Lovecraft, contre le monde, contre la vie (7 page)

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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Essai, #critique littéraire

BOOK: Lovecraft, contre le monde, contre la vie
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« 
Vers 10 h 20 du matin, alors que je faisais à des étudiants de première année un cours sur les différentes tendances passées et présentes de l’économie politique, je vis des formes étranges danser devant mes yeux et je crus me trouver dans une salle bizarrement décorée.

Mes paroles et mes pensées s’écartèrent du sujet traité, et les étudiants comprirent qu’il se passait une chose grave. Puis je perdis connaissance et m’affaissai sur mon fauteuil, plongé dans une torpeur dont personne ne put me tirer. Il s’écoula cinq ans, quatre mois et treize jours avant que je retrouve l’usage normal de mes facultés et une vision juste du monde.
 »

Après un évanouissement de seize heures et demie, le professeur reprend en effet connaissance ; mais une subtile modification semble s’être introduite dans sa personnalité. Il manifeste une étonnante ignorance vis-à-vis des réalités les plus élémentaires de la vie quotidienne, jointe à une connaissance surnaturelle de faits appartenant au passé le plus lointain ; et il lui arrive de parler de l’avenir en des termes qui suscitent la frayeur. Sa conversation laisse parfois percer une ironie étrange, comme si les
dessous du jeu
lui étaient parfaitement connus, et depuis fort longtemps. Le jeu de ses muscles faciaux lui-même a complètement changé. Sa famille et ses amis lui manifestent une répugnance instinctive, et sa femme finira par demander le divorce, alléguant que c’est un étranger qui « usurpe le corps de son mari ».

Effectivement, le corps du professeur Peaslee a été colonisé par l’esprit d’un membre de la Grand’Race, sortes de cônes rugueux qui régnaient sur Terre bien avant l’apparition de l’homme, et avaient acquis la capacité de projeter leur esprit dans le futur.

La réintégration de l’esprit de Nathanial Wingate Peaslee dans son enveloppe corporelle se fera le 27 septembre 1913 ; la transmutation commencera à onze heures un quart et sera achevée un peu après midi. Les premiers mots du professeur, après cinq ans d’absence, seront exactement la suite du cours d’économie politique qu’il donnait à ses étudiants au début de la nouvelle… Bel effet de symétrie, construction du récit parfaite.

La juxtaposition d’« il y a trois cent millions d’années » et de « onze heures un quart » est également typique. Effet d’échelle, effet de vertige. Procédé emprunté à l’architecture, une fois de plus.

Toute nouvelle  fantastique se présente comme l’intersection d’entités monstrueuses, situées dans des sphères inimaginables et interdites, avec le plan de notre existence ordinaire. Chez Lovecraft, le tracé de l’intersection est précis et ferme ; il se densifie et se complique à mesure que progresse le récit ; et c’est cette précision narrative qui emporte notre adhésion à l’inconcevable.

Parfois, HPL utilisera plusieurs tracés convergents, comme dans
L’Appel de Ctulhu
, qui surprend et impressionne par la richesse de sa structure. A la suite d’une nuit de cauchemar, un artiste décadent modèle une statuette particulièrement hideuse. Dans cette œuvre, le professeur Angell reconnaît un nouvel exemplaire de cette monstruosité mi-pieuvre mi-humaine qui avait si désagréablement impressionné les participants au congrès d’archéologie de Saint-Louis, dix-sept ans plus tôt. Le spécimen leur avait été apporté par un inspecteur de police, qui l’avait découvert à la suite d’une enquête sur la persistance de certains rites vaudous impliquant des sacrifices humains et des mutilations. Un autre participant au congrès avait fait allusion à l’idole marine adorée par des tribus Eskimo dégénérées.

A la suite du décès « accidentel » du professeur Angell, bousculé par un matelot nègre dans le port de Providence, son neveu reprend le fil de l’enquête. Il collectionne les coupures de presse, et finit par tomber sur un article du Sydney Bulletin relatant le naufrage d’un yacht néo-zélandais et la mort inexplicable des membres de son équipage. Le seul survivant, le capitaine Johansen, est devenu fou. Le neveu du professeur Angell se rend en Norvège pour l’interroger ; Johansen vient de mourir sans avoir retrouvé la raison, et sa veuve lui remet un manuscrit dans lequel il relate leur rencontre en pleine mer avec une entité abjecte et gigantesque
reproduisant exactement les contours de la statuette
.

Dans cette nouvelle, dont l’action se déroule sur trois continents, HPL multiplie les procédés de narration visant à donner l’impression de l’objectivité : articles de journaux, rapports de police, comptes rendus de travaux de sociétés scientifiques… tout converge jusqu’au paroxysme final : la rencontre des malheureux compagnons du capitaine norvégien avec le grand Ctulhu lui-même : « Johansen estime que deux des six hommes qui ne regagnèrent pas le bateau moururent de peur à cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre ; aucun langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière et de l’ordre cosmique. »

Entre 16 heures et 16 h 15, une brèche s’est ouverte dans l’architecture des temps. Et, par la béance ainsi créée, une effroyable entité s’est manifestée sur notre terre.
Ph’nglui mglw’nafh Ctulhu R’lyeh wgah’nagl fhtagn !

