Baise-Moi (Rape Me) (20 page)

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Authors: Virginie Despentes

Tags: #Fiction, #Literary

BOOK: Baise-Moi (Rape Me)
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Elle se voit dans une glace, se trouve belle. C'est la première fois qu'elle pense ça en se voyant. Mainte nant, c'est vrai puisqu'il n'y a plus qu'elle pour en juger. Elle n'a plus à se demander ce qu'en penserait son voisin de palier. Elle a fait un trait sur tous les voisins de palier.

Allongée sur le ventre devant la télé, elle enclenche une cassette porno qu'elle a trouvée entre un Bunuel et un Godard. Elle monte le son de la télé à fond, comme ça elle entend en même temps la télé et sa cassette.

Elle rapproche un fauteuil de l'écran à coins carrés. Deux filles, une brune et une blonde, sucent un mec. La blonde prend les choses en main et le travaille avec frénésie. Plus moyen pour la brune d'y mettre un seul coup de langue. Du coup, elle se tripote les seins à genoux à côté d'eux.

Manu émerge péniblement, tend la main pour que Nadine lui passe la bouteille de scotch. Elle rapproche son fauteuil à côté de l'autre. S'exclame:

— Quelle acharnée de la pine la blonde, je voudrais pas être à la place de l'autre, c'est carrément de la figuration.

Elle enlève son pantalon, se met à l'aise. Se caresse avec la paume sans enlever son slip, se branle avec méfiance, le film ne la convainc pas trop.

Puis les deux filles se mettent à quatre pattes côte à côte et le type les fourre à tour de rôle.

Nadine est agenouillée sur son fauteuil, une main entre les cuisses. Elle regarde la télé, puis Manu, elle renverse la tête.

What you do when you want to get thru. What you do when you just can't take it. What you do when you just
can't fake it any more.

Des bouteilles vides soigneusement alignées autour de la table basse. Elles sont trop raides pour se dire quoi que ce soit, elles tanguent chacune dans leur coin et se branlent en pensant à des trucs. Sur l'écran, le trio se démène et fait beaucoup de bruit. Elles s'endorment avant la fin du film, bercées par le vacarme, assommées par l'alcool.

27

Le lendemain, elles se douchent et se gavent de jus d'orange. Comme si ça pouvait arranger quelque chose à leur gueule de bois. Finalement, elles ouvrent une bouteille de whisky épargnée la veille. Au début elles se forcent un peu, puis elles y reviennent avec entrain.

Nadine rembobine sa cassette dans la chaîne et pousse le volume. Elle tient sa bouteille à deux mains et boit comme une guenon, se balance d'avant en arrière.

Dans les flammes, dans le sang, riant du pire, pleurant de joie, tous les vampires gardent la foi, crever les yeux
pour de rire, violer et se souvenir, L'essence même du mal.

Manu se peint les ongles en rouge très foncé. Elle souffle dessus pour que ça sèche plus rapidement.

Dans le garage de la maison, il y a une Super 5 noire. Elles cherchent les clés et les trouvent dans la poche d'un veston accroché dans l'entrée.

Elles ont mis les bijoux, les pièces et les diams dans un sac plastique de supermarché.

Nadine a emprunté un costard noir d'été à l'architecte, chemise blanche et cravate mal nouée. Les chaussures lui sont trop grandes, elle enfile des baskets. Elle s'est repassé les sourcils au crayon noir. Ressemble vraiment à un mec avec ses cheveux courts et s'étonne de ne pas y avoir pensé plus tôt.

Elles prennent le soleil dans la tête en sortant. Éblouissant. Claque brûlante, oppressante et bienfai sante.

Dommage qu'elles ne puissent pas passer l'après-midi dans l'herbe.

Elles roulent fenêtres grandes ouvertes. Nadine pense à la maison qu'elles viennent de quitter.

