Agatha & Savannah Bay (2 page)

Read Agatha & Savannah Bay Online

Authors: Marguerite Duras

BOOK: Agatha & Savannah Bay
4.48Mb size Format: txt, pdf, ePub

JEUNE FEMME
(la regarde, éperdue).
— Votre voix est devenue indécise, assourdie.

MADELEINE. — Ça arrive, ça arrive, je l’entends.

JEUNE FEMME
(douceur).
— Vous ne comprenez plus que très peu de ce qu’on vous dit.

MADELEINE. — Oui, très peu de ce qu’on dit.
(Temps).
Quelquefois rien.

JEUNE FEMME
(lent).
— Vous êtes effrayante…

MADELEINE. — Effrayante…

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — Sans doute. Je n’ai plus peur de la mort.
(Temps).
Cela doit faire une différence.

Silence.

JEUNE FEMME
(douceur).
— Un certain jour, un certain soir, je vous laisserai pour toujours
(elle montre la salle).
Je fermerai la porte, là
(geste),
et ce sera fini. Je vous embrasserai les mains. Je fermerai la porte. Ce sera fini.

Silence. La Jeune Femme le fait, elle embrasse les mains de Madeleine qui se laisse faire. La Jeune Femme cesse d’embrasser Madeleine, elle la regarde.

MADELEINE
(effroi).
— Quelqu’un viendra chaque soir pour voir… Et pour allumer les lampes… ?

JEUNE FEMME. — Oui.
(Temps).
Et un jour il n’y aura plus de lumière. Ce ne sera plus la peine qu’il y ait de la lumière.

Silence.

MADELEINE. — Oui. c’est ça. On écoutera. La respiration aura cessé.

Silence. Madeleine regarde la Jeune Femme.

MADELEINE. — Et toi, où seras-tu ?

JEUNE FEMME. — Partie. Différente pour toujours. Mondaine. Pour toujours sans vous.

La peur traverse la scène. Madeleine regarde autour d’elle le vide futur laissé par la Jeune Femme.

MADELEINE
(temps).
— Oui.
(Temps).
La mort arrivera du dehors de moi.

JEUNE FEMME. — De très loin.
(Temps).
Vous ne saurez pas quand.

MADELEINE. — Non, je ne saurai pas.

JEUNE FEMME. — Elle est partie depuis le commencement du monde en prévision de vous seule.

MADELEINE. — Oui. Inscrite dès la naissance, avant la naissance.

JEUNE FEMME. — Oui.

Temps.

MADELEINE. — Comment sais-tu ces choses-là ?

JEUNE FEMME. — Je vous vois. Je sais.

Silence. Regard intense de la Jeune Femme sur Madeleine.

JEUNE FEMME. — Vous pensez tout le temps, tout le temps.

MADELEINE
(d’évidence).
— Oui.

JEUNE FEMME
(violente).
— À quoi ? Vous pouvez le dire une fois ?

MADELEINE
(également violente).
— Eh bien vas-y voir toi-même pour savoir à quoi on pense.

Silence. La douceur revient.

JEUNE FEMME. — Ça arrive à la vitesse de la lumière. Ça disparaît à la vitesse de la lumière. Les mots n’ont plus le temps de venir.

MADELEINE. — Non, plus le temps.

JEUNE FEMME. — Et à n’importe quel moment, impossible de le prévoir.

MADELEINE. — Impossible, autant prévoir la mort.

Silence. La Jeune Femme remet sa tête sur les genoux de Madeleine. La douceur revient. Et la douleur.

Silence.

Peut-être le chant au loin, peut-être seulement l’air du chant.

Fin du chant. Silence. Avec ce silence la deuxième période de la pièce commence.

JEUNE FEMME. — On va essayer ta robe à fleurs ?

