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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (28 page)

BOOK: Les Poisons de la couronne
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— Allez, priez, priez
bien ! Oui, il était pur, oui, il était saint ! Des pécheurs, voilà
ce que nous sommes, d’incurables pécheurs ! Priez aussi, jeunes gens,
disait-il en appuyant sur la tête des frères Cressay. Vous aussi, la mort vous
agrippera. Repentez-vous, repentez-vous !

La représentation dura un gros quart
d’heure. Puis Tolomei ordonna :

— Fermez les portes, fermez les
guichets. C’est jour de deuil : on ne fera point commerce ce soir.

Les serviteurs sortirent, reniflant
leurs larmes. Lorsque le premier commis passa près de lui, Tolomei lui
glissa :

— Surtout ne payez rien. L’or
aura peut-être changé de cours demain…

Les femmes hurlaient encore en
descendant l’escalier.

— Il était le bienfaiteur du
peuple. Jamais, jamais plus nous n’aurons un roi aussi bon !
Ahimè

Tolomei laissa retomber la tenture
qui fermait l’entrée de son cabinet.

— Et voilà, dit-il, et
voilà ! Ainsi passent les gloires du monde.

Les deux Cressay, ahuris et matés,
se taisaient. Leur drame personnel se trouvait noyé dans le malheur du royaume.
En outre, ils éprouvaient la fatigue d’une nuit de chevauchée, et dans quel
équipage !

Leur arrivée à Paris, au petit
matin, montés à deux sur leur bidet cornard, et habillés des vieux vêtements
qu’ils usaient aux champs, avait soulevé le rire sur leur passage. Escortés
d’une escouade de gamins criards, ils s’étaient perdus dans le dédale de la
Cité. Ils se sentaient le ventre creux, et leur assurance, sinon leur
ressentiment, avait sérieusement faibli devant la somptuosité de la demeure
Tolomei. Cette richesse partout répandue, ce personnel nombreux, bien vêtu et
bien gras, ces tapisseries, ces meubles sculptés, ces émaux, ces ivoires…
« Au fond, pensaient-ils chacun à part soi et sans oser le confier à
l’autre, au fond, nous avons peut-être eu tort de nous montrer si chatouilleux
sur le sang ; une fortune comme celle-là vaut bien un rang de
seigneur. »

— Allons, mes bons amis !
dit Tolomei avec une familiarité qu’autorisait maintenant leur prière en
commun ; venons-en à cette pénible affaire, puisqu’il faut vivre, après
tout, et que le monde continue malgré ceux qui s’en vont. Vous voulez me parler
de mon neveu, bien sûr. Le bandit, le scélérat ! M’avoir fait cela, à moi,
qui l’ai comblé de bontés ! Le misérable garçon sans vergogne ! Me
fallait-il cette douleur de plus aujourd’hui… Je sais, je sais tout ; il
m’a fait parvenir un message ce matin. Vous voyez un homme bien éprouvé.

Il se tenait devant eux, un peu
voûté, les yeux à terre, dans l’attitude du pire accablement.

— Et lâche avec cela,
reprit-il. Lâche ; j’ai la honte de l’avouer, mes jeunes sires. Il n’a pas
osé affronter ma colère ; il est parti pour Sienne d’un seul trait. Il
doit être loin maintenant. Alors, mes amis, qu’allons-nous faire ?

Il avait l’air de s’en remettre à
eux, presque de leur demander conseil.

Les deux frères le regardaient, se
regardaient. Rien ne se passait comme ils l’avaient imaginé.

Tolomei les observait à travers sa
paupière presque close. « C’est bon, se disait-il ; maintenant que je
les ai en main, ils ne sont plus dangereux ; il ne s’agit que de trouver
le moyen de les renvoyer chez eux sans rien leur avoir donné. »

Il se redressa brusquement.

— Mais je le déshérite !
Vous entendez, je le déshérite… Tu n’auras pas un sou de moi, petit
misérable ! cria-t-il en agitant la main dans la vague direction de
Sienne. Rien ! Jamais ! Je laisserai tout aux pauvres et aux
couvents !… Et s’il me retombe sous la main, je le livre à la justice du
roi. Hélas, hélas ! Le roi est mort !

Les deux autres se disposaient
presque à le consoler.