— Ce mec est vraiment ma victime préférée. Ça vit enterré dans des bouquins, ça croule sous les disques et les cassettes vidéo. C'est sordide. Ça aime les auteurs déjantés, les artistes maudits et les putes dégénérées... Ça apprécie la décadence classée par ordre alphabétique. Bon spectateur, en bonne santé. Ça sait apprécier le génie chez les autres, de loin quoi. Avec modération, surtout. Pas d'insomnie, bonne conscience en toutes occasions. C'est moral ce qu'on a fait chez lui.

— On discute pas les goûts et les couleurs. Moi, je préfère quand même les corps de flics.

Nadine monte le son. Elle commence à conduire franchement bien. Le tissu du costume gratte un peu.

Tall and reckless, ugly seed. Reach down my throat you filthy bird, thats all I need, the empty pit, ejaculation,
tribulation. I SWALLOW I SWALLOW.

28

Elles arrivent très en avance vers Nancy. À la hauteur de Toul, elles s'arrêtent dans une épicerie isolée au bord de la route. Une boutique qui fait essence et vente d'alcool et de bouffe. On se croirait au Texas, en modèle réduit et verdoyant.

L'autoradio braille.

Je voudrais pouvoir compter sur quelqu’un. Je voudrais n'avoir besoin de personne.

Nadine coupe le moteur. Elle se souvient d'avoir écouté cette chanson en pensant à d'autres choses. Avant de tomber sur Manu, une époque révolue où elle se sentait seule.

La petite braille:

— Putain, c'que j'ai soif! Putain, c'qu'on tient l'alcool, on a pris du grade. Une bouteille de whisky dans la matinée. Et hop!

Elle fait des sauts de cabri sur le parking. Regarde autour d'elle et recommence à brailler: — Putain, c'est chouette ce coin. Comme on est en avance, on va pouvoir aller pillav dans la forêt. C'est chouette la forêt, tu trouves pas?

Le soleil est toujours aussi blanc et appuie sur la peau. Nadine sent son flingue à l'intérieur de sa veste, un poids présent et agréable.

Manu rentre dans l'épicerie sans l'attendre. Nadine traîne un peu à se regarder dans les vitres de la voi ture. Elle ressemble vraiment à un mec, et même à un mec avec une certaine classe.

L'épicerie est basse, une grande pièce sur un seul étage. Les portes sont grandes ouvertes et il fait sombre à l'intérieur. Nadine s'approche. De loin, voit Manu sortir son flingue, en ombre car elle est à contre-jour. Détonation.

Au moment où elle arrive à la porte, Manu chancelle. Seconde détonation. Nadine entre dans le magasin, distingue une silhouette debout à l'autre bout du magasin. Elle tire trois fois. L'ombre s'effondre mollement, sans même riposter.

Les yeux de Nadine s'habituent à l'obscurité. Manu est par terre. Des corps maintenant Nadine en a suffisamment vu pour savoir à quoi ça ressemble. Et pour comprendre que quand le sang coule de la gorge aussi abondamment on peut parler de cadavre.

Manu, on peut appeler ça un cadavre.

Elle ne peut se résoudre à se pencher sur elle.

D'ailleurs, pas la peine de s'assurer qu'elle est morte.

S'assurer qu'elle est morte. Pas la peine.

En rassemblant les éléments qu'elle a eu le temps de voir, elle comprend que Manu a décidé — elle ne saura jamais pourquoi — d'ouvrir le feu sur le type qui tenait le magasin. Et ce type avait une carabine char gée et il n'a pas hésité. Elle ne saura jamais pourquoi.

Elle pense en automatique. Mais rien n'évoque rien, vide d'émotion. Une partie d'ellemême récapi tule les faits.

Opération clinique. Une autre partie s'est déconnectée. Elle n'a pas envie qu'elle se remette en marche. Elle n'a pas envie de vivre ce qui va venir.

Manu est au milieu de la pièce. Vue du dessus, jetée à terre, ensanglantée. La tête séparée du tronc par une blessure luisante.

