te déconseille de recommencer. D'ailleurs, je pense pas que tu auras l'occasion de recommencer ça.