Tolomei les jugea assez préparés
pour qu’il pût leur prêcher la raison. Tous leurs reproches, tous leurs griefs,
il les acceptait, il les approuvait ; mieux même, il les devançait. Mais
maintenant, que faire ? À quoi servirait un procès, bien coûteux pour des
gens sans fortune, alors que le coupable était hors d’atteinte et aurait avant
six jours passé les frontières ? Était-ce cela qui réhabiliterait leur
sœur ? Le scandale ne nuirait qu’à eux-mêmes. Tolomei allait se dévouer et
s’efforcer de réparer le mal commis ; il avait de hautes et puissantes
relations ; il était ami de Monseigneur de Valois, de Monseigneur
d’Artois, de messire de Bouville… On trouverait à Marie un lieu où elle
mettrait au jour son péché, dans le plus grand secret, et l’on verrait ensuite
à lui donner un état. Un couvent, pour un temps, pourrait peut-être abriter son
repentir. Qu’on fît confiance à Tolomei ! N’avait-il pas prouvé aux
Cressay qu’il était homme de cour en faisant reporter cette créance de trois
cents livres qu’il avait sur eux…

— Si j’avais voulu, votre
château serait à moi depuis deux ans. L’ai-je voulu ? Non. Vous voyez
bien.

Les deux frères, déjà fort ébranlés,
comprirent aisément la menace que, d’un ton si paterne, le banquier faisait
peser sur eux.

— Entendez-moi ; je ne
vous réclame rien, ajouta-t-il.

Mais dans une affaire de justice,
forcément, il serait obligé de faire état de ses comptes, et les juges
pourraient s’étonner que les Cressay eussent accepté tant de dons de la part de
Guccio.

Allons ! Ils étaient de braves
jeunes gens ; ils allaient se diriger sur une tranquille auberge, pour y
passer la nuit après s’être bien restaurés, et sans se soucier de régler la
dépense. Ils attendraient là que Tolomei se soit employé pour eux ; il
pensait, dès le lendemain, leur proposer des mesures apaisantes pour leur
bonheur. Avant tout, éviter le scandale…

Pierre et Jean de Cressay se
rendirent à ses raisons et même, en prenant congé, lui étreignirent les mains
avec quelque effusion.

Après leur départ, Tolomei se laissa
tomber sur une chaise. Il était las, et soufflait dans ses grosses joues
sombres.

« Et maintenant, pourvu que le
roi meure ! » se dit-il.

Car lorsqu’il avait quitté
Vincennes, Louis X respirait encore ; mais nul n’estimait qu’il eût beaucoup
d’heures devant lui.

 

XII
QUI SERA RÉGENT ?

Louis X Hutin expira dans la
nuit du 4 au 5 juin 1316, un peu après minuit.

Pour la première fois, depuis trois
cent vingt-neuf ans, un roi de France mourait sans laisser un héritier mâle
auquel la couronne pût être dévolue.

Monseigneur de Valois, d’ordinaire
si empressé à régler les pompes royales, qu’elles fussent nuptiales ou
funèbres, se désintéressa complètement des derniers honneurs à rendre à son
neveu.

Il appela le grand chambellan
Mathieu de Trye, et lui donna pour toute instruction :

— Faites ainsi que la dernière
fois !

Lui-même s’occupa de convoquer, dès
les premières heures de la matinée, un Conseil, non pas à Vincennes, où une
telle assemblée eût été forcément présidée par la reine, mais à Paris, au
palais de la Cité.

— Laissons notre chère nièce à
sa douleur, déclara-t-il, et n’ajoutons rien qui puisse nuire à son précieux
fardeau.

Ce Conseil, par sa composition,
ressemblait plus à une réunion de famille qu’à une chambre de gouvernement. Y siégeaient
Charles de la Marche, frère du défunt, Charles de Valois et Louis d’Évreux,
frères de Philippe le Bel, Louis de Clermont, petit-fils de Saint Louis, Mahaut
d’Artois et Robert d’Artois, respectivement petite-nièce et arrière-petit-neveu
de Saint Louis, et Philippe de Valois, fils de Charles, auxquels avaient été
adjoints le chancelier, l’archevêque de Sens et le comte de Bouville afin que
fussent représentés la Justice, l’Église et les grands serviteurs de l’Hôtel
royal.

Valois n’avait pu éviter de convier
la comtesse Mahaut, qui se trouvait, avec lui-même, le seul pair du royaume
présent à Paris. Ainsi la meurtrière de celui dont il s’agissait de régler,
dans l’immédiat, la succession, était là, réintroduite dans ses prérogatives et
se délectant secrètement de sa victoire.

Si Valois attendait une opposition
de la part de Mahaut, il ne la redoutait pas. Il se pensait entièrement appuyé
par le reste de la parentèle. De plus, le chancelier Mornay était sa
créature ; l’archevêque Marigny avait partie liée avec lui ; quant à
Bouville, on connaissait son manque d’initiative et sa docilité.

En vérité, Valois se félicitait que
Philippe de Poitiers et le connétable Gaucher de Châtillon fussent tous deux
absents. Avec eux, les choses eussent été moins faciles. Mais pour l’heure, ils
étaient à Lyon où ils s’employaient à rameuter les cardinaux.