MADELEINE. — Oui… oui… c’est une idée…

La Jeune Femme se relève lentement des genoux de Madeleine. Madeleine se lève à son tour. Elle est comme un peu ennuyée par l’effort de l’essayage mais elle se laisse faire. La Jeune Femme lui enlève sa robe de scène et lui passe la robe fleurie (qui était là, sur la chaise étalée). Madeleine, une fois la robe fleurie passée, se tourne vers un miroir imaginaire et se regarde. Elle entre ainsi brusquement dans une zone de lumière violente reflétée dirait-on par un miroir. On ne voit pas ce miroir. Un projecteur en dirige le reflet sur le corps de Madeleine mais on ne verra jamais ce miroir. Dans la lumière, Madeleine se regarde. La Jeune Femme arrive, entre dans le reflet et regarde aussi le corps reflété de Madeleine dans la direction du miroir. Regards dans la même direction.

Silence. Il y a ainsi dans la pièce de longs moments d’un silence qu’on pourrait dire « distrait » pendant lequel les deux femmes seraient à l’affût du sens de ce qui est en cours sur la scène, cela innocemment, sans du tout l’avoir décidé. Pendant ces silences, d’autres gens passeront derrière le rideau et leur rumeur alerteront Madeleine. — Encore la ribambelle de la parenté.

Temps. La Jeune Femme écoute.

JEUNE FEMME. — C’est Jean-Marie, il devait passer avec le petit Gilbert. Jacques lui aura dit que je ne suis pas là.

MADELEINE
(perdue).
— C’est bien… c’est bien…

Les gens sont passés. Silence de nouveau. Pendant ce silence, la Jeune Femme regarde Madeleine avec insistance.

JEUNE FEMME
(nette).
— Dis-moi…

MADELEINE
(comme le découvrant).
— Eh bien… j’étais… j’étais une comédienne. C’était ce que je faisais. Comédienne.

Silence. Puis voici les mots :

JEUNE FEMME. — Comédienne de théâtre.

MADELEINE. — Oui.

JEUNE FEMME
(temps).
— Rien d’autre.

MADELEINE
(temps).
— Rien.

Silence.

JEUNE FEMME. — Redis-moi l’histoire.

MADELEINE
(calme).
— Encore.

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — Tous les jours tu veux cette histoire.

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — À force, tous les jours, je me trompe dans les dates… les gens… les endroits…

Rires des deux femmes.

JEUNE FEMME. — De plus en plus tu te trompes.

MADELEINE. — C’est aussi ce que tu veux ?

JEUNE FEMME
(rire).
— Oui. Rien ne me plaît que toi.

La Jeune Femme rit. Madeleine aussi. Elles rient toutes les deux sans un mot, longuement. Madeleine rit avec un certain émoi, elle n’est pas sûre de rire à ce qu’il faut, elle est un peu incertaine, tandis que la Jeune Femme rit de tout son cœur. Le rire s ‘éteint. Silence.

Madeleine se rassied.

La Jeune Femme s’allonge aux pieds de Madeleine, elle ferme les yeux. Il s’agit d’un rituel coutumier à elles deux qui a trait à un événement essentiel de leur vie passée. Cet événement, Madeleine l’aurait connu. La Jeune Femme, non. Il est probable que la naissance de la Jeune Femme coïncide de façon tragique avec cet événement, mais nous ne pouvons pas l’affirmer. Ici rien n’est sûr, tout repose sur le délabrement de la mémoire de Madeleine, sur ce lieu inabordable, insondable, d’un passé commun à la Jeune Femme et à Madeleine. L’une est trop jeune pour se souvenir, l’autre trop âgée pour départager ce passé de sa représentation. La Jeune Femme se fie au vertige de Madeleine. C’est sur la mémoire défaillante de Madeleine qu’elle bâtit celle de son enfance, celle de sa naissance.

Le théâtre commence, lointain, douloureux.

JEUNE FEMME. — C’était une grande pierre blanche ?…

MADELEINE. — Oui, c’est ça, une grande pierre blanche… On ne peut pas en parler.

Lenteur.

JEUNE FEMME. — C’était l’été.