 

Le grand Ctulhu, maître des profondeurs intérieures. Hastur le Destructeur, celui qui marche sur le vent, et qu’on ne doit pas nommer. Nyarlathothep, le chaos rampant. L’amorphe et stupide Azathoth, qui bavote et bouillonne au centre de toute infinitude. Yog-Sothoth, corégent d’Azathoth, « Tout en Un et Un en Tout ». Tels sont les principaux éléments de cette mythologie lovecraftienne qui impressionnera si fort ses successeurs, et qui continue de fasciner aujourd’hui. Les repères de l’innommable.

Il ne s’agit pas d’une mythologie cohérente, aux contours précis, contrairement à la mythologie gréco-romaine ou à tel ou tel panthéon magique, presque rassurants dans leur clarté et dans leur
fini
. Les entités que Lovecraft met en place restent ténébreuses. Il évite de préciser la répartition de leurs puissances et de leurs pouvoirs. En fait, leur nature exacte échappe à tout concept humain. Les livres impies qui leur rendent hommage et célèbrent leur culte ne le font qu’en termes confus et contradictoires. Ils restent, fondamentalement, indicibles. Nous n’avons que de fugitifs aperçus sur leur hideuse puissance ; et les humains qui cherchent à en savoir plus le paient inéluctablement par la démence et par la mort.

Troisième partie :    HOLOCAUSTE

Le XX
e
siècle restera peut-être comme un âge d’or de la littérature épique et fantastique, une fois que se seront dissipées les brumes morbides des avant-gardes molles. Il a déjà permis l’émergence de Howard, Lovecraft et Tolkien. Trois univers radicalement différents. Trois piliers d’une
littérature du rêve
, aussi méprisée de la critique qu’elle est plébiscitée par le public.

Cela ne fait rien. La critique finit toujours par reconnaître ses torts ; ou, plus exactement, les critiques finissent par mourir, et sont remplacés d’autres. Ainsi, après trente années d’un silence méprisant, les « Intellectuels » se sont penchés sur Lovecraft. Leur conclusion a été que l’individu avait une imagination réellement surprenante (il fallait bien, malgré tout, expliquer son succès), mais que son style était déplorable.

Ce n’est pas sérieux. Si le style de Lovecraft est déplorable, on peut gaiement conclure que le style n’a, en littérature, pas la moindre importance ; et passer à autre chose.

Ce point de vue stupide peut cependant se comprendre. Il faut bien dire que HPL ne participe guère de cette conception élégante, subtile, minimaliste et retenue qui rallie en général tous les suffrages. Voici par exemple un extrait de
Prisonnier des pharaons
 :

« 
Je vis l’horreur de ce que l’antiquité égyptienne avait de plus affreux, et je découvris la monstrueuse alliance qu’elle avait depuis toujours conclue avec les tombeaux et les temples des morts. Je vis des processions fantômes de prêtre, aux têtes de taureaux, de faucons, de chats et d’ibis, qui défilaient interminablement dans des labyrinthes souterrains et des propylées titanesques auprès desquels l’homme n’est qu’un insecte, offrant des sacrifices innommables à des dieux indescriptibles. Des colosses de pierre marchaient dans la nuit sans fin et conduisaient des hordes d’andro-sphinx ricanants jusqu’aux berges de fleuves d’obscurité aux eaux stagnantes. Et derrière tout cela je vis la malveillance indicible de la nécromancie primaire, noire et amorphe, qui me cherchait goulûment à tâtons dans l’obscurité.
 »

De tels morceaux de boursouflure emphatique constituent évidemment une pierre d’achoppement pour tout lecteur instruit ; mais il faudrait préciser que ces passages extrémistes sont sans doute ceux que préfèrent les véritables amateurs. Dans ce registre, Lovecraft n’a jamais été égalé. On a pu lui emprunter sa manière d’utiliser les concepts mathématiques, de préciser la topographie de chaque lieu du drame ; on a pu reprendre sa mythologie, sa bibliothèque démoniaque imaginaire ; mais jamais on n’a envisagé d’imiter ces passages où il perd toute retenue stylistique, où adjectifs et adverbes s’accumulent jusqu’à l’exaspération, où il laisse échapper des exclamations de pur délire du genre : « 
Non ! les hippopotames ne devraient pas avoir des mains humaines ni porter des torches ! »
Et pourtant, là est le véritable but de l’œuvre. On peut même dire que la construction, souvent subtile et élaborée, des textes lovecraftiens n’a d’autre raison d’être que de préparer les passages d’explosion stylistique. Comme dans
Le Cauchemar d’Innsmouth
, où l’on trouve la confession hallucinante de Zadok Allen, le nonagénaire alcoolique et à demi-fou :