Nadine vide le tiroir-caisse. Elle est absolument calme. Elle sent que ça vient, elle le sent gronder dans sa gorge.

De temps en temps, elle jette un œil sur le petit corps au milieu de la pièce. Elle n'a rien renversé en tombant.

Elle a froid.

Au-dessus de la plaie, Manu garde un sourire féroce.

À quoi elle a pensé au dernier moment?

En tout cas, ça l'a fait sourire. Au dernier moment.

Elle ne peut pas la laisser là, avec ses jambes toutes blanches et ce mauvais rictus. Ses cheveux si courts qu'on lui voit le crâne.

Elle réfléchit en boucle, déglutit péniblement. Elle tremble de froid et elle est trempée de sueur. Elle attrape une couverture sur une étagère. Elle enveloppe le corps et elle a peur que la tête se détache du tronc. À part une fois chez Fatima, elles ne se sont jamais touchées d'aussi près. Elle regrette stupidement de ne l'avoir jamais prise dans ses bras.

C'est quand elle pense à ça et qu'elle trouve ça stupide, que ça sort de sa gorge et elle revient à elle.

Elle l'installe sur la banquette arrière de la voiture, retourne au magasin prendre plusieurs bouteilles de whisky.

Elle pleure sans faire de bruit, elle pleure comme elle respire d'habitude. Elle démarre, cherche à compter depuis combien de jours elles sont ensemble. Vide une demi-bouteille de whisky et passe la première.

Besoin de personne.

Elle baisse un peu le son. Demande à voix haute:

— C'est quoi le dernier truc qu'on s'est dit?

Ce qu'elle dit est incompréhensible parce qu'elle n'a pas cessé de sangloter. Elle répète: — Le dernier truc qu'on s'est dit, putain, c'était quoi?

Carambolage interne, elle se fouille la mémoire et ne parvient pas à se souvenir. Elle monte vers la forêt, elle ne voit rien à cause du soleil et des larmes.

Elle s'arrête plus haut. Elle titube en sortant. Les arbres sont très verts et la lumière jolie.

Elle la sort tant bien que mal de la voiture. Elle a peur que la tête se détache, elle la tient précaution neusement pour qu'elle reste soudée au tronc. Elle ne veut pas prendre ça dans les yeux. Elle la pose à terre. Elle ouvre la couverture. Ce cadavre précieux. Déboutonne le corsage de Manu. Le bas du corps intact et blanc, presque une peau de vivante. Écrabouillée jusqu'au menton. Puis le visage intact. Il ne manque pas grand-chose.

Parce qu'elle en a vu quelques-uns ces derniers temps, le corps mutilé ne la dégoûte pas vraiment. Elle caresse Manu à la tempe, essaie de rester digne pour lui parler un peu:

— Je vais te laisser là. J'espère que c'était aussi bien pour toi que pour moi. J'espère que ça t'a tait du bien pareil. Je vais te laisser là.

Elle ouvre une première bouteille de whisky, en boit autant qu'elle peut d'une seule traite. Elle s'étrangle en avalant parce qu'elle pleure en même temps. Elle vide le reste de la bouteille sur la petite à terre. L'embrasse doucement au milieu du ventre couvert de whisky. Chiale à torrents, frotte son front contre ce ventre. À travers ses larmes, elle voit les ongles rouges brillants et immobiles. Elle vide une autre bouteille sur le corps. Elle le recouvre soigneusement. En verse une troisième.

Maintenant, chaque fois qu'elle y pensera, ça sera d'abord comme ça. En sous-bois, jolie lumière, la gorge arrachée et mouillée de whisky.

Elle repense à Francis. Ça semble tellement loin. Bouclage de boucle. Heureusement que «toujours» elle peut compter ça en heures.

Elle cherche son briquet et fait cramer une carte routière. La tient à bout de bras jusqu'à ce qu'elle ait bien pris feu.