MADELEINE. — C’était l’été au bord de la mer.

JEUNE FEMME. — Tu n’es plus sûre de rien.

MADELEINE. — Je ne suis sûre que de presque rien.
(Temps).
La pierre blanche, j’en suis sûre.

Silence.

MADELEINE
(crie).
— Laisse-moi tranquille…

JEUNE FEMME. — Je t’en supplie.

MADELEINE
(crie).
— Non…

Silence. Puis Madeleine parle de la légende, relayée par la Jeune Femme.

MADELEINE. — Ils s’étaient connus là, à cet endroit-là, de cette grande forme plate, cette pierre blanche au milieu de la mer…

JEUNE FEMME
(redit les récits de Madeleine).
—… à fleur d’eau, la pierre, la houle la recouvrait d’eau fraîche puis le soleil revenait et en quelques secondes la rendait infernale, de nouveau brûlante, c’était l’été. Elle était très très jeune, à peine sortie du collège. Elle nageait loin. On ne savait jamais. Jamais. On ne savait jamais si elle reviendrait. Il y avait des moments… on aurait pu croire que non… pendant quelques minutes… qu’elle ne reviendrait jamais.
(Temps).
Elle revenait.
(Temps).
Ils s’étaient connus là. Il l’avait vue allongée, souriante, régulièrement recouverte par les eaux de la houle… et puis il l’avait vue se jeter dans la mer et s’éloigner…
(Temps).
Elle a troué la mer de son corps et elle a disparu dans le trou d’eau. La mer s’est refermée. À perte de vue on n’a plus rien vu que la surface nue de la mer, elle était devenue introuvable, inventée. Alors tout à coup il s’est dressé sur la pierre blanche. Il a appelé. Un cri. Pas le nom. Un cri.
(Temps).
Et à ce cri, elle est revenue. Du fond de l’horizon un point qui se déplace, elle.
(Temps).
C’est quand il l’a vue revenir… il a souri… elle a souri, et ce sourire…

MADELEINE
(égarée).
—… ce sourire, ce sourire-là…, aurait pu faire croire que… une fois… pendant un moment même très court… comme si c’était possible… qu’on aurait pu aimer.

Silence.

Madeleine s’arrête, interdite, comme si elle avait entendu ce qu’elle venait de dire comme dit par une autre.

La Jeune Femme de même a écouté le récit. La Jeune Femme baisse la tête dans une grande émotion qu ‘elle essaie de dissimuler. Silence.

MADELEINE
(timide).
— Je me suis trompée ?

JEUNE FEMME
(douceur, geste : c’est égal).
— C’est égal.

MADELEINE. — Je crois que c’était à Montpellier en 1930-1935. Théâtre de la ville. L’auteur était inconnu. Français, je crois.

Silence. La Jeune Femme attend, refuse le souvenir proposé.

JEUNE FEMME. — Non.

MADELEINE. — Ah. Eh bien, dans ce cas, ça devait être ce monsieur-là, ce grand-père, tu sais, quand on était fiancés…

JEUNE FEMME. — Tu le crois…

MADELEINE
(dubitative).
— Alors c’était cet ami ?

JEUNE FEMME. — Non. L’ami, c’était avant. Ce n’était pas mon grand-père non plus.

MADELEINE
(temps).
— Ah.
(Temps).
C’est possible, remarque… avec tous ces textes… apprendre par cœur tout et tout… tellement…

JEUNE FEMME
(voix basse presque inaudible).
— Oui.
(Temps).
Tu te souviens ?

MADELEINE. — De tout. Oui… complètement. De tout
(geste).
De tout… mais de quoi ?… ça…
(geste : je ne sais plus).

JEUNE FEMME. — Ce n’était peut-être pas toi… non plus.

MADELEINE. — Je me serais trompée de personne alors…

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — Oui.

JEUNE FEMME. — Ce n’était pas dans un théâtre.