« Hi, hi, hi, hi ! Vous commencez à comprendre, hein ? P’têt ben qu’ça vous aurait plu d’être à ma place à c’te époque, et d’voir c’que j’ai vu en mer, en plein milieu d’la nuit, depuis l’belvédère qu’était en haut d’la maison ? J’peux vous dire qu’les murs ont des oreilles, et, c’qu’est d’moi, j’perdrais rien de c’qu’on racontait sur Obed et les ceusses qu’allaient au récif ! Hi, hi, hi, hi ! Et c’est pour ça qu’un soir j’ai pris la lunette d’approche d’mon père, et j’suis monté au belvédère, et j’ai vu qu’le récif était tout couvert d’formes grouillantes qu’ont plongé aussitôt qu’la lune s’est levée. Obed et les hommes y z’étaient dans un canot, mais quand ces formes ont plongé dans l’eau et sont pas r’montées… Ça vous aurait-y plu d’être un p’tit môme tout seul dans un belvédère en train d’regarder ces formes qu’étaient pas des formes humaines ?… Hein ?… Hi, hi, hi, hi…»

Ce qui oppose Lovecraft aux représentants du bon goût est plus qu’une question de détail. HPL aurait probablement considéré une nouvelle comme ratée s’il n’avait pas eu l’occasion, au moins une fois dans sa rédaction, de
dépasser les bornes
. Cela se vérifie
a contrario
dans un jugement qu’il porte sur un confrère : « Henry James est peut-être un peu trop diffus, trop délicat et trop habitué aux subtilités du langage pour arriver vraiment à une horreur sauvage et dévastatrice. »

Le fait est d’autant plus remarquable que Lovecraft a été toute sa vie le prototype du gentleman discret, réservé et bien éduqué. Pas du tout le genre à dire des horreurs, ni à délirer en public. Personne ne l’a jamais vu se mettre en colère ; ni pleurer, ni éclater de rire. Une vie réduite au minimum, dont toutes les forces vives ont été transférées vers la littérature et vers le rêve. Une vie exemplaire.

Antibiographie

 

Howard Phillips Lovecraft constitue un exemple pour tous ceux qui souhaitent apprendre à rater leur vie, et, éventuellement, à réussir leur œuvre. Encore que, sur ce dernier point, le résultat ne soit pas garanti. A force de pratiquer une politique de total non-engagement vis-à-vis des réalités vitales, on risque de sombrer dans une apathie complète, et de ne même plus rien écrire ; et c’est bien ce qui a manqué de lui arriver, à plusieurs reprises. Un autre danger est le suicide, avec lequel il faudra apprendre à négocier ; ainsi, Lovecraft a toujours gardé à portée de la main, pendant plusieurs années, une petite bouteille de cyanure. Cela peut s’avérer extrêmement utile, à condition de tenir le coup. Il a tenu le coup, non sans difficultés.

D’abord, l’argent. HPL offre à cet égard le cas déconcertant de l’individu à la fois pauvre et désintéressé. Sans jamais sombrer dans la misère, il a été toute sa vie extrêmement gêné. Sa correspondance révèle péniblement qu’il doit faire sans cesse attention au prix des choses, y compris des articles de consommation les plus élémentaires. Il n’a jamais eu les moyens de se lancer dans une dépense importante, comme l’achat d’une voiture, ou ce voyage en Europe dont il rêvait.

L’essentiel de ses revenus provenait de ses travaux de révision et de correction. Il acceptait de travailler à des tarifs extrêmement bas, voire gratuitement s’il s’agissait d’amis ; et quand une de ses factures ne lui était pas payée, il s’abstenait en général de relancer le créancier ; il n’était pas digne d’un
gentleman
de se compromettre dans de sordides histoires d’argent, ni de manifester un souci trop vif pour ses propres intérêts.

En outre, il disposait par héritage d’un petit capital, qu’il a grignoté tout au long de sa vie, mais qui était trop faible pour n’être autre chose qu’un appoint. Il est d’ailleurs assez poignant de constater qu’au moment où il meurt, son capital est presque tombé à zéro ; comme s’il avait vécu exactement le nombre d’années qui lui étaient imparties par sa fortune familiale (assez faible) et par sa propre capacité à l’économie (assez forte).

Quant à ses propres œuvres, elles ne lui ont pratiquement rien rapporté. De toute manière, il n’estimait pas convenable de faire de la littérature une profession. Comme il l’écrit, « un gentleman n’essaie pas de se faire connaître et laisse cela aux petits égoïstes parvenus ». La sincérité de cette déclaration est évidemment difficile à apprécier ; elle peut nous apparaître comme le résultat d’un formidable tissu d’inhibitions, mais il faut en même temps la considérer comme l’application stricte d’un code de comportement désuet, auquel Lovecraft adhérait de toutes ses forces. Il a toujours voulu se voir comme un gentilhomme provincial, cultivant la littérature comme un des beaux-arts, pour son plaisir et celui de quelques amis, sans souci des goûts du public, des thèmes à la mode, ni de quoi que ce soit de ce genre. Un tel personnage n’a plus aucune place dans nos sociétés ; il le savait, mais il a toujours refusé d’en tenir compte. Et, de toute façon, ce qui le différenciait du véritable « gentilhomme campagnard », c’est qu’il ne possédait rien ; mais, ça non plus, il ne voulait pas en tenir compte.

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