La balance sur le corps. Ça aussi c'était vrai, le whisky brûle bien. Le corps se recouvre d'une flamme courte et uniforme, une couverture qui danse. Le premier truc qui crame, ce sont les cheveux, en grésillant. L'odeur est forte.

Puis une nouvelle odeur, celle de la peau. Ça fait penser aux desserts flambés dans les restaurants.

Nadine s'appuie contre l'arbre pour vomir. Elle continue a sangloter, ce qui fait que la gerbe sort par saccades et l'étouffe. Elle ravale du vomi qu'elle recrache aussitôt, elle tombe à genoux dans la gerbe et ne cherche pas à se relever.

Plus tard, elle remonte dans la voiture. L'autoradio à fond.

The monopoly of sorrow.

II y a une tache sombre de sang sur la banquette arrière. Machinalement, Nadine réfléchit que ça ne se remarque pas trop sur la housse sombre.

Elle se regarde dans le rétroviseur. Elle a moins l'air d'un mec avec ses yeux bouffis.

Elle décide d'aller au rendez-vous avec Fatima.

I went in war with reality. The motherfucker, he was waiting for me. And I lost again.

Ça ne fait pas une semaine qu'elles se connaissaient.

TROISIÈME PARTIE

Elle fait un premier tour du parking au ralenti. Elle ne pleure plus. Crampes aux mains car elle serre le volant trop fort. Elle écrase une cigarette dans le cendrier à côté de la boîte à vitesse. En rallume aussitôt. Parcourt des yeux la foule sur le parking. Elle a mis les lunettes de soleil de Manu. Elle a du mal à faire attention, à se souvenir qu'elle cherche Fatima parmi ces gens. Elle pense dans le désordre, par saccades. N'importe quoi lui vient à l'esprit.

Elle aime bien laisser la musique lui venir dans la tête et y prendre tout l'espace.
Elle peut tous nous choisir pas
besoin de courage.
Le morceau se confond bien avec sa propre angoisse, une réalité sonore adéquate. Comme une manifestation dehors de ce qui se détraque dedans.
La peur est là, on ne la voit pas, on ne la sent pas, on peut la
sentir sur les routes la nuit. C'est la dame blanche.

L'araignée tisse sa toile entre elle et l'extérieur, lui donne du calme en retour. Elle est bouclée au fond d'ellemême.

Elle fait un deuxième tour, elles s'étaient dit vers la station d'essence. Son esprit se barre et lui balance des images de Manu, en vrac.

Fatima est appuyée à un panneau de numérotation d'allée, l'allée 6. Tarek est assis par terre à côté d'elle, une bouteille de Coca en plastique entre les jambes. Nadine se demande si elle a envie de les voir.

Ils viennent vers elle. Nadine se rend compte qu'elle doit avoir un visage très particulier, à l'expression qu'ils prennent en approchant. Elle reste debout, immobile, attend qu'ils la rejoignent.

Tarek lui sourit largement:

— Je ne t'avais même pas reconnue.

Il est un peu embarrassé, il ne sait pas bien quoi dire. Il la dévisage avec une inquiétude grandissante. Elle aime bien sa voix, mais elle ne trouve rien à lui dire. Fatima la considère et ses yeux sont plus sombres que jamais. Elle l'enlace sans hésitation, la serre contre elle pour la consoler et, quand Nadine recommence à pleurer, elle la broie contre sa poitrine.

Puis Nadine s'écarte d'elle, dit:

— Elle s'est fait descendre, il y a une heure. Une connerie.

Les mots sortent mal prononcés. Le ton sur lequel elle l’a dit est vraiment saugrenu, déplacé. Elle ne veut pas parler. Ils sont en dehors de tout ça, inexorablement, même si Fatima est chaude et vivante. L'araignée a fait du bon travail, la toile est plus solide et opaque qu'un mur. Une partie de son cerveau s'est tranquillement détachée et la regarde faire. Se tenir droite sans rien dire, suivre Tarek à la voiture.

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