MADELEINE. — Si. C’était aussi dans un théâtre puisque pendant ces années-là et les années qui ont suivi j’étais tous les soirs sur les scènes de théâtre.
(Temps).
On aurait pu croire que je jouais différentes choses, mais en fait, je ne jouais que ça, à travers tout je jouais l’histoire de la Pierre Blanche. J’y suis toujours arrivée.

JEUNE FEMME. — Oui.

MADELEINE. — Tu comprends un peu ?

JEUNE FEMME. — Oui.
(Temps).
Tu fais exprès cette comédie ?

MADELEINE. — Oui.

JEUNE FEMME. — Tu mens.

MADELEINE. — Non.

JEUNE FEMME. — Mon amour, mon trésor adoré.

MADELEINE. — Oui.

Silence. Madeleine baisse les yeux, elle se tait. Elle est à la fois vraie et fausse, alarmée et calme. Elle parle.

MADELEINE. — Je me souviens de quelque chose… si… si… mais c’est caché. Je ne sais plus de quoi je me souviens, ni de qui c’était, ni quand, mais c’est là…
(elle désigne sa tête).

Silence prolongé. Puis le conte commence.

JEUNE FEMME. — Une grande pierre blanche…

MADELEINE. — Oui. C’est ça, une grande pierre blanche. On ne peut pas en parler.

Temps.

JEUNE FEMME. — On peut parler d’autre chose.

MADELEINE. — Oui. On peut parler d’autre chose. De quoi ?

JEUNE FEMME. — Je ne sais pas de quoi. Parle-moi d’autre chose.

MADELEINE. — Oui.

Silence. Elles se regardent.

JEUNE FEMME. — Je ne te laisserai jamais.

La Jeune Femme enlace Madeleine. Alors, dans ses bras, Madeleine parle, invente soi-disant. La Jeune Femme la serre contre elle pour l’empêcher de souffrir, comme on fait parfois des enfants effrayés. Madeleine parle.

MADELEINE
(très lent et en même temps chaotique).
— On ne savait jamais… Personne, personne ne savait jamais… On n’était jamais tout à fait sûr… On ne pouvait jamais tout à fait croire qu’elle consentirait à vivre encore… Qu’elle nous donnerait à la voir encore… À l’entendre encore… À attendre encore qu’elle veuille bien revenir une fois encore de la mer…

JEUNE FEMME. — Cela depuis l’enfance.
(Temps).
On dit : depuis la petite enfance elle n’avait jamais changé.

MADELEINE. — Jamais.

Temps long. Reprise du souffle de l’histoire. La Jeune Femme lâche Madeleine, elle s’éloigne d’elle, elle la quitte. À son tour elle va parler. Pendant tout le récit de la Jeune Femme, Madeleine ne baisse pas les yeux. Elle restera ainsi, figée, décidée à ne laisser voir aucun signe de douleur.

On ne devrait plus savoir ici où est la comédie. À croire qu’elle est seulement en entier dans le « jeu » des deux femmes, mais qu’elle est complètement exclue de l’amour très fort qui les lie l’une à l’autre à travers la troisième, absente, sans doute morte, sans doute étant celle de la Pierre Blanche — celle des enfants de Madeleine qui est la mère de la Jeune Femme.
(2)

JEUNE FEMME. — Que dit l’histoire ?

MADELEINE. — Que lorsqu’elle riait on aurait pu croire qu’elle était là, qu’elle le serait encore et encore.

JEUNE FEMME. — Mais certains disent que la mort se pressentait déjà dans ce rire léger, facile, qui inondait l’espace, l’envahissait comme de l’air.
(Temps).
Tout le monde n’est pas d’accord.

Other books

Fear of the Dark by Gar Anthony Haywood
Fright Christmas by R.L. Stine
Valfierno by Martín Caparrós
Red Eye - 02 by James Lovegrove
Prom and Prejudice by Elizabeth Eulberg
Perfect Poison by M. William Phelps
Love in the Details by Becky Wade
Georgie's Heart by Kathryn Brocato