De la sorte, Monseigneur de Valois
se sentait les coudées franches, trop franches même… Il s’assit au haut bout de
la table, dans le fauteuil royal. Encore qu’il imposât à son visage
l’expression du chagrin, il ne parvenait pas à masquer la satisfaction qu’il
éprouvait à occuper ce siège.

— Nous sommes assemblés, dans
le deuil qui nous frappe, commença-t-il, pour décider de choses urgentes qui
sont le choix des deux curateurs au ventre qui doivent veiller en notre nom sur
la grossesse de la reine Clémence, et aussi la désignation qu’il vous faut
faire d’un régent du royaume, car il ne peut y avoir rupture de l’exercice de
justice et de gouvernement. Je vous demande votre conseil.

Il employait des expressions de
souverain, et se posait manifestement en détenteur des attributions royales.
Son attitude choqua son demi-frère, le comte d’Évreux, dont la rigueur d’âme et
la droiture de pensée, les soucis moraux, le respect des institutions
s’accommodaient mal de tels procédés. C’était par l’effet d’une nature inquiète
et scrupuleuse que Louis d’Évreux n’avait jamais pris de participation active
au pouvoir. Mais il observait, jugeait ; et il désapprouvait presque tous
les actes accomplis depuis un an sous l’inspiration de Valois.

Comme ce dernier, se répondant à
lui-même, proposait que la nomination des curateurs fût remise aux soins du
régent, d’Évreux, avec la brutalité soudaine qu’ont parfois les gens réfléchis,
l’interrompit.

— Souffrez, mon frère, que nous
parlions aussi, et ne liez donc pas, s’il se peut, toutes questions ensemble.
L’aménagement de la régence est une chose dont il existe précédents aux annales
du royaume, et qui veut d’être débattue devant le Conseil des pairs. La
désignation des curateurs en est une autre, qui relève des proches membres de
la famille, et dont nous pouvons trancher ici, en l’assistance du chancelier.
Avez-vous des noms à avancer ?

Surpris par cette intervention, et
plus encore par le ton déterminé sur lequel elle était faite, Charles de Valois
répondit, pour gagner du temps :

— Et vous, mon frère, qui
proposez-vous ?

Le comte d’Évreux se passa les
doigts sur les paupières.

— Je pense, dit-il, qu’il nous
faut choisir des hommes dont le passé soit sans reproche, assez mûris pour que
nous puissions nous en remettre à leur prudence, et qui aient donné de grandes
preuves de loyauté et de dévouement envers nos rois. J’aurais incliné à vous
nommer le sénéchal de Joinville, si son grand âge, qui approche cent ans, ne le
rendait bien infirme… Mais je vois ici messire de Bouville qui fut grand
chambellan du roi Philippe notre frère, lui fit service en tout avec une
fidélité qu’il nous faut louer. Il a conduit en France la reine Clémence qui
lui montre de l’attachement…

Valois respira mieux. Si l’homélie
de Louis d’Évreux n’avait d’autre fin que d’appeler Bouville à la fonction de
curateur, il se sentait rassuré. Il se hâta d’accorder cette satisfaction à son
frère et approuva hautement la proposition, affirmant que Bouville était tout
juste la personne à laquelle il avait lui-même pensé. Chacun, autour de la
table, acquiesça, qui par parole, qui d’un mouvement de front ou d’un simple
murmure.

Le gros Bouville se leva, les traits
bouleversés. Il recevait la consécration de longues années de dévouement à la
couronne.

— C’est grand honneur, c’est
grand honneur, Messeigneurs, déclara-t-il. Je fais serment de veiller sur le
ventre de Madame Clémence, et de la protéger contre toute attaque ou
entreprise, et de la défendre avec ma vie. Mais puisque Monseigneur d’Évreux a
cité messire de Joinville, je souhaiterais que le sénéchal fût nommé auprès de
moi, ou si lui ne le peut, son fils, afin que l’esprit de Monseigneur Saint
Louis soit présent à cette garde, en son serviteur, comme l’esprit du roi
Philippe, mon maître… en moi, son serviteur.

Rarement Bouville avait prononcé une
si longue phrase en Conseil, et c’étaient choses un peu subtiles pour lui que
celles qu’il voulait exprimer. Ses derniers mots manquaient de clarté ;
mais tout le monde comprit son intention et le comte d’Évreux le remercia.

— À présent, dit Valois, nous
pouvons aborder l’aménagement de la régence…

Il fut à nouveau interrompu, mais
cette fois par Bouville, qui s’était relevé.

— Auparavant, Monseigneur…

— Qu’y a-t-il, Bouville ?
demanda Valois d’un air bienveillant.

— Auparavant, Monseigneur, il
me faut vous prier très humblement de quitter le siège où vous êtes, car c’est
le siège du roi ; or nous devons penser que le roi, pour l’heure, est dans
le sein de Madame Clémence.

Un silence suivit, pendant lequel on
entendit le glas sonné par les cloches de Paris.

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